“Syndrome méditerranéen” : le système de santé français face aux biais racistes

Minimisation des symptômes, conclusions hâtives, refus de soins : le “syndrome méditerranéen” est une croyance selon laquelle les personnes issues du pourtour méditerranéen exagèrent la douleur. En France, plusieurs affaires de prise en charge tardive auprès de services d’urgences ont relancé le sujet encore tabou des biais racistes dans le monde médical.
Par | 07 Septembre 2024 | reading-duration 8 minutes

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“M a première expérience du syndrome méditerranéen s’est faite à ma naissance”, confie Johanna-Soraya Benamrouche, militante féministe. “Ma mère n’a pas été prise en charge jusqu’à ce que je sorte de son ventre.” La jeune femme relate la prise en charge de sa mère avant son accouchement, qui dure des heures . "Elle n’a reçu aucun soin, aucune attention, aucun accompagnement alors qu’elle sentait qu’elle était en train d’accoucher.”

Les médecins lui disent que ça n’était pas le cas et qu’elle pouvait rentrer chez elle. La mère de Johanna-Soraya reste malgré tout et finit par être prise en charge mais ce retard la prive de la péridurale et complique les conditions de l’accouchement. “Cela à mis en danger nos vies à toutes les deux et nous avons d’ailleurs été séparées à la naissance”, relate-t-elle.

Le syndrome méditerranéen, un phénomène invisibilisé 

“Ensuite, à 17 ans, j’ai vécu une semaine absurde où j’ai effectué trois passages aux urgences suite à des douleurs très intenses et paralysantes”, poursuit Johanna-Soraya. “Je suis arrivée aux urgences avec ma mère dont les origines réelles ou supposées se voient sur son visage et d’après son nom de famille." Lorsque Johanna-Soraya décrit les douleurs qu’elle ressent, sa mère est prise à part pour lui annoncer qu’elle est enceinte, sans avoir effectué de test, “alors que c’était physiquement impossible que [je] le sois”. Les médecins se basent à ce moment-là uniquement sur la localisation des douleurs et invoquent un argument culturel pour le moins douteux : “On sait que dans vos familles, c’est tabou et que vous ne pouvez sûrement pas le dire à votre mère.” 

Les allers-retours à l’hôpital ont duré une semaine. Finalement, Johanna-Soraya s’est dirigée vers une clinique privée pour obtenir un diagnostic, elle souffrait d’une insuffisance rénale. 

“J’ai compris à ce moment-là qu’il y avait quelque chose qui me dépassait et qui n’avait rien à avoir avec ma mère ou moi”, explique-t-elle. “J’ai commencé à m’intéresser au traitement médical des personnes de ma famille. J’ai constaté que selon l’accent, l’apparence ou l’origine, il était assez banal de vivre une discrimination raciale.”

En France, plusieurs drames survenus ces dernières années ont contribué à parler à nouveau du “syndrome méditerranéen” et plus largement de la persistance de préjugés racistes dans la prise en charge médicale des patient·es. En 2017, Naomi Musenga, une femme noire de 22 ans est moquée par une opératrice du Samu alors qu’elle fait part de ses douleurs extrêmes au ventre. Elle est conduite à l’hôpital deux heures et demie plus tard où elle décèdera. L'opératrice du Samu a été reconnue coupable de non-assistance à personne en danger et condamnée à 12 mois de prison avec sursis le 4 juillet dernier, par le tribunal correctionnel de Strasbourg.

En août 2020, Yolande Gabriel, une Martiniquaise de 65 ans meurt chez elle après avoir attendu les secours plus d’une heure. L’enregistrement de l’appel au 15 a été dévoilé par Mediapart et témoigne de la minimisation de ses douleurs lors de son appel. Depuis, ses filles continuent le combat judiciaire pour faire valoir un manquement dans la prise en charge. En juin 2023, c’est Aïcha, 13 ans, qui est accusée de simuler un malaise et laissée semi-consciente chez elle avec ma mère. Elle décèdera douze jours plus tard à l’hôpital d’une hémorragie cérébrale. 

Au moment de l’écriture de cet article, les trois affaires sont en cours de procédure. Chaque fois, c’est la “non-assistance à personne en danger” qui a été mise en avant mais les familles peinent à prouver la discrimination raciale qui a pu avoir lieu.

Le “syndrome nord-africain” de Frantz Fanon

Historiquement, le syndrome méditerranéen “tire son origine des séquelles psychiques des accidents du travail des travailleurs français” d’après un article co-écrit par Myriam Dergham, médecin généraliste et titulaire d'un master en sciences politiques et Rodolphe Charles, paru dans la revue Médecine en 2020. En 1908, Edouard Brissaud, neuropsychiatre français et membre de l’Académie de médecine nomme ce mal-être global “sinistrose” et l’apparente en partie à “une psychose d’occasion” liée au travail.

Progressivement, un glissement va s’opérer. La “sinistrose” des travailleur·euses français·es va devenir celle des travailleur·euses immigré·es des anciennes colonies. C’est ce qui pousse Frantz Fanon, psychiatre et militant anticolonialiste, à l’époque étudiant interne en psychiatrie à Lyon, à publier un article, en 1952, dénonçant ce qu’il appelle le “syndrome nord-africain”. “Je veux montrer dans ces lignes que, dans le cas particulier du Nord-Africain émigré en France, une théorie de l’inhumanité risque de trouver ses lois et ses corollaires”, écrit-il en introduction. 

Fanon y décrit le prisme européen et colonial, emprunt de racisme dans lequel sont enfermé·es les soignant·es français·es. Des biais qui empêchent ces derniers de percevoir la globalité des souffrances dues à leurs conditions de vie de travailleur·euses de classes populaires et exilé·es. Ainsi, se construit selon le psychiatre l’image des patient·es nord-africain·es comme n’étant pas capables d’exprimer leurs symptômes correctement et ne permettant pas un diagnostic convainquant.

Soixante-douze ans plus tard, ce préjugé, qui mêle les enjeux de classe et de race, demeure et pèse sur la prise en charge des patient·es perçu·es comme noirs, arabes ou roms notamment. Selon Adam*, étudiant en médecine, si l’expression “syndrome méditerranéen” est rarement prononcée, le traitement différencié suite à l’appréciation de la douleur existe. 

“Un interne avec qui j’étais en stage délivrait systématiquement des arrêts de travail à des personnes blanches alors qu’il n’en délivrait pas à une personne maghrébine ou d’origine africaine”, a-t-il observé lors de son stage aux urgences. 

“Ou bien, il minorait l’évaluation de la douleur”, ajoute-t-il. “Par exemple, il va demander à une personne blanche d'évaluer sa douleur de 0 à 10. Il va demander si ça irradie, si c’est chaud ou électrique. Pour un patient noir, arabe ou qui ne parle pas français, l’évaluation n’était jamais aussi détaillée.”

Beaucoup d’incidents, peu de chiffres

Le manque de données à grande échelle liée à l’interdiction d’effectuer des statistiques ethniques en France complique la prise de conscience autour du phénomène du “syndrome méditerranéen”. Pourtant, quelques études commencent à s’intéresser à la différence de traitement des patients selon leur origine. Un sondage, effectué auprès de plus de 1000 personnes (non représentatives de la population française), a été publié en juillet 2018 par huit associations dont Le Mouvement, le collectif Afro-Fem et le réseau Classe/Genre/Race.

Dans un article publié par Slate, les résultats du sondage permettent de mieux comprendre l’impact des traitement reçus par les personnes étrangères ou perçues comme telles. L’infographie ci-dessous reprend les principales incidences de mauvaise prise en charge à l’hôpital, soulignant la fréquence des discriminations et des complications médicales subies par les patient·es.

En 2023, c’est une étude menée par des médecins français et suisses qui jette un pavé dans la mare : des photos de personnes de genre et d’apparence ethnique différents mais souffrant toutes visiblement de douleurs thoraciques ont été associées à un questionnaire à destination de soignant·es. 

Selon l’étude, la priorité de prise en charge est déclarée dans 62% des cas pour les hommes contre 49% pour les femmes. Elle est déclarée dans 47% pour les personnes perçues comme noires contre 58% pour les personnes perçues comme blanches et 61% pour les personnes perçues comme maghrébines. 

Ainsi, l’étude souligne “qu’il semble y avoir des preuves de biais sexiste et ethnique dans la prise en charge précoce du syndrome coronarien aigu. Toutefois, nous n’avons pas encore établi si ces différences sont liées à une évaluation de la gravité moins sévère ou à une prise en charge moins intensive malgré la même évaluation de la gravité”.

“Ce sont des anecdotes et non des chiffres qui appuient l’existence de ce préjugé totalement artificiel, qui n’a aucun fondement scientifique”, confirme Antoine Mahé, professeur à l'Université de Strasbourg et chef de service en dermatologie des Hôpitaux Civils de Colmar. 

C’est dans ce contexte d’intérêt croissant pour la question des discriminations qu’Antoine Mahé a créé en 2020 un diplôme d’université intitulé  “Médecine de la diversité”.

“Il y avait pas mal de réticence au début lorsque j’ai voulu lancer la formation à Paris car le sujet est considéré comme tabou”, précise-t-il. 

Durant cette formation, il revient sur le manque de connaissance de certaines pathologies sur peaux noires par exemple, mais également sur le risque de préjugés culturels à destination des patient·es perçus comme d’origine non-européennes. “Dans ma formation, il y a un exercice qui est obligatoire : c'est de rapporter une situation que l’on appelle dysfonctionnelle, dans laquelle on a l'impression que ce sont les origines du patient qui sont responsables des symptômes et qui font que le médecin peut ne pas avoir une démarche standard."
L’objectif est d’éviter l’écueil selon lequel “un patient est perçu comme ayant une origine africaine par exemple souffre forcément d’une pathologie tropicale”, dit-il.

Le dermatologue souligne que cette négligence et ces biais sont communs à d’autres catégories de populations et témoigne d’une médecine moderne centrée sur la population majoritaire européenne. “Aujourd’hui par exemple, c’est encore difficile de savoir quelle dose d’antibiotiques on doit donner à une personne obèse car cela n’a jamais été étudié. Aussi, jusqu’à récemment, on pensait que les femmes ne faisaient pas d’infarctus du myocarde.”

La déshumanisation des corps 

Pour Racky Ka-Sy, psychologue et docteure en psychologie sociale, spécialisée dans les questions de discriminations raciales, ce qui se joue derrière le préjugé du syndrome méditerranéen est la déshumanisation des personnes racisées, rappelant l’analyse de Frantz Fanon. “Penser que ces personnes exagèrent la douleur revient à considérer qu’elles ne la ressentent pas tant que ça car elles ne seraient pas vraiment humaines”, explique-t-elle. Elle ajoute : “La déshumanisation des personnes racisées s’exprime de multiples manières. Le syndrome méditerranéen en est un exemple”.

La psychologue reçoit de nombreux patient·es qui lui font part de la charge raciale qu’ils vivent au quotidien. “Ce qui revient souvent dans les témoignages, c’est le fait d’être obligé de faire des pieds et des mains pour être entendus par les soignants, voire même de se renseigner en amont d’une consultation”, relate-t-elle alors même que peu de patients connaissent l’appellation “syndrome méditerranéen” et ne relient donc pas leurs expériences à cette expression. 

Pour Racky Ka-Sy, la déshumanisation est accentuée ou atténuée selon comment le malade est perçu. “La couleur de peau est un indicateur fort bien sûr”, dit-elle. “Mais d’autres éléments comme la langue peuvent ajouter à l’étrangeté ou bien s’en éloigner. Par exemple, lorsqu’un soignant rencontrera un patient perçu comme maghrébin mais qui va très bien s’exprimer en français, il va se dire qu’il n’est pas si étrange que ça. Ainsi, il le rendra plus humain. C’est d’ailleurs pour cela que de nombreuses personnes racisées adoptent certains codes d’expression ou attitude afin de correspondre à la population majoritaire.”

Camille* se souvient du décès d’une amie d’enfance lorsqu’elles étaient adolescentes. Son amie tombe malade brusquement mais plusieurs erreurs de diagnostics et de prescriptions médicamenteuses aggravent l’état de la jeune fille. Finalement, un énième séjour à l’hôpital et la prise en charge par une autre équipe médicale révèle une prescription précédente hasardeuse et non adaptée, mais il est trop tard. Aucune procédure judiciaire n’a été engagée par la famille, sous le choc, mais Camille se rappelle de ce sentiment d’injustice qu’elle a ressenti : “Je voyais bien que cette famille d’un quartier populaire dont les parents ne parlaient pas bien français, n’était pas toujours prise au sérieux.”

Adam le confirme, la barrière de la langue s’avère être un élément central dans le traitement différencié des patient·es. “J’observe que la maîtrise de la langue influence beaucoup sur la prise en charge. Je trouve qu’il y a un mépris de celui ou celle qui ne parle pas français.” L’étudiant appuie ses propos par le manque de recours aux interprètes de l’AP-HP. “Ils sont disponibles pour nous dès qu’on le souhaite. Pourtant, il y a de nombreux cas où ils ne sont pas appelés par les soignants”, constate-t-il.

Former les étudiants, alerter les soignants

Selon lui, il est urgent de confronter les médecins qui utilisent encore le “syndrome méditerranéen” comme grille d’analyse mais il faut également questionner la pratique médicale. 

“En ce qui concerne la relation avec le patient, je pense que c'est assez fondamental de prendre le temps de se demander ‘quel est mon rapport à l’autre ? Comment je fais pour soigner malgré ma propre représentation sur l’altérité ?’”

Il ajoute : “ce sont des concepts d’éthique et de philosophie mais qui sont déterminants”. Enfin, il espère qu’une plus grande “diversité parmi les étudiants en médecine permettra de faire évoluer les choses”.

Même son de cloche pour Racky Ka-Sy, également formatrice auprès de soignant·es sur les questions de discrimination : “Le but est de faire prendre conscience aux soignants que les traitements discriminatoires que vivent les personnes racisées impactent leur santé, parfois gravement. En effet, une accumulation de stress et de situations problématiques liées au racisme peuvent créer des douleurs inexpliquées lorsque la personne concernée n’est pas en mesure de mettre des mots ou de trouver une solution durable.” 

La formation des étudiant·es semble également être un axe majeur. ”J’ai étudié jusqu’au doctorat en psychologie et pendant tout ce temps, nos professeurs ne nous ont jamais alertés sur les écrits racistes de certains auteurs”, explique la psychologue. Et cela devrait se faire le plus tôt possible selon elle “parce que le temps de la déconstruction doit avoir lieu avant le temps de la pratique et de l’urgence”. 

En effet, la hiérarchisation et la déshumanisation des corps non-blancs en médecine ne peut être dissociée du développement de la médecine occidentale durant la période des conquêtes coloniales. Les idéologies racialistes à des fins scientifiques dès la fin du XVIIIe ont été développées par des médecins, naturalistes et biologistes européen·nes. 

De la couleur de la peau, à la taille des crânes en passant par les organes génitaux ; les moindres parties du corps des indigènes ont été passées au crible afin de prouver la supériorité de la “race blanche” et servir le projet colonial*.

Les conséquences sont encore visibles aujourd'hui et la prise de conscience “peut être inconfortable”, reconnaît Racky Ka-Sy, surtout dans un domaine “un peu sacré, où l’on est censé traiter tout le monde de la même manière”.

Johanna-Soraya Benamrouche, militante féministe, rappelle ainsi qu’ ”il faut oser contacter la direction de l’hôpital lorsqu’on pense subir un traitement discriminatoire”. “ll y a l’idée en France, selon moi, que sous prétexte que nous aurions un des meilleurs système médicaux au monde, nous devrions nous taire et accepter de subir des gestes brusques ou d’être humiliés”, conclut-elle.