Quinquennat de Kaïs Saïed : quel bilan pour l’économie tunisienne ?

Sous la présidence de Kaïs Saïed, la Tunisie traverse une crise économique sévère, marquée par une inflation galopante, une dette publique stagnante et un chômage élevé. Les choix politiques et économiques se heurtent à la réalité d’une population éprouvée, avec des effets dévastateurs sur les services publics et le pouvoir d'achat. 
Par | 17 Octobre 2024 | reading-duration 10 minutes

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Sous le mandat de Kaïs Saïed, la Tunisie fait face à une crise économique marquée par une dette publique stagnante et une inflation galopante. En mars 2022, l’agence de notation Fitch a abaissé la note du pays à « CCC », reflétant un risque élevé de défaut de paiement. 

Depuis, les indicateurs montrent une économie paralysée et de plus en plus dépendante des financements extérieurs. Cette fragilité a provoqué une flambée des prix et a aggravé les pénuries, touchant des biens essentiels comme les denrées alimentaires, les médicaments et le carburant.

Comment la dette publique et l’inflation ont-elles évolué sous Saïed ? 

“Le problème de la dette se pose chaque année... Il faut que le Fonds monétaire international (FMI), les institutions monétaires et le monde entier comprennent que l’être humain n’est pas juste un chiffre”, déclarait Kaïs Saïed en avril 2023, lors d’une commémoration à Monastir. Sous son mandat, le pays s’est enfoncé dans un cycle d’endettement, aggravé par des facteurs à la fois structurels et conjoncturels. 

Une dette publique stagnante mais lourde de conséquences

La dette publique représente l'ensemble des engagements financiers contractés par un État vis-à-vis de créanciers internes ou externes. Elle découle principalement de l'accumulation des déficits publics, c'est-à-dire lorsque les dépenses du gouvernement dépassent ses recettes sur une période donnée. 

La dette publique se divise en deux catégories : la dette intérieure, détenue par des citoyens et institutions nationaux, et la dette extérieure, détenue par des créanciers étrangers. Cette dette est souvent mesurée par rapport au produit intérieur brut (PIB) pour évaluer la capacité du pays à la rembourser. La dette publique peut aussi inclure des montant échus, c’est-à-dire qui n’ont pas été remboursés à leur date d’échéance, et des montants dus à des dates futures.

Si la dette publique a cessé d’augmenter de manière exponentielle à partir de 2020, elle demeure à près de 80 % du PIB en 2024. Selon Amine Bouzaïene, chercheur en politiques fiscales et budgétaires, la Tunisie est “piégée dans une spirale d’endettement”, avec des “dettes contractées dans la décennie écoulée qui nous rattrapent en termes de remboursement”

Lors d'une réunion en marge du Forum économique mondial de Davos, l' ex-Premier ministre Ahmed Hachani a affirmé que la Tunisie avait honoré toutes ses dettes extérieures échues en 2023. Cependant, la Tunisie fait toujours face à d'importantes dettes qui arriveront à échéance dans le futur. Selon la Banque centrale, bien que les échéances de 2023 aient été respectées, un portefeuille de dettes substantielles, dont environ 13,5 milliards de dinars en emprunts obligataires et 9,2 milliards en autres emprunts extérieurs, continue de peser sur ses finances publiques et freinent ses marges de manœuvre économiques. 

Cette situation a des répercussions directes sur les services publics et les conditions de vie de la population. Les ressources budgétaires sont en grande partie absorbées par le service de la dette, qui représente désormais 31,7 % du budget de l'État. Un chiffre plus de trois fois supérieur aux dépenses en éducation et six fois plus élevé que celles de la santé. “L’impact de la dette sur la Tunisie est considérable. C’est du pouvoir d’achat en moins et des droits économiques et sociaux qui reculent”, affirme Bouzaïene. 

Le déclin des services publics, autrefois piliers de la mobilité sociale, se traduit par une pression accrue sur les ménages, en particulier ceux des classes moyennes, qui doivent souvent se tourner vers le secteur privé pour se soigner. “ll n'y a plus d'investissements publics, on ne recrute plus. La pharmacie centrale est dépassée et n'arrive plus à satisfaire les demandes en termes de médicaments. Les hôpitaux sont en état de délabrement. Pareil pour l'éducation”, regrette Bouzaïene.

L’inflation et ses effets sur les pénuries

L'inflation est le taux d'augmentation des prix sur une période donnée. Elle représente comment les coûts des biens et des services augmentent dans une économie, généralement mesurée par des indices comme l'indice des prix à la consommation (IPC). Par exemple, si l'IPC d'une année est de 100 et qu'il atteint 110 l'année suivante, cela indique une inflation de 10 % sur cette période. En général, une inflation modérée est considérée comme bénéfique pour l'économie, car elle encourage les dépenses et l'investissement, tandis qu'une inflation trop élevée ou trop basse peut entraîner des problèmes économiques​.

L’inflation, quant à elle, a atteint des niveaux alarmants. En février 2023, elle culminait à 10,4 %, provoquant une flambée des prix des produits de base et des pénuries récurrentes. La pandémie de COVID-19 et la guerre en Ukraine, ayant perturbé l’approvisionnement en blé, ont accentué cette crise. Toutefois, Bouzaïene souligne que “bien avant le Covid et le conflit russo-ukrainien, la Tunisie souffrait de causes structurelles importantes, notamment une dépendance alimentaire construite sur des politiques d’austérité, ce qui nous rend extrêmement vulnérables aux chocs mondiaux.” 

Quelles ont été les relations entre la Tunisie et les institutions financières internationales ?

Durant le mandat de Kaïs Saïed, les relations entre la Tunisie et les institutions financières internationales, notamment le Fonds Monétaire International (FMI), ont été marquées par des tensions croissantes et des incertitudes. Saïed a affiché une volonté de rupture, mais qui, en pratique, a accentué l'isolement économique du pays sans offrir de véritables alternatives viables.

Des tentatives de distanciation avec le FMI 

Dès son arrivée au pouvoir, Kaïs Saïed a cherché à se distancier des institutions comme le FMI. “Les diktats du FMI, qui n'engendrent qu'un plus grand appauvrissement, sont inacceptables”, déclarait-il le 6 avril 2023, en visite à Monastir. Amine Bouzaïene souligne que Saïed “a le mérite d’avoir tenté de prendre ses distances” avec ces organisations, en rejetant certaines réformes exigées par le Fonds, comme la réduction des subventions sur les produits de base et la privatisation des entreprises publiques.

Selon lui, cette posture ne semble pas relever d’un calcul électoraliste, mais d’une volonté sincère de contester le modèle économique néolibéral imposé par ces institutions. Toutefois, sans politique économique pour générer de nouvelles recettes, ce choix reste sans véritable impact. Par ailleurs, en 2023, l’État avait réduit les subventions sur les produits de base, une mesure conforme aux recommandations du FMI mais qui a affaibli encore davantage le filet de sécurité dont dépendent les ménages les plus vulnérables.

L'isolement international et les négociations bloquées

Cependant, cette tentative de rupture a eu des conséquences importantes. En octobre 2022, un accord de principe avait été conclu entre la Tunisie et le FMI pour un plan de sauvetage de 1,9 milliard de dollars, mais les négociations ont rapidement stagné. Le report de cet accord a provoqué une réaction virulente de la communauté internationale, notamment de l'Union européenne et des États-Unis, qui ont fait pression pour que la Tunisie accepte les conditions du FMI. Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, a même affirmé que la "Tunisie risquait l'effondrement” si un accord n’était pas trouvé.

En parallèle des tensions avec le FMI et l’Union Européenne, la Tunisie a également vu ses relations avec la Banque mondiale se détériorer. En mars 2023, la Banque mondiale a suspendu son cadre de partenariat avec la Tunisie, une décision motivée par la montée des violences contre les migrant·es subsaharien·nes à la suite d’un discours controversé du président sur l’immigration irrégulière. Un cadre de la Banque mondiale, ayant requis l'anonymat, avait déclaré à La Tribune, que la suspension du partenariat rendait très incertain tout nouvel octroi de financement à la Tunisie “avant que la situation ne se clarifie”.

L’impasse financière et l’absence d’alternatives

L’absence d’un accord avec le FMI a mis la Tunisie dans une situation délicate, limitant considérablement ses possibilités de lever des fonds sur les marchés financiers internationaux. “Le risque d’un non-accord avec le FMI c’est que la Tunisie soit isolée et ne puisse plus lever facilement les fonds auprès de ses bailleurs de fonds traditionnels. Le FMI reste un pilier incontournable pour les mécanismes d'emprunt pour des pays comme la Tunisie”, rappelle Amine Bouzaïene. Cette dépendance, même si elle est contestée par Saïed, rend la tâche de financement des déficits encore plus difficile, accentuant ainsi l’isolement du pays. 

Face à cette impasse, Kaïs Saïed a souligné la nécessité de compter sur soi-même et de récupérer les fonds "volés" par les anciennes élites politiques. Mais selon les expert·es, cette solution est peu réaliste. Le projet de réconciliation pénale, bien que alléchant en théorie, reste utopique, les fonds récupérables étant infimes comparés aux besoins financiers du pays, et surtout basés sur des rapports rédigés en 2011 après la révolution.

Bouzaïene souligne que malgré les discours fermes du président, “il n’y a pas de politiques qui soient à la hauteur” pour résoudre ces problèmes structurels.

Quelles mesures ont été prises pour lutter contre le chômage et avec quels résultats ? 

Les tensions structurelles de l'économie tunisienne se reflètent aussi dans le marché du travail. Depuis 2019, la situation de l'emploi n'a cessé de se détériorer. En 2024, le chômage touche  16 % de la population active, contre 15,3 % en 2019, selon l'Institut National de la Statistique (INS). 

Les femmes et les jeunes sont les plus durement frappé·es.  “Sur les cinq dernières années, la situation de l'emploi est catastrophique”, constate Hafedh Ateb, consultant et ancien directeur général de l’Agence nationale pour l’Emploi et le Travail Indépendant (ANETI).

Des chiffres alarmants 

Malgré l'ampleur de la crise, Hafedh Ateb déplore l' absence de mesures concrètes : “Il n'y a eu aucune mesure, aucun mécanisme”, affirme-t-il. Entre 2019 et 2024, l'agriculture et le secteur des services ont créé 75 000 et 64 000 emplois respectivement, mais la majorité restent informels, sans protection sociale, explique Ateb. En parallèle, l'industrie et le bâtiment ont perdu 167 000 emplois en cinq ans. Rien qu'entre juin 2023 et juin 2024, 70 000 emplois industriels et 60 000 dans le bâtiment ont disparu. “En une année, c’est énorme”, souligne-t-il.

Fuite des cerveaux et pertes d’emplois : un bilan préoccupant

Face à la dégradation croissante du marché du travail, de nombreux·ses Tunisien·nes, notamment les diplômé·es, ont vu dans l'émigration une échappatoire. Hafedh Ateb observe une baisse de la demande d’emplois de 18 000 personnes par an : “Où sont partis ces gens-là ? Ils ont émigré. Les diplômés ne pensent plus à chercher du travail en Tunisie.” 

En parallèle, le bilan des cinq dernières années est sans équivoque : la Tunisie a enregistré 15 000 pertes d'emplois annuellement sous la présidence de Kaïs Saïed, une situation qualifiée de “catastrophique” par Ateb. Cette hémorragie d’emplois, combinée à l'émigration massive, aggrave la crise économique du pays. Les mesures prises, ou plutôt leur absence, n'ont jusqu'à présent pas permis de freiner la montée du chômage et l'exode des talents.

Comment le déficit budgétaire s’est-il creusé, notamment à travers les lois de finances ? 

Sous le mandat de Kaïs Saïed, la situation budgétaire en Tunisie a été marquée par une augmentation préoccupante du déficit budgétaire, en grande partie due aux conséquences de la pandémie de COVID-19 et à des défis économiques structurels persistants. 

Le déficit budgétaire désigne la situation où les dépenses d'un gouvernement ou d'une entité publique dépassent ses revenus sur une période donnée, généralement une année. Cela entraîne une insuffisance des recettes par rapport aux dépenses, ce qui peut conduire à un accroissement de la dette publique, l'État devant emprunter pour combler cette différence. Le déficit est souvent exprimé en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) pour évaluer la soutenabilité des finances publiques.

Un déficit persistant

Depuis 2019, le déficit a connu des variations significatives, culminant à près de 10 % du PIB en 2020, un chiffre révélant la vulnérabilité de l'économie tunisienne face aux chocs externes et internes.

“Le déficit budgétaire a atteint son record en 2020. À partir de là, on est dans une tendance décroissante”, explique Amine Bouzaïene. Malgré une légère reprise des finances publiques et une tendance positive, le déficit a été maintenu à des niveaux élevés, se chiffrant à  7,7 % du PIB en 2022 et 7,2% en 2023. Les lois de finances adoptées durant cette période ont tenté de trouver un équilibre entre la nécessité de stabiliser l'économie et celle de répondre aux attentes de la population. Mais la dépendance aux recettes fiscales et aux subventions témoignent de l'urgence de réformes structurelles pour diversifier les sources de revenus et maîtriser les dépenses de l’État. 

Des mesures d'austérité en réaction à la crise  

Bien que la réduction du déficit par rapport au PIB puisse sembler positive, cette amélioration doit être nuancée par le contexte économique global de la Tunisie. Cette légère amélioration a été largement le fruit de mesures d’austérité. Le gouvernement a opté pour des hausses d’impôts et des réductions de dépenses publiques, et si ces mesures peuvent avoir des effets à court terme, elles ne résolvent pas les problèmes structurels de l'économie tunisienne. Dans un rapport publié en janvier 2024, l'Observatoire tunisien de l'économie alerte sur la hausse constante de l'endettement pour les finances futures, pointant également une hausse de 18,7 % des dépenses consacrées au service de la dette. Un “fardeau considérable pour les budgets futurs”, selon l’Observatoire.