Tout a commencé par un parti pris en matière de locomotion : plutôt que de motoriser systématiquement l’équipe (en s’armant d’un coquet budget pour les taxis), adopter le bus, le bateau et vélo. La mobilité douce peut sembler hard aux urbains. Las, quel véhicule d’enfer ! A la manière des vélos-reporters et autres journalistes voyageurs, nous avons voulu provoquer des rencontres inattendues. Prendre le temps de nous perdre plutôt que d’optimiser les déplacements comme si nous devions rentrer « vite-fait bien-fait » au port, comme dans ces chaînes de tout-info ressassant jusqu’à l’écoeurement conférences de presse, images d’agences déjà-vues et poncifs mal cadrés.
Après, il y a la rédaction : il nous fallait une salle paisible connectée pour regarder et sélectionner, au quotidien, le travail de notre équipe de journalistes. Le hasard nous a offert un palace. Nous pensions travailler dans une salle sombre et humide près du parking de l’hôtel mais les séminaires organisés par l’UGTT locale ou des sociétés de service investissant sur le team building, en ont décidé autrement. La direction de l’hôtel, ne sachant plus où nous mettre pour travailler… a finalement décidé de nous laisser nous installer dans une suite coquette, située en front de mer, offrant de larges canapés et une immense table de travail. Nous n’en demandions pas tant !
D’autant plus que, ironie de l’histoire, au hasard d’une conversation sur le rivage, quelques jours plus tard, quelle ne fut pas notre surprise quand un îlien en balade nous apprît que ladite aile du Grand Hôtel (en faillite) avait, quelques années auparavant, accueilli le temps d’un séjour estival, le clan Ben Ali. Ce dernier, sans doute conquis par la vue idyllique offerte par l’hôtel sur la côte est de la Tunisie, a même pensé en faire un pied-à-terre sur l’île avant d’être emporté par le soulèvement du printemps tunisien…
« Mais vous êtes complètement fous ! ». Dans le regard du chauffeur de taxi qui, chaque jour, attend le chaland devant le Grand hôtel de Sidi Freidj servant de base avancée dans l’île pour petite rédaction, une évidence : ces journalistes, ils vont (encore) tout rater. Ils n’y comprennent rien, ces gens-là. Les vraies histoires, celles qui intéressent les gens (et les journalistes), il les connaît, parole de Kerkennien ! « Vous travaillez sur quoi, alors ? La pêche au kiss ? Non, sérieusement ? » Exaspération. Incompréhension. Folie. Dans son esprit, sans doute, tourne en boucle la petite musique habituelle : quand un journaliste échoue à Kerkennah, c’est pour parler folklore. Il n’y a qu’à voir sur YouTube : pourquoi parler des ravages du kiss, les filets traînants, des interdits bravés par des pêcheurs endettés, ou pis encore, d’épuisement des ressources halieutiques ? Vous n’y pensez pas. Un journaliste qui débarque à Kerkennah se doit de parler de cuisine au poulpe. D’ailleurs, on vous a déjà montré à quoi ça ressemble ? Un miracle qu’il s’agit de ne pas de gâter.
Kerkennah, avec son paysage de carte postale, offrant fièrement, au premier coup d’œil, ses alignements de palmiers, ses étendues de terre sans (trop de) troupeaux de sacs plastiques, ses nuées de felouques, bateau de pêche traditionnel, avec son mât incliné et sa voile en trapèze, et ses hôtels en front de mer, n’est en réalité pas facile à appréhender. Et cette île a bien évidemment plus à offrir qu’il n’y paraît. Et c’est d’abord un immense territoire multiple qu’il s’agit d’arpenter patiemment pour bien le sentir. En s’acharnant sur le pédalier de leurs vélos, bardés de GoPro, d’enregistreurs Zoom H4 et d’appareils photos, les apprentis journalistes ont d’ailleurs pu mesurer les distances séparant toutes les petites villes éparpillées sur l’archipel. Du nord balayé par les embruns au sud relié chaque jour au continent par un bac, est-on encore sur la même île ? Chacune de ces bourgades est prête à se raconter quand on prend le temps de s’y arrêter pour faire une pause à l’ombre d’une terrasse pour boire une bouteille d’eau ou pour s’offrir un café.
Sur le boulevard de l’Environnement de Remla, ville faisant office de centre administratif plantée au centre de l’île principale, un café installé en face d’un rond-point, observe le va-et-vient des taxis, des mobylettes et des camionnettes réfrigérées convoyant jusqu’au marché aux poissons de Sidi Youssef la pêche du petit matin. Aux murs, des photos en noir et blanc : les équipes de foot locales, d’anciens clichés du port de Sfax, des lointains aïeux dont on ne sait plus, précisément, qui ils sont. Entre les histoires des retraités et les jeunes Kerkenniens désœuvrés fumant clopes sur clopes, c’est un bout d’île qui vit là. Et qui n’a que faire, finalement, du folklore local.
On y parle bien plutôt de Petrofac qui, depuis quelques jours, est au cœur d’un énième conflit social ou de la saison estivale à venir qui, cette année encore, ne devrait pas attirer tant de touristes que cela… Kerkennah a tout d’un petit bout de Paradis en surface. En réalité, c’est un archipel entre deux eaux : pas ou peu de travail, de moins en moins de poissons, un folklore sous perfusion, une population vivant au jour le jour, n’ayant pas ou plus trop d’horizon.
Si le vélo permet de cartographier très vite le territoire, il permet aussi de se faire repérer rapidement. « Ah c’est vous, les journalistes à vélo ? » Quand on débarque pour comprendre ce qu’il se passe du côté des felouques du vieux port d’Ouled Bou Ali ou près de la cale du nouveau port d’el-Ataya, il est facile d’échanger. C’est aussi la caractéristique d’une île : les nouvelles vont vite. Et le vélo n’offense personne. Il ne donne pas l’impression qu’on est là pour chaparder des histoires. On est là pour partager.
Aussi, quand Ziad, courtier en poissons, âgé d’à peine trente ans, sert d’intermédiaire entre les apprentis journalistes et les pêcheurs, c’est pour aider, tout simplement. Il voit qu’on a le temps de l’écouter. Il a envie qu’on puisse tout voir et tout entendre. Pas besoin de négocier des heures pour partir en mer avec Habib qui, par amitié ou simple curiosité, est prêt à nous montrer sa charfia, une pêcherie fixe située sur des hauts-fonds et dont les Kerkenniens peuvent avoir la propriété, située à 30 minutes de là. De toute façon, il y va. Il faut relever les filets, en fin de journée. Mieux encore, il se prête au jeu : les étudiants prennent donc le temps de barder son bateau en bois de caméras GoPro pour se mettre en immersion.
Le soleil descend, le vent est chaud, l’iode monte au nez. Il est 17h00, l’équipage est prêt, on embarque et on y va. Ziad et Habib fument à l’arrière, en discutant, comme s’ils étaient seuls. Évidemment, ils se laissent filmer. L’enregistreur capture le zonzon du vieux moteur qui tourne, sous le pont. Habib a les yeux francs, se tient droit. Il est fier, ça se sent. Il ne juge pas. Il sait que chacun est ici bien à sa place. L’exercice est heureux. La rencontre, sans équivoque. Lui, il travaille. Eux, ils s’agitent avec leur outillage. De toute façon, il ne comprend rien à cette histoire de projet sur Internet. Ses amis lui montreront plus tard le résultat. Tant qu’il peut montrer ce qu’il pêche. Et sa façon de faire, c’est le plus important.
La bienveillance et l’empathie n’impliquent évidemment pas la complaisance ni même la sympathie. Depuis l’archipel, des passeurs clandestins sont à la manœuvre pour convoyer, la nuit, des migrants en provenance d’Afrique subsaharienne et du Proche-Orient vers l’île de Lampedusa, dernière étape avant l’Europe continentale, qui est à 5 ou 6 heures de là. Un passeur, finalement, ce n’est pas si compliqué d’en trouver un ; il est moins évident de l’apprivoiser. Et d’essayer de le comprendre. De l’entendre raconter son histoire. Ses histoires. Qui n’ont rien de jolies. Elles nous disent, sans doute, quelque chose de ce monde dans lequel on vit. Et de cet archipel. Il y est question de solitude exaspérée, d’exil intérieur, d’appât du gain et d’espoir désespéré.
C’est comme la pêche : Habib a eu l’honnêteté de dire qu’il n’y gagnait pas grand-chose, à pêcher sur sa Charfia. Il s’est endetté auprès de ses proches, il a un bateau, une mobylette, deux enfants, et de moins en moins de poissons dans ses filets chaque année. Pour autant, il n’est pas passé au kiss, comme nombre de ses confrères, parce qu’il est intimement persuadé que la mer n’a pas d’infinis trésors à prodiguer aux Kerkenniens… Pourtant, nombre des pêcheurs à Kerkennah ne s’embarrassent guère de telles considérations.
A Sidi Youssef, les traditions et l’environnement, on laisse ça aux rêveurs et aux riches. Jamil, qui poireaute sur le port, en face du bureau des autorités maritimes, n’en a rien à faire. Il pêche au chalut, tout le monde le sait. A commencer par les gardes côtes. Il y gagne un peu plus d’argent que s’il travaillait à l’ancienne ; il sait qu’il y a de toute façon, au large, une concurrence déloyale, alors pourquoi s’embarrasser ? Pêcher des tortues de mer ou racler les hauts-fonds : tant que ça permet de payer les factures, il ne faut pas se priver.
L’archipel n’a rien du paisible paradis flottant loin du continent, au rythme des traditions ancestrales et du ressac des marées. Kerkennah vit au gré des allers et retours du bac, des soubresauts de la politique tunisienne et des aléas de l’économie. La montée des eaux est un lointain péril quand le commerce des hydrocarbures est une commune préoccupation. Qui cache son pesant de lâchetés ordinaires et de compromis peu reluisants. Quitte à faire grève sans cesse pour réclamer son dû (qui ne l’est pas toujours).
Trois entreprises se partagent l’exploitation des gisements de gaz naturel. L’archipel produit à lui seul 70% de la production nationale de Gaz. Petrofac est la seule des trois entreprises habilitée à exploiter les sous-sols du Golfe de Gabès disposant d’installations… sur l’archipel. Et pour faire tourner son affaire, l’entreprise, détenue par un Syrien installé à Londres et par l’Etat tunisien, ne lésine pas sur les « emplois aidés », les investissements en matière de développements et les menaces musclées en temps de grève.
Ce gisement de dinars sonnants et trébuchants est un butin de guerre régulièrement disputé entre partisans d’une approche dite « responsable » et thuriféraires du rançonnage rêvant de rentes pétrolières pour insulaires heureux. Pour démêler le vrai du faux dans ce genre d’affaire mêlant clientélisme sous-jacent et mauvaise foi généralisée, il est toujours mieux d’éviter de se laisser avoir par quelques témoignages rapidement tournés, mis en boîte et montés. Au bout du compte, on a toujours l’impression que tout le monde est perdant. A part les actionnaires qui, au loin, à Tunis ou Londres, s’inquiètent mollement (tant qu’il y aura du gaz…).
Au fond, s’il est une question qui semble n’intéresser que les continentaux, c’est bien celle de la montée des eaux. Notre équipe avait bien préparé, en amont de cette expédition, recherches et documents de travail sur tous ces sujets. Et quand, depuis Tunis, quelques semaines avant de débarquer, on s’était aperçu que l’archipel, vue sa topographie (13 mètres au sommet), était directement menacé, nous avions aussitôt pensé que, sur place, ce serait le branle-bas de combat. Que nenni ! L’avenir, ici, c’est loin là-bas. Et nous aurions dû nous en douter !
Par gros temps, quand tout fout le camp, quand les grèves se multiplient, quand les touristes désertent et quand les poissons se font la malle, forcément, la montée des eaux, dans les années qui viennent, est un lointain péril. Un truc… de “continental”, en somme, installé au chaud derrière son ordinateur, à la Manouba. Il y a bien, ici ou là, sur l’île, quelques digues improvisées pour limiter la casse au pied du Grand hôtel ou des belles villas. Et sur les serveurs des administrations (à Sfax ou à Tunis), un début de plan d’organisation enregistré en .pdf pour parer au plus pressé.
Mais finalement, rien de plus. A Kerkennah, la seule urgence, c’est celle du quotidien. On s’inquiète plus sûrement de ne pas louper le dernier bac. Pour repartir ou pour rentrer. Le reste, l’avenir, la montée des eaux ou la disparition des poulpes, c’est loin. On verra, “inch’allah”, avec le prochain bac.