Tuberculose : l’épidémie est-elle en train de repartir à la hausse ?

Depuis plus de quarante ans, la Tunisie poursuit un effort constant pour lutter contre la propagation de la tuberculose. Si des résultats significatifs ont été atteints avec les années, cette maladie est loin d’avoir disparu. Pire : les derniers chiffres indiquent même un regain de l’épidémie, portée par de nouveaux modes de contamination.
Par | 14 Novembre 2024 | reading-duration 10 minutes

Dans le centre-ville de Sousse, les façades défraîchies du CHU Farhat Hached témoignent des trente années de services de l’hôpital. Le bâtiment détonne avec la modernité de l’unité d’isolement du service infectiologie, dont les deux grandes portes hermétiques, visiblement neuves, sont barriolées de pancartes jaunes et rouges. “Risque d’infection”, “équipement de protection obligatoire” : seule une poignée d’infirmières, masques FFP2 sur le visage, entrent et sortent de l’unité.

“C’est ici que nous internons les patients atteints de tuberculose, devant être placés sous isolement respiratoire”, explique une soignante du service infectiologie qui souhaite garder l’anonymat. “Chaque infirmier a son équipement personnel et doit respecter les procédures”, précise la jeune femme, ajoutant que ces mesures visent à “protéger le personnel et les autres patients des risques de transmission”. Impossible de savoir le nombre de malades de la tuberculose traité·es au sein de l’unité d’isolement ce jour-là.

“Il s’agit d’une maladie infectieuse qui se caractérise par sa latence et par la lenteur de l'installation de ses signes”, souligne le docteur Chakib Marrakchi, membre de la Société Tunisienne de Pathologie Infectieuse (STPI). Selon l’OMS, avec presque 11 millions de personnes malades et 1,25 million de morts, la tuberculose est redevenue en 2023 la principale cause de mortalité dûe à un agent infectieux dans le monde, après trois années de domination de la COVID-19.

“La tuberculose est enracinée dans plusieurs pays, sous un mode endémique, et d’autant plus prononcé dans les pays à faibles ressources”, explique le docteur Marrakchi.

En 2023, l’OMS estime à 38/100000 le taux d’incidence* de la tuberculose en Tunisie, contre près de 49/100000 à la fin des années 1970. C’est à cette époque que le pays se dote pour la première fois d’un plan de lutte contre l’épidémie.

De la vaccination au traitement, un vaste programme de lutte

En Tunisie, le programme national de lutte contre la tuberculose (PNLT) a été créé en 1978. Mis en œuvre par la Direction des soins de santé de base (DSSB), ce plan vise d’abord à garantir une prise en charge la plus facile et vaste possible. “La tuberculose bénéficie de la gratuité des soins (imagerie, hospitalisation, tests biologiques, traitement) dans toutes les structures sanitaires publiques de notre pays”, rappelle ainsi Chakib Marrakchi.

D’après un responsable de la DSSB, les patient·es traité·es “peuvent suivre un parcours de soins à travers les trois niveaux sanitaires du pays”. Les cas les plus problématiques ou contagieux peuvent ainsi être pris en charge par les échelons de soins les plus élevés, c’est-à-dire les hôpitaux régionaux et les CHU. “Lorsque leur état le permet, les patients peuvent sortir de l’unité d’isolement, puis de l’hôpital, et être suivis dans les centres de santé de base”, explique l’infirmière du service infectiologie de l’hôpital Farhat Hached.

Depuis Tunis, le PNLT assure la coordination entre les différents niveaux de soins : des Centres hospitaliers universitaires (CHU) aux centres de santé de base, les soignant·es tiennent des registres transmis aux sous-directions régionales de la DSSB, présentes dans chaque gouvernorat. La Tunisie organise aussi la vaccination antituberculeuse par le BCG* dès l’enfance, qui s’est rapidement généralisée : en 1988, dix ans après le lancement du PNLT, plus de 80% des enfants tunisiens de moins de deux mois sont vaccinés. Par ailleurs, les doses du vaccin BCG sont produites par l’Institut Pasteur de Tunis.

Le PNLT prévoit aussi la participation des laboratoires à la lutte contre l’épidémie. Au sein de l’hôpital Abderrahmen Mami de l’Ariana par exemple, le laboratoire de microbiologie consacre une part importante de ses moyens et son activité à “l’examen d’échantillons de patients atteints de la tuberculose”, explique un médecin du service. Le docteur précise que le laboratoire est en général sollicité pour “les cas les plus complexes”, qui tendent à se multiplier. En plus d’assurer un traitement adéquat, ces analyses permettent aussi de jauger le niveau de résistance aux antibiotiques des bacilles tuberculeux présents dans le pays.

Une épidémie persistante

Malgré la progression du PNLT, force est de constater que l’épidémie de tuberculose ne recule plus. Si la Tunisie se distingue par un taux d’incidence bien moins élevé que ses voisins d’Afrique du Nord selon les données de l’OMS, elle reste très éloignée de la recommandation des Nations Unies pour 2025 ( un taux d’incidence de 20/100000). Surtout, entre 2014 et 2024, le taux d’incidence de la tuberculose n’a que très peu évolué, et a même connu une légère progression, passant de 35/100000 à 38/100000.

Estimation réalisée par l’OMS des taux d’incidence de la tuberculose dans chaque pays, d’après les données transmises aux Nations Unies par les autorités locales.

Estimation réalisée par l’OMS du taux d’incidence de la tuberculose en Tunisie, d’après les données transmises aux Nations Unies par les autorités tunisiennes.

Parallèlement, le nombre de victimes attribuables à la tuberculose est passé de 160 à 154 sur la même période. “L’année dernière, on a eu presque une dizaine de patients à traiter”, explique une infirmière d’un centre de santé de base du gouvernorat de Sousse, qui ajoute que dans son quartier, “les malades réapparaissent de plus en plus, surtout depuis la fin du coronavirus”.

Estimation réalisée par l’OMS du nombre de décès dûs à la tuberculose en Tunisie, d’après les données transmises aux Nations Unies par les autorités tunisiennes.

Des dispensaires de Sousse aux laboratoires de Tunis, en passant par l’unité d’isolement de l’hôpital Farhat Hached, les soignant·es et médecins avancent un même argument pour expliquer la stagnation de la lutte contre l’épidémie en Tunisie : l’émergence de la tuberculose extra-pulmonaire. Ahmed Rejeb, doyen des médecins vétérinaires, explique en effet que “ le bacille de Koch, l’agent infectieux responsable de la tuberculose, peut parfois être localisé dans un organe autre que les poumons comme le foie, le tube digestif ou la colonne vertébrale par exemple.”

“Selon l’OMS, près de 80% des cas de tuberculose extra-pulmonaire sont liés à une infection d’origine bovine”, poursuit le docteur Rejeb.

Selon Chakib Marrakchi, à l’échelle mondiale, “même si la tuberculose pulmonaire reste la localisation la plus fréquente, on assiste depuis quelques années à une montée des cas de tuberculose extra-pulmonaires”. Au mois d’octobre, le docteur Raouf Al-Mansouri, coordinateur du PNLT, confirmait la thèse avancée par les médecins tunisien·nes : sur les 3114 cas de tuberculose recensés dans le pays en 2023, seuls 1129 concernaient des cas d’infections pulmonaires, contre 1985 extra-pulmonaires.

Ahmed Rejeb souligne que si le PNLT a mis en place de multiples procédures “pour contrer principalement la transmission liée à des cas pulmonaires”, des efforts de prévention doivent encore être faits pour sensibiliser les Tunisiens sur les modes de contamination extra-pulmonaires. “Les cas de contamination indirects se font par la consommation de lait ou de produits laitiers non pasteurisés”, souligne le médecin vétérinaire, rappelant que “certains produits populaires comme le lben, le rayeb, ou le beurre cru” peuvent présenter des risques dans certains cas.

“Aujourd’hui, le taux d’infection du bétail tunisien est élevé”, alarme Ahmed Rejeb, qui précise que “environ 4% des bovins infectés extraient des mycobactéries dans leur lait, sans pour autant toujours présenter de signes cliniques de la maladie”, ce qui peut rendre la détection difficile.

Manque de transparence

La Tunisie, grâce au recensement effectué par la DSSB, communique ses données épidémiologiques à l’OMS chaque année. Nos recherches n’ont mis en évidence aucun programme de communication de ces chiffres à l’échelle nationale. L’Institut National de la Statistique ne publie par exemple aucune donnée concernant la tuberculose. Et si l’OMS prévoit bien un programme de communication mensuelle des données épidémiologiques, il concerne seulement les “pays prioritaires” les plus impactés par la maladie, dont la Tunisie ne fait pas partie.

Contactées pour la préparation de cet article et interrogées sur les évolutions les plus récentes de l’épidémie, le ministère de la Santé, la DSSB, la direction de l’hôpital Farhat Hached, l’Institut Pasteur de Tunis et la direction régionale de la santé de Sousse n’ont pas été en mesure de répondre à nos sollicitations à ce jour. Dans ces conditions, il a été impossible de s’entretenir avec des patient·es traité·es pour la tuberculose et les interroger sur les conditions de prise en charge; l’intervention des autorités étant nécessaire pour les identifier et recueillir leur consentement.

Au sein du laboratoire de microbiologie de l’Ariana, les médecins rencontrés expliquent ne pas vouloir commenter le profil épidémiologique tunisien “sans autorisation du ministère”. Devant le centre de santé de base de Sousse, en fin d’après-midi, un infirmier ferme derrière lui les portes du dispensaire. “Personne ne veut s’exprimer dans les médias”, confie-t-il sous couvert d’anonymat, “et si un médecin nous voit en train d’échanger avec un journaliste, il peut prévenir la hiérarchie à la délégation régionale de santé”. 

Dans ce contexte, peu de personnes se permettent de souligner publiquement les éventuels axes d’amélioration du PNLT. L’infirmier du centre de santé de base de Sousse explique par exemple qu’il est compliqué de “faire de la prévention sur toutes les formes de tuberculose, ou de transmettre les bonnes pratiques”.

“On sensibilise bien sur la transmission des formes pulmonaires, par exemple d’éviter de partager des chichas ou de faire attention aux crachats”, explique le soignant, selon lequel “[il] faudrait aussi parler aux gens du lait non-pasteurisé et de ses risques”.

Fin septembre, Ahmed Rejeb alarmait au micro de Jawhara FM sur le manque de médecins vétérinaires en Tunisie et la diffusion de la tuberculose et de la rage dans le pays. Quelques mois plus tôt, en février, une interview sur Mosaïque FM où il tenait des propos similaires et appelait à la hausse de la rémunération des vétérinaires avait provoqué son placement en détention suite au dépôt d’une plainte par le ministre de l’Agriculture. Si Ahmed Rejeb a été libéré après quelques jours, l’instruction est toujours en cours.