La Tunisie épinglée par la Cour africaine des droits de l’homme

Il y a quelques mois, les familles et proches de prisonniers politiques tunisiens ont saisi la Cour africaine pour contester leur détention et les poursuites pénales engagées contre eux. Pourtant, il y a exactement un an, la Cour rendait un jugement ordonnant à la Tunisie de “rétablir la démocratie constitutionnelle”. Où en est réellement la Tunisie ? Inkyfada fait le point.
Par | 22 Septembre 2023 | reading-duration 10 minutes

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Depuis le coup d’État du 25 juillet 2021, l’absence de perspective démocratique en Tunisie inquiète autant la société civile tunisienne et les organisations internationales que les juristes qui exercent dans le pays. Pour Ibrahim Belguith, avocat à la Cour de cassation tunisienne, l’ultime recours pour faire valoir ses droits et ceux de ses concitoyen·nes a été la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (CADHP). 

L’instance, opérationnelle depuis 2004, a déjà statué sur de nombreux cas d’atteintes aux droits humains sur le continent africain. La Cour a par exemple condamné le Mali en 2018 pour discrimination et violation de droits à l’égard des femmes.    

Le rôle de la Cour

C’est à Arusha, en Tanzanie, que siège la CADHP. Organe judiciaire de l’Union africaine, elle complète le travail de la Commission africaine dans la protection des droits humains en Afrique et dans l'interprétation de la Charte africaine. Son rôle lui permet d’émettre des jugements et des recommandations sur la conformité des États membres avec la Charte, que ces derniers doivent respecter. 

La Cour, composée de 11 juges, a compétence sur "tous les cas et différends qui lui sont soumis concernant l'interprétation et l'application de la Charte, du Protocole et de tout autre instrument relatif aux droits de l'homme ratifié par les États concernés". De plus, la Cour peut également émettre des avis consultatifs sur " toute question juridique relative à la Charte ou à d'autres instruments pertinents relatifs aux droits de l'homme". 

La CADHP peut, par exemple, ordonner des mesures de réparation telles que des indemnisations ou des réparations. Elle peut également ordonner des mesures provisoires, si un cas revêt une “extrême gravité et urgence, et qu'il est nécessaire d'éviter un dommage irréparable".  

La Cour fonctionne de la manière suivante :

La Tunisie, en tant qu'État membre, a ratifié le Protocole et déposé une Déclaration, tout comme huit autres pays, permettant à ses ressortissant·es et aux organisations non-gouvernementales qui bénéficient du statut d'observateur auprès de la Commission africaine de déposer directement des plaintes auprès de la Cour. C’est de cette manière qu’Ibrahim Belguith a pu porter son recours contre la Tunisie devant la CADHP.  

“J’ai agi comme citoyen avec un sentiment de responsabilité et aussi comme avocat” commente-t-il. 

“Ibrahim Belguith contre République Tunisienne” 

Pour Belguith, le 25 juillet est vécu comme “un grand changement”. “ Je me suis dit, ça y est, c’est la dictature”. À partir de ce moment-là, l’avocat consulte régulièrement le Journal officiel et les décrets présidentiels qui sont adoptés, tout en consultant des “textes onusiens, des conventions relatives aux droits humains et surtout, la Charte africaine”.

“J’ai suivi la procédure, soumis ma requête par email et j’ai envoyé l’original par la Poste. Mais la lettre m’a été renvoyée, ‘en application d’une circulaire’, que je n’ai jamais trouvée. Il paraît que la poste tunisienne refuse de transmettre les courriers destinés à la Tanzanie. Alors je l’ai faite parvenir par un ami depuis la France”, raconte-t-il.

Dans sa requête, officiellement reçue par la Cour le 21 octobre 2021, l’avocat allègue que le président Kaïs Saïed a “abrogé la Constitution [ndlr : de 2014], interrompu le processus démocratique et s'était attribué davantage de pouvoirs en promulguant des décrets présidentiels adoptés sous l'état d'exception”.

En effet, dans les mois qui suivent le coup d’État, le président promulgue six décrets, mettant fin entre autres, aux fonctions des parlementaires et des membres de son gouvernement. D’autre part, la Constitution instaurée en 2022 instaure un “régime présidentialiste" et renforce les pouvoirs du président, selon Salsabil Klibi, spécialiste du droit constitutionnel, interrogée par inkyfada en 2022.

“C’est un régime où il y a un déséquilibre des pouvoirs, où la présidence de la République n’occupe non pas le devant de la scène mais toute la scène politique et toutes les autres institutions ne sont que des avatars qui gravitent autour de ce centre qu’est la présidence”, commentait la spécialiste. 

Une fois la procédure entamée, Ibrahim Belguith et la Tunisie - représentée par Ali Abbès, chargé du contentieux de l’État -, débutent les échanges, par écrit, où chacun devra défendre ses intérêts et son point de vue.

“Je n’avais pas de faits à prouver, donc ça a été facile pour moi”, indique Belguith. “Je me suis basé sur les textes de loi, il m’a suffit d’analyser les textes et les mesures prises par le président et prouver qu’elles vont à l’encontre de l’article 80 de la Constitution qui est un article de procédure”.

Voici les étapes clés du recours d'Ibrahim Belguith contre la République tunisienne :  

Pendant la procédure, Belguith avance, au moyen de documents qu’il fait parvenir à la Cour, qu’en vertu de ces décrets, le président et par extension la République tunisienne ont violé les droits humains suivants : le droit à ce que sa cause soit entendue, le droit à la participation à la conduite des affaires publiques, et le droit à la garantie des droits de l'humain et des libertés, entre autres.

Concernant la violation du droit à participer à la conduite des affaires publiques, la Tunisie répond : “L’État défendeur se demande qui a autorisé le Requérant à se substituer à l’ensemble du peuple tunisien [...] et lui demande de produire le mandat populaire qui lui a été donné pour agir contre tout un peuple”.

Le ton est le même lorsqu'il s’agit de statuer sur la violation des garanties des droits de l’humain : “L’État défendeur met le Requérant au défi de prouver les droits de l’homme dont il a été privé et la manière dont lesdits droits ont été violés”.

Pour Belguith, les réponses du chargé du contentieux de l’État “ne sont pas solides juridiquement”. “Ils s’exprimaient comme s’ils étaient devant un conseil de sécurité et avançaient l’argument que la Tunisie n’avait pas commis un acte de guerre pour être interrogée de la sorte.” 

L’État a également fait appel au principe de souveraineté et de non-ingérence afin de remettre en question la compétence de la CADHP dans cette affaire : “une partie extérieure n’est pas autorisée à s’immiscer dans des affaires qui relèvent de la compétence nationale de l’État défendeur”. Une posture régulièrement adoptée par le pouvoir face aux critiques internationales, qu’elles émanent du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'Homme ou de représentants de l’Union européenne

Or la Tunisie fait partie de l’Union africaine, et étant signataire des conventions relatives à l’Union, elle ne peut pas, selon le jugement de la Cour, “invoquer l’exception de souveraineté pour contourner ou limiter l’obligation découlant d’une règle à laquelle [l’État a] volontairement accepté d’être lié”.

“L’État peut dominer sur son terrain avec l’armée et la police mais il ne peut pas faire ça devant la Cour africaine” soutient Belguith.

Finalement, la Cour décide de ne pas organiser de confrontation orale entre les deux parties, et passe directement au délibéré. “Tous les points ont été traités et argumentés dans ma requête, et l’État n’a fait que se répéter dans ses répliques, donc la Cour a décidé qu’il était inutile de passer par les plaidoiries. J’ai eu un peu peur quand je l’ai appris, mais je sais que c’est une décision motivée”, continue Belguith.

Le 22 septembre 2022, après délibération, la Cour donne raison au requérant sur tous les points. Elle ordonne l’abrogation des décrets présidentiels 117, 69, 80, 109, 137 et 138 et le rétablissement de la démocratie constitutionnelle dans un délai de deux ans à compter de la date de notification de l’arrêt.

Toujours dans un délai de deux ans, la Tunisie est également tenue de prendre toutes les mesures nécessaires à l’opérationnalisation de la Cour constitutionnelle et à la levée de tous les obstacles juridiques et politiques qui entravent cet objectif.

Malgré les espoirs suscités par l'adoption de la nouvelle Constitution en 2014, la concrétisation de cette institution se heurte encore à une série de défis. Les désaccords politiques persistants, le manque de consensus et les problèmes de nominations des membres de la Cour ont créé une impasse institutionnelle préoccupante.  

“La démocratie est une question juridique, pas politique” 

Selon le règlement de la Cour, l'État concerné par un jugement doit envoyer un “rapport d'exécution” au greffe, une fois les mesures mises en place. S’ensuit une évaluation, en se basant sur d'autres sources, du niveau de mise en œuvre de son jugement. Si un État ne se conforme pas, cet échec est mentionné dans le rapport de la Cour à l'Assemblée des chefs d'État et de gouvernement.

Mais depuis le rendu de l’arrêt, les réactions officielles se font attendre. “Les instances sont muettes à ce sujet. On a jamais entendu un représentant de l'État parler de ça. Cela prouve qu’ils n’ont rien à répliquer, ils n’osent pas porter l’affaire comme une question publique”, estime Belguith.

“On ne peut pas être d’accord sur la compétence d’une Cour et la réfuter si les résultats qu’elles produisent ne plaisent pas”, insiste l’avocat.

La Tunisie ne semble se plier qu’à une seule des exigences de la CADHP : celle de produire tous les six mois un rapport sur la mise en œuvre des mesures ordonnées.

D’après ces rapports, consultés par inkyfada, la Tunisie défend fermement la légitimité et la constitutionnalité des décrets adoptés par Kaïs Saïed. La défense ne fait que citer verbatim l’article 22 du décret 117 - que la Cour a déjà récusé dans son jugement -, relatif aux mesures exceptionnelles : “les projets de révisions [ndlr : de réformes politiques] doivent avoir pour objet l’établissement d’un véritable régime démocratique dans lequel le peuple est effectivement le titulaire de la souveraineté. Ce régime repose sur la séparation des pouvoirs et l'équilibre réel entre eux, il consacre l'État de droit et garantit les droits et les libertés publiques et individuelles”.

Le chargé du contentieux de l’État promet également la mise en place imminente de la Cour constitutionnelle, et évoque des “feuilles de route” pour amorcer la sortie de l’état d’exception, en faisant notamment référence au référendum et aux élections législatives.

Pour Ibrahim Belguith ces arguments sont obsolètes : “la position de l'État se base sur des pouvoirs non constitutionnels. Les pouvoirs n’ont pas été élus pour émettre de simples feuilles de route”. 

Réellement, la Tunisie peine à se conformer aux exigences de la Cour. Des promesses ont été énoncées récemment par le Parlement, annonçant en effet la création de la Cour Constitutionnelle “dans les plus brefs délais”.

Mais en réalité, dans la loi de finances 2023, un budget de “0 millimes” est affecté à la création de la Cour. “Il n’y a aucune volonté de situer la Cour constitutionnelle dans le futur” estime l’avocat.

Cette inaction du côté de l’État tunisien peut être expliquée par l’essence et la portée même de la Cour africaine. En réalité, elle ne représente pas un pouvoir contraignant. D’après l’analyse de l’article 30 du Protocole par la Fédération internationale pour les droits humains, “l'exécution des arrêts par les États est obligatoire mais volontaire”.  

En outre, aucun mécanisme de suivi n’est mis en place pour veiller à la bonne exécution des décisions de la Cour, et aucune mesure de contrainte n’est prévue pour le moment dans le Protocole pour assurer leur exécution.

De plus, le suivi de l’exécution des arrêts de la Cour est confié au Conseil exécutif de l’Union africaine, or ce dernier est composé de l’ensemble des ministres des Affaires étrangères des États membres de l’Union. Par conséquent, selon Benjamin Kagina, doctorant en droit, “ce régime politique de surveillance [...] est resté opaque et d’une efficacité discutable.” 

“C’est aussi le problème de la Commission africaine. Ce sont des instances en subordination, contraintes par leurs représentants. On a tendance à considérer que la démocratie est une question politique alors que ce n’est pas vrai, c’est une question juridique” , analyse Belguith.

Dans le futur, si la CADHP juge que la Tunisie a entamé l'exécution des mesures, elle exigera un autre rapport dans les six prochains mois, jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite et assurée que les mesures ont bien été prises.

Mais si la Cour donne à nouveau raison à Belguith, et déclare que la Tunisie a refusé de s'exécuter et continue dans l’inconstitutionnalité, elle devra le mentionner dans son rapport à l’Union.

En conséquence, selon les dires de l’avocat, “le gel de l’adhésion de la Tunisie à l’Union sera sûrement discuté, et le pays sera empêché de contribuer dans les instances de l’Union”.

Néanmoins, l’avocat assure qu’il a comme objectif “que les potentielles sanctions prononcées par la Cour visent bien les personnes responsables”.

Belguith “se réjouit” malgré tout des saisies de la Cour par les proches et enfants des prisonniers politiques. “C’est bien que les Tunisiens aient conscience qu’il y une instance juridique sur le plan continental, où l’on peut réclamer ses droits. Il s’agit de violations manifestes des droits de l’humain et j’espère seulement qu’ils auront gain de cause” ajoute-t-il. “Après tout, si on porte ces affaires devant la Cour, on le fait aussi par principe, pour l’histoire”.