“Moi j’ai découvert le nom de M&C Saatchi avec l’article de The Guardian, je n’en avais vraiment aucune idée”, s’exclame Taoufik Rajhi, ministre chargé du suivi des réformes majeures, lors d’une interview accordée à Inkyfada.
Le responsable tunisien l’assure : la seule agence avec laquelle il a travaillé est Serviced, une agence tunisienne. Il n’a jamais entendu parler de M&C Saatchi. Bien qu’invérifiable, cet aveu n’est pas improbable… Car M&C Saatchi a été recrutée par le gouvernement britannique. Et Serviced est son partenaire en Tunisie.
Un démenti tunisien et britannique
Quelques jours après la publication de l’article de The Guardian, le porte-parole du premier ministère Iyed Dahmani et l’ambassadrice du Royaume-Uni en Tunisie Louise de Sousa, font respectivement des déclarations dans la presse afin de démentir toute accusation d’ingérence britannique.
Le premier clame qu’il n’existe pas de contrat entre le gouvernement tunisien et cette agence de communication, et “qu’aucun accord bilatéral entre les deux pays ne se rapporte de quelque façon que ce soit au traitement des mouvements de protestation sociale”. Du côté anglo-saxon, l’ambassadrice affirme que le Premier ministère tunisien est au courant de cette “assistance technique” et que “c’est une campagne qui est menée par le gouvernement tunisien avec le soutien britannique”.
En plus de ces déclarations, l’ambassade du Royaume-Uni a publié un communiqué officiel dans lequel elle affirme être “déçue par des reportages médiatiques totalement incorrects qui ont déformé cette position et prétendu à tort que le Royaume-Uni avait contredit le gouvernement tunisien”. L’ambassade ne donnera pas plus d’informations sur cette affaire, affirmant “que toutes les clarifications sont incluses dans le communiqué”, malgré de nombreuses sollicitations d’Inkyfada.
Les deux représentant·es jouent sur les mots. Le porte-parole du gouvernement insiste sur le fait que leur communication n’est pas liée aux mouvements de protestations sociales et insiste sur l’aspect uniquement technique du financement britannique. Mais dans l’absolu, c’est bien le Royaume-Uni qui paie le déploiement des réformes économiques du gouvernement tunisien, par le biais d’un site internet et de publicités.
Finalement, selon les documents de The Guardian que nous avons pu consulter, les deux représentant·es ne tiennent pas des positions contraires. Il est vrai que le gouvernement tunisien n’a pas signé d’accord avec M&C Saatchi : c’est le gouvernement britannique qui a établi le contrat avec cette agence. Et en ce qui concerne la campagne de communication, elle a été uniquement menée au nom du gouvernement tunisien, comme l’a affirmé l’ambassadrice Louise de Sousa. Mais il faut noter que l’expertise apportée durant cette campagne a été faite par l’agence tunisienne Serviced, partenaire de M&C Saatchi en Tunisie.
Le financement de cette campagne s’inscrit dans un projet global de soutien britannique à la Tunisie. Tout cela est financé par le Conflict, Stability and Security Fund (CSSF), un fonds créé en 2015 dans le but de soutenir les pays en difficulté ou menacés de conflit. Mais ce fonds a été critiqué, notamment par l’ONG britannique Global Justice Now, qui pointe son manque de transparence et sa focalisation sur la question sécuritaire plutôt que sur l’aide au développement.
Pour l’ensemble de cet accord, l’enveloppe touchée par M&C Saatchi ne devrait pas excéder les £250.000 (soit environ 870.000 dinars). L’agence tunisienne Serviced a elle été directement rémunérée par M&C Saatchi, sans passer par le gouvernement britannique.
Une collaboration entre gouvernements
Le partenariat entre le Royaume-Uni et la Tunisie est établi depuis 2015. À plusieurs reprises, des expert·es ont été engagé·es par le gouvernement britannique pour fournir une assistance au gouvernement tunisien dans le domaine de la communication.
Le Royaume-Uni n’est pas le seul pays à établir des accords de coopération avec la Tunisie, mais cela s’effectue d’habitude à travers les agences de développement, comme l’Agence française de développement (AFD). “Avec le Royaume-Uni, toute l’assistance technique se fait de gouvernement à gouvernement, à travers l’ambassade car l’agence de développement britannique n’a pas d’activité en Tunisie”, explique Taoufik Rajhi, ministre chargé du suivi des réformes majeures.
En pratique, le Royaume-Uni met à disposition du gouvernement tunisien des expert·es en communication qui sont recruté·es par des procédures britanniques. “Le gouvernement tunisien ne fait pas de contrat avec (ndlr : les experts de) l’assistance technique. On ne sait même pas comment ça se passe”, commente le ministre, “tout l’aspect contractuel, le montant, qui finance… Nous n’avons aucune information sur ces questions”.
Selon la déclaration du ministre, le gouvernement tunisien n’aurait donc pas cherché à savoir avec quelle agence et selon quelles modalités le gouvernement britannique avait pu signer un contrat.
Pour cette campagne, c’est le 14 août 2017 que le gouvernement tunisien a réclamé une assistance britannique pour son projet de communication sur ses réformes. Il a ainsi signé un accord avec l’ambassade, nommé “Campagne de communication sur les réformes économiques tunisiennes”. Celui-ci porte sur trois objectifs : construire une compréhension des plans de réformes économiques par le public tunisien, améliorer la perception du rôle du gouvernement dans la mise en œuvre des réformes économiques et enfin améliorer la perception du public sur l’environnement économique.
Le rôle de M&C Saatchi
Pour offrir cette assistance, le gouvernement anglais a fait un appel d’offres spécifiant que les candidat·es devraient avoir une antenne ou un partenaire en Tunisie capable de travailler en arabe.
M&C Saatchi a remporté l’appel d’offres en proposant de travailler avec Serviced, une agence de communication tunisienne. “L’ambassade britannique nous a informés qu’elle avait recruté et mettait à notre disposition un cabinet tunisien qui s’appelle Serviced”, explique Taoufik Rajhi. Cette agence est le seul vis-à-vis qu’a eu le gouvernement tunisien pendant cette campagne, qui n’aurait apparemment “jamais entendu parler de M&C Saatchi avant l’article de The Guardian”.
Serviced a refusé de nous donner des informations sur son partenariat avec M&C Saatchi, affirmant “qu’il était impossible de répondre à ces questions”. L’agence a simplement confirmé avoir travaillé sur la campagne gouvernementale Nheb Nkadem.
Le siège de M&C Saatchi à Londres a également refusé de communiquer le moindre renseignement. “Nous ne commentons pas nos contrats gouvernementaux”, expliquent-ils dans leur communiqué, renvoyant vers le Bureau du cabinet britannique. Ce dernier renvoie la balle à l’ambassade du Royaume-Uni en Tunisie qui a, elle aussi, décidé de ne pas communiquer sur cette affaire.
Le contrat, obtenu par The Guardian et que nous avons pu consulter, lie l’agence M&C Saatchi et le Bureau du cabinet britannique. Il détaille les prestations demandées à l’agence, c’est-à-dire la création du site internet Nheb Nkadem ainsi que d’un spot publicitaire diffusé sur les chaînes de télévision nationales. “La campagne effective a commencé le 16 mars et a fini le 14 mai”, détaille le ministre, "la première phase était avant ramadan, et la deuxième phase est prévue pour la rentrée”.
La campagne Nheb Nkadem
La majorité du travail fourni par Serviced se trouve sur le site internet des réformes du gouvernement, créé pour la campagne Nheb Nkadem, qui présente différents textes ou vidéos explicatives.
La vingtaine de capsules portent par exemple sur les “actions pour stimuler la croissance économique”, le “partenariat public-privé”, “la loi de finances : Pourquoi ?”.
Selon Iyed Dahmani, le porte-parole du gouvernement, “il n’y a aucun contenu politique, ou qui va dans le sens de la privatisation ou je ne sais quoi. C’est purement didactique !”.
Pourtant, la plupart de ces vidéos reflètent les aspirations économiques du gouvernement qui visent à réduire la masse salariale ou encore à réformer les mécanismes de subvention des prix ainsi que des assurances sociales. Ces mesures ont été saluées par le FMI qui a encouragé à plusieurs reprises la Tunisie à appliquer des politiques de réduction de budget. Toutefois, malgré les similitudes entre ces recommandations et les réformes, l’organisation se défend d’être à l’origine de leur mise en place. Sur leur site internet, il est précisé que “toutes les décisions économiques sont issues de décisions souveraines du gouvernement tunisien et de la Banque centrale de Tunisie (BCT)”.
Taoufik Rajhi, le ministre chargé du suivi des réformes majeures, va également dans ce sens, “Nous avons nos réformes ! Que ce soient des réformes qui correspondent au FMI ou à la Banque mondiale, ce sont les nôtres et nous devons communiquer dessus”.
Pour définir les objectifs de cette campagne avant sa mise en place, le gouvernement et l’agence de communication ont défini leurs cibles dès janvier 2017. Après étude dans les régions de Béja et Tunis, ce sont les jeunes entre 18 et 35 ans qui ont été choisi·es. “On ne peut pas avoir une campagne rapide qui vise toute la population, c’est pour cela qu’on a choisi cette tranche d’âge”, justifie-t-il.
Selon le ministre, les résultats de la campagne sont probants. Le gouvernement a mené un sondage auprès de 1204 jeunes à travers tous les gouvernorats. Il note que la connaissance des jeunes sur les réformes économiques appliquées par le gouvernement, a augmenté de 18% entre janvier et mai 2018. Cet argument a été également mis en avant dans la presse tunisienne par l’ambassadrice britannique ainsi que par un des porte-parole du gouvernement britannique.
Mais ce chiffre reste peu détaillé, tant du côté tunisien que britannique. De plus, les questions posées dans ce sondage comme “Souhaiteriez-vous être informé des problèmes économiques du pays et des moyens de les régler ?” ou “Le gouvernement tunisien est-il en train de faire des efforts pour informer les jeunes tunisiens de l’agenda des réformes ?” sont orientées. Malgré une évolution en cinq mois, 58.4% des sondé·es estiment encore que la communication de l’État sur les réformes n’informent toujours pas suffisamment les jeunes.
Une communication anti-protestations ?
C’est justement cette tranche-là de la population qui s’est liguée contre la loi de finances en janvier 2018 et plus particulièrement les jeunes diplômé·es chômeurs et chômeuses. Pendant le premier trimestre de l’année 2018, 29.3% des diplômé·es de l’enseignement supérieurs étaient sans emploi, selon l’Institut national de la statistique (INS). Ils et elles étaient au cœur des protestations initiées par les membres du mouvement de “Fech Nestannew ?” (Qu’est-ce-qu’on attend ?). Ce mois de révoltes a abouti à de nombreuses arrestations, et une répression policière ayant causé la mort d’un manifestant.
En vue de ce contexte de revendications sociales, la campagne Nheb Nkadem, qui a débuté en mars 2018, a pu être considérée comme directement liée à ces mouvements de protestation. Le gouvernement tunisien se défend, assurant que la demande d’expertise au Royaume-Uni avait été établi un an avant. “Par rapport aux soulèvement de janvier 2018, le timing ne correspond pas”, défend Taoufik Rajhi, “C’était quelque chose de programmé dès janvier 2017 de faire un programme sur les réformes. On ne pouvait pas anticiper (les mouvements de protestation)”.
L’ensemble de cette polémique a souligné le manque de communication des gouvernements britannique et tunisien sur cette affaire. Bien qu'ils et elles affirment que tout a été fait dans la transparence, les gouvernements ont été très avares d'explications sur les détails de cette opération de communication financée par des fonds publics britanniques. Les détails de ce plan de campagne restent très flous et les déclarations des protagonistes semblent avoir été faites dans la précipitation. Enfin, il est très difficile de connaître l'impact réel de cette campagne sur les jeunes et leur perception de ces grandes réformes.
(Dernière mise à jour le 23/07/2018.)