De la rue aux domiciles privés : la communauté LGBTQIA+ dans le viseur du régime

Depuis plusieurs mois, une répression de plus en plus sévère s’abat sur la communauté queer en Tunisie. Arrestations arbitraires, convocations sans justification et intimidation policière rythment le quotidien des activistes pour les droits LGBTQIA+. Derrière ces actions se dessine une stratégie plus large du gouvernement tunisien, cherchant à criminaliser des identités sous couvert de lois répressives.
Par | 20 Novembre 2024 | reading-duration 10 minutes

“V ous êtes le maillon le plus faible, on commencera par vous.” Pour Saïf Ghrairi, militant queer, ces mots illustrent la stratégie du régime de Kaïs Saïed : cibler les communautés les plus vulnérables pour étouffer toute contestation. Ce jeudi 10 octobre, devant le poste de police d’Al Gorjani, une trentaine de personnes se sont rassemblées pour soutenir Assala Mdawkhy, militante convoquée sans raison précise. L’atmosphère est à la fois tendue et solidaire : des sourires échangés mêlés au poids d’une inquiétude palpable. 

Depuis des mois, arrestations arbitraires et intimidations policières rythment le quotidien de la communauté LGBTQIA+, sous couvert de “préserver les bonnes mœurs” de la société. DAMJ, l'Association tunisienne pour la justice et l’égalité, recense au moins 27 arrestations pendant la période électorale, entre le 26 septembre et le 2 octobre 2024. La majorité de ces interpellations ont eu lieu à Tunis, Sousse et Hammamet, bien que les chiffres soient probablement sous-estimés et que de nouveaux cas continuent d’être signalés. À travers ces actions, le gouvernement tunisien déploie une stratégie plus large pour réprimer les identités et libertés individuelles.

Rassemblement devant le poste de police d’Al Gorjani, le 10 octobre 2024.   

Une répression sous couvert de lois imprécises

Depuis le coup de force du 25 juillet 2021, le gouvernement de Kaïs Saïed n’a cessé de s’en prendre aux associations qui défendent les droits des communautés minorisées. Le 26 septembre 2024, le président a une nouvelle fois fustigé les financements étrangers à destination des associations, les accusant de recevoir des fonds “sous couvert de renforcement de la démocratie et autres qualifications qui n’occultent pas l’intervention outrancière étrangère dans les affaires internes de la Tunisie”. Ses discours trouvent un écho dans les arrestations arbitraires et l’usage de lois vagues pour cibler la communauté LGBTQIA+ et ses militant·es. 

Adossé à un muret face au poste de police d’Al Gorjani, Saif Ayadi, activiste féministe et queer, dénonce avec colère les arrestations. Il y voit "une vaste campagne du régime et de ses appareils contre les mouvements queer, les associations et toutes les personnes qui luttent pour les droits de la communauté LGBTQ+”. Cette vague de répression ne vise pas seulement les individus, mais aussi les organisations qui les soutiennent. 

“Ce n'est pas une décision locale ou isolée, mais une décision consciente de viser les personnes queer et leurs mouvements, ainsi que les associations qui les soutiennent”, poursuit Ayadi​. 

Le cadre juridique permettant ces arrestations repose en grande partie sur l’article 230 du Code pénal, qui criminalise l'homosexualité, et sur les articles 226 et 226 bis, souvent invoqués pour atteinte à “la moralité publique”. Des peines de prison allant jusqu’à trois ans sont régulièrement prononcées contre des personnes accusées d’homosexualité ou d’adopter une identité de genre non conforme​. Ces articles sont pourtant contraires à la Constitution tunisienne – y compris celle rédigée sous l'égide du président Kaïs Saïed – dont les articles 23 et 24 garantissent en théorie les droits et libertés individuelles, sans aucune discrimination. 

Hammadi Henchiri, avocat spécialisé dans la défense de personnes LGBTQIA+, dénonce l’utilisation politique de l’article 230 du Code pénal. 

Selon lui, “l’application de l’article 230 est toujours influencée par la situation politique. On constate des vagues d’arrestations plus sévères lors des périodes électorales ou des moments de conflit politique”​.

Cependant, pour Henchiri, les articles 226 et 226 bis, qui visent à réprimer “l’outrage public à la pudeur” et “l’atteinte aux bonnes mœurs ou à la morale publique”, sont les plus inquiétants en raison de leur interprétation flexible et de leur application arbitraire. Car le concept de "bonnes mœurs" reste flou et subjectif. Les perceptions varient selon les valeurs et convictions de chacun·e, rendant cette notion difficile à définir et à appliquer de manière uniforme.

“Ces articles permettent aux forces de l’ordre d’arrêter des personnes simplement parce qu’elles ne correspondent pas aux normes de genre ou à l’apparence attendue”, explique-t-il. “Il suffit qu’un homme ait les cheveux longs ou qu’une personne trans porte des vêtements jugés inadéquats pour être arrêtée sous prétexte d'atteinte aux bonnes mœurs.”

Dans ce contexte de durcissement, le ministère de la Justice publie un communiqué, le 27 octobre, annonçant des poursuites judiciaires contre toute personne “produisant, diffusant ou publiant des images ou vidéos contenant des contenus jugés contraires aux valeurs morales.” Le lendemain, plusieur·es créateur·trices de contenus ont été convoqué·es et interrogé·es. Cinq ont été condamné·es à des peines allant de un an et demi à quatre ans et demi de prison. 

Cette directive ministérielle renforce les craintes de la communauté LGBTQIA+ et de ses soutiens, qui y voient une tentative supplémentaire de museler toute expression en ligne et de cibler des individus pour leur apparence ou leurs opinions. 

“Le message est clair : taisez-vous. Arrêtez de prêter assistance aux personnes ‘vulnérabilisées’. Vous êtes le maillon le plus faible, on commencera par vous”, déplore Saïf Ghrairi, militant queer.

Une violence qui pénètre dans l’intimité

La stratégie répressive du gouvernement tunisien ne se limite plus aux arrestations publiques. Selon les associations de défense des droits des personnes LGBTQIA+, depuis début 2024, les descentes de police dans les domiciles privés se multiplient. Pour Saïf Ghrairi, présent lors du rassemblement du 10 octobre, “il ne s'agit pas d'arrestations de personnes queer comme on l'a toujours connu, c'est à dire dans la rue ou dans les espaces publics. Là, c'est des descentes dans les maisons des personnes, ça se passe dans la sphère privée”​. 

Hammadi Henchiri confirme que ces descentes ne respectent pas la procédure légale : “En droit tunisien, seuls les juges d’instruction peuvent autoriser une descente, et encore, uniquement en cas de flagrant délit. Pourtant, la police abuse de ce pouvoir, et les juridictions tolèrent ces abus.”

“Dans la pratique, nous voyons de plus en plus de descentes policières sans mandat”, affirme l’avocat​.

Mawadda Jemai devant le poste de police d’Al Gorjani, le 10 octobre 2024.

Mawadda Jemai, arrêtée fin septembre en marge d’une manifestation contre le régime du président Kaïs Saïed, témoigne de la brutalité des arrestations. “La manière dont j’ai été arrêtée, c’était un véritable kidnapping. Ils ne m'ont même pas laissé prendre mon inhalateur, alors que je suis asthmatique. J’ai eu une crise, et ils ne m’ont pas donné de soin adéquat. Tout cela s'est passé sous les yeux des journalistes, mais personne n'a rien pu faire​.”

Placée en détention, elle dit avoir subi de nombreuses humiliations, notamment des restrictions sur l’eau et l’électricité dans sa cellule, ainsi que des menaces directes de la part des forces de l’ordre. “Nous étions toutes dans des conditions horribles", raconte-t-elle, les larmes aux yeux. "J'ai refusé de porter l'uniforme de prison et ils m'ont puni pour cela. Ils m'ont coupé l'eau, l'électricité, et ils m'ont même interdit de dormir pendant certaines heures."

Le silence complice du système judiciaire

Malgré les nombreuses plaintes déposées, le système judiciaire tunisien reste silencieux.  Entre juillet 2023 et février 2024, Mira Ben Salah, alors coordinatrice de DAMJ pour la région de Sfax, a été convoquée à plusieurs reprises par la police et dit avoir été harcelée par des agents de sécurité. Elle dépose plusieurs plaintes, mais aucune d'entre elles n'aboutit.

Depuis le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed a progressivement centralisé le pouvoir judiciaire sous son contrôle. Après avoir pris le contrôle du parquet et révoqué la ministre de la Justice par intérim, Hasna Ben Slimane, il s’attaque au Conseil supérieur de la magistrature (CSM), réduisant ses prérogatives avant de le dissoudre en février 2022. 

Avec la Constitution, adoptée par référendum le 25 juillet 2022, l’indépendance de la justice disparaît formellement, soumettant le pouvoir judiciaire à l’exécutif. Le texte ne parle plus de “pouvoirs” exécutif, législatif et judiciaire, mais de “fonctions”, avec un chapitre sur la justice réduit à seulement huit articles. “Le pouvoir exécutif est la seule autorité en mesure de contrôler le judiciaire. L’interventionnisme de l’État se traduit par un autocontrôle des juges, qui ne remettent jamais en cause les procédures abusives des policiers”, explique l’avocat Hammadi Henchiri.

"La notion de procès équitable n'existe plus en Tunisie. Nous parlons de lois qui criminalisent les identités, non pas les actes [...]. Nous avons besoin de solidarité pour défendre les personnes arrêtées et pour exiger des procès équitables", ajoute l'activiste Saif Ayadi. 

Saif Ayadi, lors du rassemblement devant le poste de police d’Al Gorjani, le 10 octobre 2024.

Une solidarité globale nécessaire

Face à cette répression grandissante, la communauté queer tunisienne et ses allié·es s'organisent. Malgré la violence des arrestations et l’indifférence des autorités judiciaires, des actions de solidarité et des formes de lutte émergent. Des associations comme DAMJ ont mis en place des lignes d’urgence pour soutenir juridiquement et psychologiquement les personnes arrêtées. “C’est une réponse essentielle dans les conditions actuelles, mais il est de plus en plus difficile de coordonner efficacement ces actions, notamment en raison du manque de ressources”, explique Henchiri.

“Nous avons une stratégie nationale à travers le réseau d'associations et de groupes politiques engagés, qui affrontent cette campagne répressive”, ajoute Saif Ayadi. “Sur le plan international, nous appelons les acteurs de la communauté internationale, du Nord et du Sud, qui nous ressemblent, à exercer des pressions sur ce régime.”

Cyrine Bouajaja est cofondatrice d'Ashab Al-Crystal, un mouvement social qui lutte contre la violence politique, en mettant l'accent sur l'éducation alternative et l'accès à l'information pour les communautés marginalisées. Elle fait écho à ces appels à la solidarité. Selon elle, la répression renforce paradoxalement la cohésion entre les différents mouvements sociaux en Tunisie. “Je pense que c'est comme une bouteille : plus on la presse, plus elle finit par exploser. Je ne pense pas que cela va nous diviser, au contraire, cela va nous souder encore plus. Cette pression renforce nos liens”, affirme-t-elle.

Cyrine Bouajaja, lors du rassemblement devant le poste de police d’Al Gorjani, le 10 octobre 2024.

Cette solidarité est d'autant plus importante que les personnes queer ne sont pas les seules victimes de cette répression. Le régime de Kaïs Saïed s'attaque également à d'autres groupes perçus comme dissidents. Une série de convocations et d’arrestations vise des politiques, des avocat·es, des activistes, des artistes et des journalistes. En juillet 2024, Inkyfada en recensait une centaine. “Il a commencé par attaquer les juges, puis a ciblé les politiciens, ensuite les associations de défense des droits. Ce régime se nourrit de la répression. Chaque fois qu'il y a une crise sociale, il déclenche une campagne pour dévier le mécontentement”, déplore Saif Ayadi.

Des voix internationales s’élèvent pour dénoncer les violations des droits humains. En mai 2024, quatre rapporteurs spéciaux des Nations Unies ont publiquement alerté sur le cas de Mira Ben Salah et la répression systématique des personnes LGBTQIA+ en Tunisie. Malgré ces déclarations, le gouvernement semble insensible aux appels internationaux. 

Pour les activistes LGBTQIA+, la mobilisation au-delà des frontières est indispensable pour espérer un changement. “Nous avons des plateformes pour échanger et nous avons aussi le soutien de personnes en dehors de la Tunisie, comme en Égypte et en Arabie Saoudite”, explique Cyrine Bouajaja, ajoutant que cette solidarité internationale lui permet de garder espoir.

Alors que la répression continue de s'intensifier en Tunisie, la lutte pour les droits des personnes LGBTQIA+ persiste, malgré un climat de peur et d'intimidation. Les activistes, comme Assala Medawkhy, Saif Ayadi et Mawadda Jemai, restent déterminé·es à défendre leurs droits, même si cela signifie affronter les menaces du régime. “On continuera le combat, c'est tout”, affirme Saif Ghrairi.