Nasser est pharmacien responsable d’un grossiste-répartiteur. Son rôle : s’approvisionner en médicaments, les stocker et les mettre à disposition de ses client·es, parmi lesquels se trouvent des patient·es atteint·es de cancer et de maladies chroniques.
“Je suis quotidiennement confronté à des choix extrêmement difficiles, la vie des gens dépend de ces médicaments, et souvent je n’ai pas la quantité nécessaire”, déplore Nasser, qui doit alors décider quel·le patient·e privilégier.
Depuis plusieurs années, une pénurie persistante frappe le pays. Des centaines de spécialités sont indisponibles dans les pharmacies et les hôpitaux, sans que le nombre exact ne soit communiqué par les autorités. Même s’il est possible de compenser certains manquements avec des équivalents, certains traitements sont complètement introuvables. Naoufel Amira, président du Syndicat des pharmaciens d’officine en Tunisie (SPOT) a récemment déclaré que “70 médicaments n’ont aucun équivalent et sont absents du marché tunisien”, dont le Tasigna, un médicament utilisé dans le traitement de la leucémie.
La Tunisie n’est pas le seul pays à vivre une telle crise. "Les pénuries mondiales de médicaments essentiels sont de plus en plus fréquentes dans le monde”, signale l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) dans un rapport publié en 2016. Ce phénomène s'est accentué avec les crises successives du Covid-19 et de la guerre en Ukraine. En 2023, 37% des Français déclarent avoir rencontré des difficultés liées à des pénuries de médicaments, affectant notamment les antibiotiques tels que l'amoxicilline, le paracétamol et les médicaments antidiabétiques.
La crise est attribuée à la forte demande de matière première, principalement produites en Chine et en Inde. “Le moindre problème avec un seul fabricant peut entraîner une pénurie à l’échelle mondiale”, précise Ilaria Passarani, secrétaire générale de l’association des pharmaciens de l’Union européenne. Le manque de matières premières est un aspect parmi d'autres contribuant à la pénurie de médicaments en Tunisie mais les défaillances du système de santé du pays jouent également un rôle significatif dans cette carence. inkyfada fait le point.
Le monopole de la Pharmacie Centrale
En Tunisie, la distribution des médicaments se divise en deux réseaux distincts : la distribution des médicaments importés et celle des médicaments fabriqués localement. La Pharmacie centrale de Tunisie (PCT) est au cœur des deux réseaux de distribution. Elle exerce le rôle exclusif d'importateur pour l'ensemble des médicaments étrangers et assure l’approvisionnement de toutes les institutions publiques.
Ainsi, la PCT détient une part significative du marché pharmaceutique tunisien, étant responsable de "l'approvisionnement de 47,5% du marché du médicaments dans son ensemble et 100% de l'approvisionnement du secteur public", d'après les analyses de PBR Rating, une agence de notation financière.
Le monopole de la Pharmacie centrale sur les médicaments importé a ses avantages. "C’est un système efficace qui nous épargne un problème répandu dans le monde entier : la contrebande de médicaments contrefaits”, explique Nasser. Annuellement, les médicaments contrefaits causent 500.000 décès rien qu’en Afrique subsaharienne.
Cependant, le monopole de la Pharmacie centrale de Tunisie implique que tout problème rencontré par cette entité a des répercussions sur l'ensemble du secteur. "Les médicaments contrefaits sont très dangereux. Le monopole de la PCT nous en préserve mais il est crucial que le système fonctionne, et actuellement, le système tunisien ne fonctionne plus”, souligne Youssef Blaiech, secrétaire général de Carthage Health, une association tunisienne ayant pour objet le développement de la recherche scientifique et du plaidoyer public dans le système de santé.
La crise de la Pharmacie centrale “n’est pas nouvelle”, continue Youssef. “Elle a commencé en 2015 lorsque la Pharmacie a commencé à avoir des dettes qui se sont accumulées d’années en années”.
Un problème de solvabilité
En 2018, la dette de la PCT dépasse les mille millions de dinars. Cette dette est principalement due aux laboratoires pharmaceutiques étrangers. Dans la même année, le ministre de la Santé de l’époque, Imed Hammami, alerte sur le risque d’inclusion de la Pharmacie centrale dans la liste noire des multinationales étrangères.
Les relations entre la pharmacie centrale et les laboratoires étrangers deviennent de plus en plus tendues. Ces derniers menacent de rompre tout lien commercial avec la Tunisie, mettant en péril la moitié de l'approvisionnement en médicaments. En 2022, trois géants pharmaceutiques - Novartis, GSK et Bayer - perdent patience et décident de retirer leurs antennes du pays.
"Les laboratoires étrangers ne veulent plus prendre le risque de fournir de grandes quantités de médicaments à un client qui ne respecte pas ses engagements financiers", commente Youssef, de Carthage Health.
Le retrait de ces multinationales n'entraîne cependant pas une disparition totale de leurs médicaments dans les pharmacies et les hôpitaux, mais plutôt une diminution de leur disponibilité. " Nous ne recevons plus les quantités nécessaires à nos besoins", explique Mehdi Dridi, directeur général de la Pharmacie centrale.
Cette détérioration des relations avec les laboratoires étrangers se ressent particulièrement au sein des hôpitaux, étant donné que 76% des médicaments importés sont spécifiquement destinés aux soins hospitaliers. Cette réalité prend vie dans le service d’hématologie d’un hôpital à Tunis, où une cinquantaine de patient·es, dont des personnes âgées, des enfants et des femmes enceintes, attendent depuis plusieurs heures.
“ Ces personnes, souvent très malades, viennent de très loin et ne parviennent pas à recevoir les soins nécessaires en raison d’un manque de médicaments ou d’équipement”, déplore Naoufel, un infirmier.
Du pansement aux médicaments, tout vient à manquer. Face à cette situation, le personnel médical se trouve démuni. Dans une pièce fermée à clé, quelques seringues, pansements et antidouleurs sont rangés dans des tiroirs. Ces équipements constituent une réserve en cas d’urgence, expliquent les infirmiers. “Nous sommes obligés de prendre des mesures pour conserver au moins quelques produits essentiels”, précise Naoufel.
Cette petite réserve, cachée des yeux de tou·tes, offre au personnel soignant un semblant de sécurité. “Si un patient souffre d’une hémorragie grave, par exemple, nous savons qu’au moins nous avons quelques pansements cachés dans ce tiroir”, déclare une infirmière.
Un problème de gouvernance
La crise découle d’une série de dysfonctionnements interconnectés au sein des institutions publiques, notamment la Caisse nationale d’Assurance maladie (CNAM) et la Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS).
"La pharmacie centrale n’a plus de liquidité parce qu’elle n’a pas été payée par la CNAM. La CNAM n’a pas été payée par la CNSS. C’est une boucle”, explique Youssef.
Selon une étude du Centre de recherches et d’Etudes sociales en 2019, 82.8% de la population tunisienne bénéficie d’une couverture sociale fournie par l’État. La CNAM occupe ainsi le rôle de financeur du système de santé en Tunisie et “préside la pyramide économique”. Ainsi, “lorsqu’elle [la CNAM] n’a plus de solvabilité, tout le système ne marche plus”, note Youssef.
Imed Turki, président-directeur général de la Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS), précise que la CNAM doit également à la CNSS une somme de 4600 millions de dinars. L’interdépendance entre les institutions est un problème “largement reconnu”, admet le directeur de la Pharmacie centrale. “Nous sommes souvent dans l’incertitude quant à la date de paiement de la CNAM (...). Ce manque de visibilité nous empêche de mettre en place des plans clairs et précis en collaboration avec les laboratoires étrangers.”
Malgré les initiatives déployées pour remédier à la crise, comme l'injection de 500 millions de dinars de liquidité à la Pharmacie centrale de Tunisie (PCT) par Youssef Chahed en 2018, et l'allocation de 300 millions de dinars par l'ancien ministre de la Santé, Abdellatif Mekki, pour renforcer les stocks de médicaments, ces mesures prises par plusieurs responsables n'ont pas réussi à résoudre le problème.
Pour remédier à la situation, le Directeur général de la Pharmacie centrale propose d'introduire des taxes sur le tabac et les boissons alcoolisées, dont les revenus reviendraient à la Pharmacie centrale. Cette mesure, selon lui, aurait deux avantages : assurer une rentrée d’argent régulière pour la Pharmacie centrale et dissuader la consommation de produits nocifs pour la santé.
Cependant, “la question ne se pose même pas au niveau de l’État”, déplore Nasser. Il y a, selon lui, une “dissonance flagrante entre la réalité que nous vivons tous et le discours présidentiel". En effet, Kais Saied attribue la pénurie de médicament à une “machination orchestrée par une firme de communication dirigée par un étranger”, qui diffuserait de fausses informations sur les pénuries de médicaments vitaux et les traitements par chimiothérapie dans “le but de perturber la sécurité et la stabilité sociale”.
Du côté des malades, la crainte est pourtant bien réelle. En novembre 2022, l'association Attahadi de lutte contre le cancer a émis une alerte urgente : son président, Nabil Fathallah, avertit que le manque d'accès à plusieurs médicaments anticancéreux provoque la perte de vies humaines et a des effets dévastateurs sur la santé physique et mentale de nombreux patient·es.
Le manque de médicaments a même poussé le Centre national de greffe de la moelle osseuse à “suspendre les opérations”, déclare en septembre 2023 Dhaher Letaief, président de l’Association des moelles osseuses, qui invoque le manque de médicaments. Ces procédures représentent souvent le dernier recours pour les patient·es atteints de leucémie.
Les réseaux de solidarité
Face à la crise, les patient·es et leurs familles cherchent désespérément des alternatives, que ce soit par le biais des réseaux sociaux ou en sollicitant l'aide de proches à l'étranger.
Khaled, 58 ans, souffre d'épilepsie depuis son enfance. Son traitement : trois comprimés de Tegretol 400 par jour. Ce médicament l'aide à garder une certaine normalité quotidienne en évitant les crises. Mais depuis plusieurs mois, le Tegretol n'est plus disponible sur le marché tunisien.
Cette situation sème la panique dans la vie de la famille. "Il nous est devenu impossible de mener une vie normale en sachant que la seule solution est actuellement hors de portée”, déclare Samira, la femme de Khaled.
Pour remédier à cette situation, Samira sollicite l'aide de ses proches résidant à l'étranger : "Je demande au mari de ma sœur, qui voyage fréquemment, de m'en procurer." Cependant, cette solution comporte des inconvénients. Sans moyen de payer des devises à l’étranger, Samira et Khaled se retrouvent contraints d'échanger environ 200 dinars contre 60 euros tous les trois mois grâce à des bureaux de change informels.
D'autre part, si les médicaments de Khaled étaient auparavant pris en charge par la CNAM, la rupture de stock a changé la donne. Le couple est désormais contraint de dépenser son propre argent pour acheter les médicaments, car les autorités ne remboursent pas les traitements achetés à l'étranger.
D’autres personnes dans la même situation se sont tournées vers les réseaux sociaux. Des groupes ont vu le jour sur Facebook tel que “Winou Dwe” ( “Où sont les médicaments ?”) et SOS médicaments, et comptent au total 12000 membres. Chaque jour, des dizaines de publications de gens cherchant des médicaments pour lutter contre le cancer, l'Alzheimer, ou encore les maladies psychologiques. "Nous avons besoin de ce médicament en urgence pour un enfant de deux ans qui subit un traitement de chimiothérapie”, écrit une internaute. Sous sa publication, plusieurs commentaires relancent son message ou identifient des membres du groupe, sans succès pour l’instant.
D’autres se tournent vers les influenceur·ses pour pouvoir toucher le plus grand nombre de personnes dans l’espoir d’obtenir de l’aide. Amira a un compte instagram avec plus de 20.000 abonnés. “Au début, j’ai reçu quelques demandes pour publier des messages de gens cherchant des médicaments.”, raconte la jeune influenceuse à inkyfada, qui a accepté de publier les ordonnances sur son compte.
“Après ma première publication, les demandes se sont multipliées”. Chaque jour, Amira reçoit une dizaine de messages lui demandant de leur trouver des solutions. “Les gens sont désespérés. Un message publié sur mon compte peut leur offrir un peu d’espoir. Ils se disent que quelqu’un pourrait peut-être voir ma story et leur venir en aide.”
Pour l’instant, Samira et Khaled ont toujours pu s’en sortir en comptant sur leurs proches. Mais cette situation pèse sur leur quotidien et leur sérénité. “Manquer de sucre, de lait, de thé, de céréales, ça on peut l’endurer. Mais là, il s’agit d'une question de vie ou de mort”, déclare Samira.