Ruinée et à l’agonie, la Fédération Tunisienne de Football relègue le sport au second plan

Longtemps perçue comme fédératrice, désormais marquée par des années de gestion trouble, de conflits d’intérêts et de pressions politiques, la Fédération tunisienne de football vacille, au bord de la faillite. Derrière l’élection de Moez Nasri, inkyfada retrace les mécanismes d’une institution toujours sous l’emprise du passé.
Par | 20 Avril 2025
12 minutes
 Le 25 janvier 2025, l’accession de Moez Nasri à la tête de la Fédération Tunisienne de Football (FTF) a provoqué une avalanche de réactions, aussi bien dans les cercles sportifs que politiques. Annoncée comme une ère de renouveau, cette élection a pourtant mis en lumière l’incapacité chronique du football tunisien à se détacher des erreurs du passé. L’ombre de Wadie Jary, ancien président omnipotent de la FTF, aujourd’hui derrière les barreaux pour corruption, continue de planer sur l’institution, enterrant presque l’espoir d’un véritable changement. 

Lorsque Wadie Jary est incarcéré en octobre 2023 à la suite d’une plainte déposée par le ministre des Sports de l’époque Kamel Deguiche, il laisse derrière lui un vide immense à la tête de la Fédération Tunisienne de Football. Surnommé le “dictateur” par ses opposants, Jary a concentré un pouvoir considérable, influençant jusqu’aux choix des sélectionneurs et la composition des équipes nationales. 

Cependant, son départ ne met pas fin au système qu’il a instauré. Bien au contraire, son réseau d’influence perdure, et malgré ses nombreuses demandes de liberté provisoire, la justice refuse de le libérer, renforçant l’incertitude autour de la gouvernance du football tunisien. 

Les dessous d’une élection critiquée  

Avec une place devenue vacante, une lutte acharnée débute pour le contrôle de la fédération. Mais au-delà des discours officiels, les candidat·es rivalisent davantage pour s’emparer du trône que pour proposer une véritable vision de réforme. Alliances opportunistes, interventions politiques et recours en justice s'enchaînent alors, plongeant le processus électoral de début 2024 dans un chaos sans précédent. 

Aucun consensus ne se dégage, et les querelles d’égos font avorter toute tentative de reconstruction. Alors que la situation se dégrade, la politisation croissante du dossier fédéral finit par bloquer toute issue crédible. 

Face à cet échec retentissant, et consciente de sa responsabilité après des années de complaisance avec l’administration Jary, la FIFA intervient en août 2024, en nommant un comité de normalisation sous la direction de Kamel Idir, ancien président du Club Africain et ex-international de handball, avec pour mission de remettre la fédération sur les rails et d’organiser enfin un processus électoral digne de ce nom.

Malgré la mise en place de ce comité, le scrutin tant attendu ne met pas fin aux manœuvres de coulisses. Trois candidat·es sont finalement en lice pour prendre la tête de la FTF. Parmi eux, Moez Nasri, ancien président de la commission d’appel, dont le rôle durant le précédent processus électoral a été vivement critiqué par ses adversaires. Nombreux étaient ceux qui l’accusaient d’avoir utilisé sa position pour écarter certaines candidatures concurrentes. 

Soutenu par Hussein Jenayah, une figure influente de l’ère Jary, Nasri a su habilement exploiter les rouages du système électoral en place. Il a travaillé en profondeur auprès des clubs et des ligues régionales, consolidant ainsi son emprise sur le processus électoral. 

À l’inverse, Mahmoud Hammami, bien qu’apprécié pour son passé dans le football tunisien, n’a pas réellement mené de campagne politique ou de terrain. Son manque de stratégie et d’alliances lui a été fatal face à un adversaire parfaitement rodé aux dynamiques internes de la Fédération.

Le verdict des urnes, rendu le samedi 25 janvier 2025, confirme cette dynamique. Moez Nasri s’est imposé largement avec 247 voix, reléguant Hammami à 137 voix et Jalal Ben Tkaya, le troisième candidat, à 55 suffrages. Pour Majed, fondateur et gérant du site tunisie-foot.com depuis 1998, le nouveau bureau tout juste élu est un désastre. “On retrouve les mêmes personnes incompétentes recyclées. Wadie Jary a dirigé pendant des années, et aujourd’hui, ses anciens acolytes comme Hussein Jenayah et Moez Nasri sont aux commandes.” 

“On refait du neuf avec du vieux, et quand l’ancien était incompétent, le nouveau ne peut être que médiocre.”

Un autre élément clé aurait pesé dans l’issue de cette élection : l’intérêt du Maroc. Selon les informations d’ inkyfada, Rabat aurait suivi de près le scrutin et aurait apporté un soutien tacite à Nasri. 

L’objectif était clair : maintenir l’isolement de la Fédération algérienne de football en empêchant toute initiative de rapprochement. En échange, des aides financières pourraient être mises en place pour la FTF, une nécessité vitale alors que la FIFA a réduit de 20 % sa dernière subvention en raison de violations des procédures du Tribunal Arbitral du Sport (TAS).

Cette influence marocaine a également eu des répercussions dans la vie quotidienne de la FTF à travers deux sociétés d’organisation de matchs, Africa TMS et Sportedge, tenues par un tunisien, Safwen Aidi, avec l’aide d’un agent (également tunisien) ayant la licence FIFA, Moez Brahmi. 

Ces compagnies travaillent ensemble depuis quelques années sur le continent et ont été fortement poussées par la Fédération marocaine – le président Fouzi Lekjaa ayant personnellement appelé certains de ses collègues pour les inciter à collaborer avec elles –, ainsi que la Fédération mauritanienne par le biais de son président, Ahmed Yahya.

Or, depuis l’élection du nouveau bureau fédéral, ces deux sociétés ont étrangement été encouragées en interne, principalement par le président Nasri notamment par le biais de son vice-président, Hussein Jennayah. Comme tant d’autres fédérations africaines en lien avec le Maroc (Bénin, Burkina Faso, Djibouti, Liberia, Niger, Togo…), la FTF se dirige d’ores et déjà vers des entreprises bien spécifiques malgré leur réputation contrastée. 

Une Fédération au bord du gouffre financier

L’une des principales promesses de Moez Nasri lors de son élection à la tête de la Fédération tunisienne de football était de redresser la situation économique alarmante de l’institution. Pourtant, avant même d’esquisser la moindre réforme, le nouveau président devra d’abord affronter un véritable champ de ruines comptables, conséquence d’une gestion opaque et d’un train de vie irréaliste sous l’ère Wadie Jary.

Il faut dire que la FTF traîne un passif inquiétant. Depuis plus d’un an et demi, de nombreux prestataires, hôtels et employés attendent des paiements qui ne viennent pas. 

Selon des témoignages recueillis par inkyfada, certains n’ont même jamais reçu la totalité des sommes qui leur étaient dues. Si la Fédération n’est pas directement responsable des salaires impayés de plusieurs entraîneurs des sélections jeunes – ceux-ci étant sous contrat avec le ministère des Sports –, son état financier global est suffisamment préoccupant pour imposer des mesures drastiques à court terme.

Sous la présidence de Wadie Jary, la Fédération a bénéficié d’un afflux de fonds considérable grâce aux participations successives à la Coupe du Monde (2018 et 2022), ainsi qu’à des tournois lucratifs comme la Coupe Arabe et la Kirin Cup. En 2022/2023, l’instance affichait un bilan excédentaire de 22 millions de dinars (environ 6,6 millions d’euros), avec des recettes s’élevant à 60,7 millions de dinars.

Mais un an plus tard, la situation se renverse : les revenus chutent, les dépenses explosent. Résultat : un déficit de plus de 8 millions de dinars. En effet, les revenus s'effondrent de plus de 40 %, sans que les dépenses soient ajustées. L'année se clôt sur un déficit inédit.

Ce retournement brutal reflète une dérive structurelle dans la gestion financière de la FTF, où aucune stratégie d’adaptation n’a été mise en œuvre face à la baisse des revenus. Un audit financier commandé en juin 2024 qu’ inkyfada a pu se procurer met en lumière des anomalies troublantes. Le document souligne une absence de réponse des tiers censés confirmer les soldes financiers de la Fédération.

En effet, ​​lors de leur mission d’audit, les commissaires aux comptes ont tenté de vérifier les soldes comptables via une procédure de circularisation – en interrogeant clubs, fournisseurs et banques partenaires. Mais selon le rapport, ces démarches sont restées sans réponse. À la date de rédaction,  “les lettres de circularisation pour confirmation de solde n’ont pas été suivies d’effets”.

 Puis, dans les états financiers pour la saison 2022/2023, si certaines charges sont liées à des projets structurants, plusieurs postes de dépenses interrogent. 

Deux postes attirent particulièrement l’attention : les achats “d’approvisionnement” et les “autres charges d’exploitation”, tous deux multipliés par deux.

Cette catégorie générique concentre une part importante des dépenses, sans que le détail des opérations y figurant ne soit précisé dans l’extrait présenté. Ce flou comptable, couplé à l’absence de validation externe des comptes, soulève encore une fois des interrogations sur la transparence financière de la Fédération.

Cette opacité comptable n’est que la partie émergée d’un iceberg. Derrière les chiffres flous, il dénonce des choix de gestion absurdes et une absence totale de priorités.

Le journaliste Hedi Limem, du média Ettachkila, résume la situation en expliquant que les sélectionneurs des jeunes n’ont pas été payés, tandis que des contrats continuaient d’être signés, comme celui de Mehdi Nafti, qui réclamerait aujourd’hui 1,5 million de dinars auprès du TAS.

“Et lorsque l’argent est arrivé dans les caisses, au lieu de payer les dettes, Moez Nasri a préféré rincer le nouveau sélectionneur et la sélection”, affirme-t-il. “La gestion est catastrophique. Et avec Hussein Jenayah, c’est encore pire. Dix fois pire.”

Les causes d’une situation économique déplorable 

Si la Fédération se retrouve aujourd’hui dans une telle situation, c’est aussi parce qu’elle ne bénéficie plus de certaines ressources habituelles. Une grande partie des subventions ministérielles a été réduite, forçant l’instance à survivre avec des fonds limités. Le modèle économique du football tunisien repose donc sur des bases précaires. 

Contrairement aux championnats structurés où les clubs vivent principalement des droits télévisés et du merchandising, en Tunisie, les présidents sont les principaux bailleurs de fonds, créant ainsi une instabilité puisque lorsqu’un dirigeant quitte son poste, il exige souvent le remboursement des sommes investies, plongeant son club dans une spirale financière dangereuse. 

Concernant les droits TV, la FTF n'a toujours pas récupéré les arriérés de la télévision nationale, qui lui doit près de 14 millions de dinars pour les droits de retransmission. 

Selon Majed, la situation des droits de retransmission de la LP1 (Ligue Professionnelle 1) est inquiétante : “Les droits TV sont un scandale. Pendant des années, le championnat tunisien était diffusé sur des pages Facebook. Aujourd’hui, il passe sur une chaîne payante, mais l’argent qui revient aux clubs est insignifiant. En France par exemple, le travail de la FFF et de la Ligue est de vendre le championnat. En Tunisie, la Fédération est incapable de bien négocier les droits télévisés.”

Côté merchandising, l’Espérance de Tunis bénéficie du soutien de Danone Tunisie via son président, tandis que le Club Africain survit grâce à des mécènes comme Fergie Chambers. Quant aux autres clubs, ils dépendent presque exclusivement des subventions de l’État et de quelques entreprises locales. Ce système limite drastiquement leur capacité de développement et les maintient dans une forme de dépendance économique préoccupante. 

Pire encore, au lieu de chercher à redistribuer les ressources de manière équitable, la Fédération tunisienne de football, a, selon des informations obtenues par inkyfada, capté une part importante des sponsors qui, en théorie, devraient bénéficier directement aux clubs. Résultat, elle affiche des excédents financiers inutiles tout en privant les équipes des fonds nécessaires à leur progression. 

Des problèmes structurels importants

Le football tunisien souffre aussi d’un profond manque d’infrastructures et d’une gestion inefficace des équipements existants. Les terrains appartiennent aux municipalités, mais leur gestion est laissée aux clubs. Or, ces derniers refusent d’investir dans leur entretien ou leur modernisation sous prétexte qu’ils ne sont pas propriétaires des lieux. La Fédération, quant à elle, n’a jamais exercé de pression sur le ministère de l’Intérieur – qui supervise les municipalités – ni sur le ministère des Sports pour régler cette situation.

“La Fédération a reçu des fonds après la Coupe du Monde, mais au lieu d’investir dans des infrastructures utiles, elle a construit un hôtel, un centre médical et un centre de la fédération dont l’utilisation reste floue”, estime Majed.

Cette absence de contrôle et de gestion proactive a mené à une détérioration progressive des infrastructures sportives du pays. De nombreux stades sont dans un état de délabrement avancé, avec des pelouses en mauvais état, des installations vétustes et des équipements insuffisants. 

Un autre problème fondamental est l’absence de formation. Il n’existe en Tunisie aucune structure destinée à former les président·es de clubs, les directeur·ices techniques, les entraîneur·es ou les managers sportifs. Cette lacune a pour conséquence directe une gestion souvent hasardeuse des clubs, dirigés par des amateur·es sans véritable expertise. 

Ce manque de formation touche également les jeunes joueur·ses, puisque les académies et les centres de formation sont sous-financés, mal structurés et déconnectés des réalités du football moderne. La plupart des jeunes espoirs sont contraint·es de partir à l’étranger pour bénéficier d’un encadrement de qualité, privant ainsi le championnat local de nouvelles générations de joueur·ses compétitifs. 

Moez Nasri et son équipe ont promis une réorganisation rapide et efficace des finances de la fédération. Mais entre les dettes accumulées, l’absence de fonds suffisants et les dépenses inexpliquées, le chantier est immense. La question est désormais de savoir si le nouveau président aura réellement les moyens – et surtout la volonté – d’instaurer une gestion rigoureuse, ou si la FTF continuera de naviguer à vue, enfoncée dans une spirale financière. 

“Le football tunisien est géré comme un système fermé, avec des jeux d’influence et d’intérêts personnels. Il faudrait un choc, une refonte totale, peut-être même une intervention extérieure. Mais aujourd’hui, personne n’a le courage de le faire”, conclut Majed.

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