Depuis trois ans, un collectif de citoyen·nes réunis sous le nom de “Manish_msab” ("Nous ne sommes pas une décharge"), demande le droit à un environnement sain et à un air respirable. Selon elles et eux, ceci doit passer par la fermeture de cette immense décharge contrôlée par l’ANGED* et exploitée par la société tuniso-italienne ECOTI.
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“Les conséquences de la pollution sont devenues insoutenables à Agareb”, racontent les habitant·es. Depuis plus de dix ans, des dizaines de camions remontent la colline vers la décharge, et ce qui était alors “un coin de paradis au milieu des oliviers” n’est plus qu’une plaine jonchée de déchets en tous genres.
Installée en 2008 à l’époque de Ben Ali, la décharge était censée fermer au bout de cinq ans d’exploitation. Treize ans et maints recours en justice plus tard, elle devait être définitivement fermée en septembre 2021. Mais des travaux ont été entamés pour son élargissement, déclenchant la colère des habitant·es. L’intervention de la police le 8 novembre dernier pour la rouvrir a mis le feu aux poudre.
Elle est désormais au coeur des pourparlers entre la présidence, le ministère de l’Environnement et les représentant·es du mouvement #manish_msab. Son exploitation aurait finalement été reconduite jusqu’à 2025, d’après les activistes en pourparlers avec les autorités. “On nous sacrifie pour que le reste de la Tunisie puisse respirer”, répètent les habitant·es. L’affaire est loin d'être résolue.
Vivre avec les déchets
“À la maison, on est obligés de garder les fenêtres fermées”, raconte Olfa, 28 ans, habitante de Agareb. Dans cette ville moyenne, une odeur nauséabonde circule sans discontinuer. “Et encore, aujourd’hui ce n’est rien comparé à l’été”, lance Olfa.
La ville est cernée par les ordures : à l’entrée depuis Sfax, trône la décharge qui recueille les déchets de tout le gouvernorat, soit ceux de plus d’un million de personnes. Plus loin vers l’Ouest, “le plus gros dépotoir de margine* au monde”, selon les habitant·es, s’étale sur plusieurs kilomètres et dégage une odeur fétide. Disséminées au sud de l’agglomération, une dizaine d’usines dégagent parallèlement leurs gaz à longueur de journée. Un peu plus loin, au cœur de la réserve naturelle d’El Gonna, la station d’épuration souvent en panne rejette les eaux usées non traitées, qui déferlent “en cascade” vers la ville.
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“Tu sens ce cocktail d’odeurs différentes ?”, ironise Sami Bahri, habitant et activiste de Agareb. Outre les odeurs pénibles, ces multiples sources de pollution ne sont pas sans conséquences pour la santé des habitant·es. “Ici, tout le monde est malade”, relate Abdelmajid, qui habite à une centaine de mètres à peine de la décharge.
“Dans cette maison vit un homme qui est malade du cancer. Ici, c’est celle d’un asthmatique chronique. Mon cousin est mort récemment d’un cancer au poumon, il a laissé deux enfants. Ma cousine aussi est malade”, énumère-t-il.
Le dépotoir de margine de Agareb, de capacité plus de 500 mille tonnes. Il n’y a aucun filtre entre les résidus polluants et le terrain.
Pour le docteur Bassem Ben Amara, qui exerce à Agareb, il ne fait aucun doute : “ces maladies sont étroitement liées à la pollution environnante”. “Par rapport aux chiffres de 2006 [avant l’installation de la décharge, ndlr], les cas de cancers ont été multipliés par trois ou quatre. On a vu apparaître des maladies rares aussi. J'exerce à Agareb depuis 2002, j’ai bien vu la différence sur mes patients depuis l’installation de la décharge”.
Il explique que des dépassements d’émissions polluantes (CO2, H2S) ont été enregistrés sur toute la zone. “Cette décharge n’est pas du tout contrôlée, tout y rentre. Elle est à moins de deux kilomètres de la ville”.
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À deux pas de la décharge, les seuils des maisons sont jonchés de saletés. Les camions-poubelles qui passent sont souvent surchargés et perdent de nombreux déchets en route : “pendant la vague covid, nos enfants jouaient avec les tests PCR qu’ils ramassaient par terre. Les chiens ramènent même des organes humains qu’ils trouvent à la décharge” qui proviendraient de l’hôpital, raconte Mabrouka, autre habitante du “quartier de la décharge”, malade de l'hépatite C.
Mabrouka et sa fille Nesrine habitent dans le quartier de la décharge. La mère souffre d’hépatite C et la fille de stérilité. Elles sont convaincues que leurs états de santé sont dûes à leurs conditions de vie.
“On ne peut pas partir, cette terre c’est tout ce qu’on a”, poursuit-elle. Autrefois agricultrice, elle ne peut plus rien cultiver désormais. “Nous sommes dans une réserve naturelle, et pourtant rien ne pousse”. Aujourd’hui elle ne souhaite qu’une chose : que la décharge ferme pour de bon.
D’autres familles du quartier sont cependant plus réticentes à cette fermeture : “il y a beaucoup de barbechas qui vivent ici. Ils vont à la décharge pour récupérer des matériaux à vendre, c’est de ça qu’ils vivent”, explique Mabrouka.
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Un combat de longue haleine
40 jours avant les récentes manifestations, le 27 septembre 2021, la décision de fermer définitivement la décharge de Agareb avait été appliquée. Cette décision, prise par le tribunal cantonal de Agareb, remonte à juillet 2019. “Nous avions déposé une plainte, accompagnée d’une pétition signée par plus de 1000 personnes”, explique Sami Bahri, habitant de Agareb et membre du mouvement #Manich_Msab.
Cette mobilisation a émergé en 2016, résultat d’une exaspération accumulée depuis plusieurs années. “Nous étions quatre ou cinq au début. Nous demandions tout simplement le droit à une vie normale, saine, pour nous et nos enfants”, explique Sami. En septembre 2019, la mort d’Amal Ben Ibrahim, une jeune femme décédée des suites d’une infection bactérienne liée à une piqûre de moustique, entraîne une mobilisation plus large.
En août 2020, alors que la décharge est toujours maintenue ouverte, des heurts éclatent et les habitant·es bloquent l’accès aux camions-poubelles pendant plus de dix jours. À cette époque, les membres de la mobilisation reçoivent de nombreuses menaces, y compris de mort.
Dans la décharge El-Gonna, à deux kilomètres d’Agareb.
Un an après, en août 2021, l’ANGED déclare la décharge saturée et décide de la fermer de nouveau. “Mais ce n’était pas une fermeture définitive. Ils voulaient en réalité creuser des inter-casiers* pour continuer à recevoir des déchets. Ces travaux coûtent 1,8 millions de dinars”, explique Rawiya du mouvement Manish Msab. “Notre maire, [ndlr : Fouad Lachhab] a déclaré le 8 octobre ne plus vouloir rouvrir la décharge. L’État s’y est opposé et a envoyé la police”.
Aux odeurs, s’ajoute le gaz
Après le mouvement de protestation qui a suivi la réouverture de la décharge de Agareb - annoncée par la ministre de l’Environnement Leila Chikhaoui ce lundi 8 novembre, en pleine COP26 - la police a été déployée en force dans les rues de la ville. “Le problème n’est pas nouveau, mais c’est la première fois que la police intervient avec cette violence”, raconte une jeune femme de Agareb, qui préfère que son nom ne soit pas cité quand il s’agit de parler de répression policière. Récemment, “des manifestants ont été contraints d’effacer leur compte facebook pour éviter d'être accusés de propos diffamatoires à l’égard des forces de l’ordre”, ajoute-t-elle.
“Nous sommes des gens simples et paisibles. C’est ce qui a permis à l’État de garder la décharge ouverte pendant plus de treize ans, alors qu'elle aurait dû être fermée en 2013. Mais au fil des années la pollution est devenue insoutenable, nous tombons malades de plus en plus jeunes”.
Le nom et le visage d’Abdrazek Lachheb sur les murs de Agareb.
Décédé pendant les derniers affrontements avec la police, Abdrazek Lachheb, 35 ans, était pourtant en bonne santé selon ses proches. D’après son cousin, Zoubaier, présent à ses côtés lors des heurts, il serait mort asphyxié par le gaz lacrymogène (périmé et donc encore plus irritant selon plusieurs témoins) : “il était avec nous devant la municipalité, il n’arrivait plus à respirer. Il avait besoin de soins immédiats, mais on a empêché la voiture qui le transportait de rejoindre l'hôpital". Dans un communiqué publié par le ministère de l’Intérieur, la police nie pourtant toute responsabilité en affirmant que le jeune serait mort “d’un malaise survenu à son domicile”.
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Le nom et le visage d’Abdrazek Lachheb apparaissent désormais sur les murs de Agareb, accompagnés du texte : “toujours dans nos coeurs”. Assis dans un café en attendant le résultat de la rencontre entre les représentant·es du mouvement #Manish_msab et le chef de l’État à Tunis, Zoubaier raconte comment la mort de son cousin ainsi que la lourde intervention de la police ont semé la peur au sein de la communauté de Agareb. “Un mort ça suffit. Ce pays est aussi le nôtre, nos revendications sont légitimes”, conclut-il.
Une semaine après les manifestations, le calme semble être revenu dans la ville. Tant que la décharge reste fermée. Dans les rues de Agareb, les camions vert foncé des militaires ont remplacé les blindés des policiers. “Notre rapport à l’armée est différent. Avec eux, nous n’avons eu aucun problème”, répètent les jeunes activistes, qui promettent cependant de retourner dans la rue si la décharge venait à rouvrir. Le long de la route qui mène à la décharge, les signes des affrontements et des pneus brûlés sont encore visibles.
“Le gaz est rentré jusque dans nos maisons, dans la chambre des enfants”, raconte Abdelmadjid en rassemblant ses souvenirs d’une nuit d’enfer.
La ville de Agareb vue de la décharge.
Le bras cassé pendant les manifestations, Sahbi, 20 ans, fait lui aussi partie des habitant·es du quartier le plus proche de la décharge. Arrêté depuis plus d’une semaine, son père est accusé par le tribunal de Sfax d’ “agression physique sur un fonctionnaire au cours de l’exercice de son service, ayant entraîné une incapacité”. La parole de son fils semble ne rien valoir contre celle du policier, qui a présenté un certificat d'arrêt de travail : “Notre maison a été envahie par le gaz. Mon père est venu m’aider, on voulait leur demander d'arrêter car ici il y a des enfants. Depuis, je n’ai plus aucune nouvelle de lui”, raconte le jeune.
“Ce n’est pas une question politique”
Les événements de Agareb ont non seulement mis en lumière les défaillances du système de la gestion des déchets, mais ont également constitué la première épreuve du président Kais Saied face à un mouvement local pour les droits sociaux et environnementaux. Alors que les pourparlers entre la société civile et le chef d’État se sont déroulés dans un climat tendu à la suite de la vague de répression, Ennahdha a saisi l’occasion pour publier un communiqué accusant la présidence d’en être responsable.
Les travaux dans la décharge d’El Gonna.
Le mouvement #Manish_msab refuse quant à lui d'être pris en otage par le conflit politique entre les partisan·es de Saied et ses opposant·es : “il ne s’agit pas d’une question politique” ou encore “Agareb est en train d'être sacrifiée pour le reste du pays”, sont les refrains repris par les habitant·es.
“Nos problèmes ne datent pas d'hier, personne n’a rien fait de 2013 à ce jour. Si la décharge est définitivement fermée à partir de maintenant, l’État devra payer des indemnités à ECOTI, la société qui exploite la décharge, avec laquelle il a un contrat jusqu’à 2022”, explique encore Zoubaier. Dans un communiqué publié ce jeudi, le FTDES appelle le ministère de l’Environnement à “faire prévaloir l’intérêt public sur les engagements pris avec ECOTI”.
“Nous sommes accusés d'être payés par Ennahdha pour déstabiliser la présidence, mais il suffit de venir sur place pour se rendre compte de la catastrophe dans laquelle nous vivons”, continue l’activiste.
Trois fils et un sac de pain à la main, Brahim se rappelle de cette fois où le candidat Saied s’était rendu à Agareb avant d'être élu président. Pour cet habitant du quartier de la décharge, les querelles politiques de la capitale sont loin de ses soucis quotidiens : “Nous ne cherchons pas d’autres problèmes. Nous ne demandons même pas du travail. Regardez, ce sachet est tout ce que j’ai. Je n'en demande pas plus. Je demande de pouvoir continuer à vivre”.