Quand l’État se désengage, les mères célibataires sont livrées à elles-mêmes

Alors que le 13 août, la Tunisie célèbre le 68ème anniversaire du Code du statut personnel et ses avancées en matière de droits des femmes, les mères ayant un enfant hors mariage font face à de nombreux défis : réprobation sociale, défaillances juridiques, précarité économique… Malgré le soutien de quelques associations, elles sont délaissées par l'État. 
Par | 13 Août 2024 | reading-duration 6 minutes

À Nabeul, dans le centre de La voix de l’enfant, les puéricultrices en blouses roses s’affairent à garder une dizaine de bébés, loin de la chaleur extérieure du mois de juillet.  

“L’été, c’est toujours un peu plus compliqué, certains bénévoles partent en vacances et puis là, on s’apprête à accueillir quatre nouveaux enfants”, raconte Saloua Abdelkhalek, directrice de l’association, en traversant un couloir vitré, donnant sur la chambre où des nouveaux-nés font la sieste. 

Au sein de l’association, chaque assistante maternelle est responsable d’un à deux enfants : “on les garde pour les mères qui ne peuvent pas assurer leur charge, le temps qu’elles se remettent sur pied”, détaille la directrice. En 2023, selon le rapport annuel de l’association, 33 nouvelles mères célibataires ont eu recours à l’aide du centre. 

Des mères en situation de vulnérabilité 

Hanane, une ancienne bénéficiaire, est de passage dans les locaux. À 37 ans, la mère de famille vient récupérer quelques dons de vêtements pour ses deux enfants, désormais âgés de 10 et 13 ans. Depuis son accouchement en 2011, elle continue à être assistée par l’association. 

À 37 ans, Hanane, mère de deux enfants, continue à bénéficier du soutien de l’association. Crédit : Emma Larbi

À l’époque, alors qu’elle est ouvrière dans une usine de textile, Hanane apprend qu’elle est enceinte de quatre mois. Cette nouvelle a profondément bouleversé la jeune femme, alors âgée de 23 ans. “Même si le délai légal était dépassé, j’ai trouvé un médecin à Tunis qui acceptait de me faire avorter”, se rappelle-t-elle, “je préférais prendre le risque de mourir que de garder l’enfant”. 

Elle a ensuite réussi à collecter la somme de 800 dinars, grâce à la contribution de quelques ami⸱es, pour se faire opérer. Finalement, un contretemps empêche Hanane de se rendre à la capitale et l’intervention n’a pas lieu.

Sans son consentement, le médecin de Hanane finit par révéler la grossesse à sa sœur. Cette nuit-là, alors qu’elle dormait dans sa chambre, son aînée tente de l’étouffer avec un coussin. “Quelques temps après, elle m’a convaincu de boire suffisamment de raticide pour mourir avant que notre mère n’apprenne ma grossesse”. Hanane raconte être secourue de justesse par son père et raccompagnée à l'hôpital où elle accouche peu de temps après d’un garçon.

Dès lors, en mettant au monde un enfant hors mariage, elle s’inscrit dans une catégorie de la société peu considérée. “[En 2011], il était impossible d’avoir accès aux données nationales sur les naissances hors mariage, tout était mis sous le tapis : le nier, c’était une manière d’invisibiliser le phénomène”, explique Anne Le Bris, sociologue à l’Université Rennes 2.   

Depuis, l’État a communiqué des statistiques à ce sujet. Selon les données de l’Institut national de la Protection de l’enfance (INPE), 848 naissances hors mariage ont été enregistrées en 2022, contre 802 en 2021. 

Cependant, les grossesses hors-mariage ne seraient pas un phénomène nouveau : “ le fait de se marier jeune avait endigué pour une part la sexualité prénuptiale au sein des générations précédentes” , écrit* la docteure en sociologie. En Tunisie, il existe un flou juridique autour des relations sexuelles hors mariage, qui ne sont pénalement réprimées qu’en cas d’adultère, c'est-à-dire, lorsque l’une des parties est mariée, et que son époux·se porte plainte. “Même si la loi est peu appliquée, sa portée symbolique a des conséquences non négligeables sur les attitudes et les représentations dans l’imaginaire collectif” , poursuit Anne Le Bris.   

Les femmes enceintes hors mariage à l’épreuve de la société

Qu’elles résultent d’une relation consentie ou d’un viol, les grossesses des femmes non mariées restent tues. En essayant de s’éviter le jugement de leur entourage, ces nouvelles mères choisissent souvent la discrétion. 

"À la maison, j’ai réussi à cacher ma grossesse jusqu’au huitième mois grâce au port de vêtements amples”, se remémore avec émoi Hanane, qui vivait alors avec ses parents. “Plus l’accouchement s'approchait, plus je voulais fuguer”. 

À la suite de son accouchement, Hanane est mise à la rue. Pendant une semaine, elle dort donc dans le jardin de l'hôpital, où elle se faufile la nuit avec son nouveau-né. Pour rétablir les liens avec ses proches, elle se marie à un homme qu’elle n’aime pas. “Ça me permettait de réintégrer ma famille, même ma soeur est venue au mariage”, souligne-t-elle.

Mais peu de temps après, la nouvelle épouse regrette cet homme absent et négligeant. “Il m’avait pourtant promis de considérer mon fils comme le sien”, déplore-t-elle. “ Je croyais qu’être mariée allait arranger ma situation, mais j’étais finalement plus heureuse quand j’étais seule avec mon fils”, ajoute la jeune mère.

Maram*, âgée de 25 ans, a été plus chanceuse que d’autres. Alors qu’elle apprend sa grossesse au quatrième mois, sa mère lui impose un ultimatum : l’avortement ou la rue. La jeune femme décide alors de fuir chez sa belle-mère et sa demi-sœur. 

Pour lui éviter le jugement de la société, sa famille décide de raconter à leurs proches que Maram s’est mariée en secret. “Le père de mon fils était alors emprisonné”, précise-t-elle. “Ma mère m'en a voulu pendant ma grossesse, mais dès qu’elle a vu son petit-fils, elle a souhaité renouer les liens et j’ai pu rentrer chez moi”.

À l'hôpital, le personnel médical savait que j’étais mère célibataire”, assure Maram, ”et j’ai ressenti le jugement de certaines des infirmières”. 

Alors que son fils subit des complications à la naissance et doit rester sous observation, une infirmière lui rétorque “de toute façon, ton fils ne partira jamais avec toi”, raconte-t-elle, " alors j’ai eu peur qu’on me le prenne”. Pour Anne Le Bris, “parce qu’elles ont ‘fautées’, elles étaient perçues comme de vraies parias."

"J’ai le souvenir de femmes recevant des discours moralisateurs, des mères entassées à deux par lit, invectivées de ‘cas sociaux’, ou privées des dons offerts généralement pour l’Aïd” , détaille la chercheuse.  

Ce regard, Maram l’a subi dans son quartier : “Dans la rue quand je promène mon fils dans sa poussette, je vois les gens me dévisager, on m’a déjà fait comprendre que j’étais une ‘pute’", déplore la jeune femme, “Aujourd’hui, mon fils a trois ans et quand le moment arrivera où il sera traité de ‘bâtard’, je serai là pour le défendre”. 

  Le soutien des associations : nécessaire mais fragilisé  

Quelques structures associatives permettent d’accompagner ces mères célibataires dans leurs démarches juridiques et sociales, mais sur l’ensemble du territoire, elles restent peu nombreuses. “Il vaut mieux peu de centres qui seraient suffisamment financés et avec des personnels bien formés qu’une multiplication de lieux vides et peu professionnels”, commente Samia Ben Messaoud, présidente de l’association Amal pour la famille et l’enfant. 

Institution majeure dans le milieu féministe, l’association, ouverte en 2001, dispose d’un centre d'hébergement en banlieue de Tunis. Au sein de l’établissement, dix-sept femmes peuvent être hébergées tout au long de l’année. “On accueille les femmes dès leur neuvième mois de grossesse et les mineurs dès le septième mois”, explique la présidente.

Si sortir ces femmes et leurs nouveaux-nés d’un contexte d’isolement et d’instabilité est l’une des premières missions des centres associatifs, la réinsertion socio-économique est primordiale. “Quand elles intègrent l’association, nos assistantes sociales les aident à se construire un projet de vie”, explique Samia Ben Messaoud, “c’est une étape importante vers l’indépendance”.  

Suite à une formation reçue à La voix de l’enfant et après avoir enchaîné les emplois dans la restauration et le ménage, Maram peut désormais se projeter : “l’association collabore avec d’autres structures qui nous permettent de demander des prêts pour nous aider à entreprendre”, explique-t-elle, “j’ai déposé un dossier pour obtenir un financement afin d’ouvrir un petit commerce de vente de pain, j’attends toujours la réponse”.

Couturière, pâtissière et auxiliaire de vie… Chaque année, l'association Amal forme des femmes en situation de difficulté. Toutefois, la réinsertion socio-économique représente un défi de taille. La précarisation de ces métiers, associée à un taux de chômage important chez les femmes, fragilise les plus vulnérables d'entre elles. Si aucune donnée concernant les mères d’enfants nés hors mariage n’est disponible, selon l’Institut national des statistiques, le taux de chômage des femmes atteignait 22 %, contre 16 % pour l’ensemble de la société, au premier semestre 2024. 

Malgré leur rôle prépondérant, les associations dénoncent un désinvestissement de l’État. À Nabeul, bien que le centre soit sollicité régulièrement par les services de la protection de l’enfance, la dernière subvention publique “remonte à 2016”, déplore la directrice. 

Quant à Amal pour la famille et l’enfant, “le soutien de l’Etat est minime et irrégulier”, regrette Samia Ben Messaoud, “les subventions ne couvrent qu’une partie du financement de la crèche, nous permettant de garder les enfants quand les mères partent travailler”. Contacté par inkyfada, le ministère de la Famille, de la Femme, de l'Enfance et des Seniors n’a pas donné suite aux demandes d’inkyfada. 

Pour faire fonctionner ces structures d’accompagnement, les associations d’aides aux femmes comptent donc sur les financements des bailleurs de fonds. “Ce n’est pas un secret, on fonctionne presque uniquement grâce à la coopération internationale”, déclare Samia Ben Messaoud.

Mais depuis une année, le président de la République exprime sa méfiance à l’égard de ces financements étrangers de la société civile. Ainsi, le 10 octobre dernier, une proposition de loi visant à soumettre l’octroi d’aides financières extérieures à des autorisations préalables est débattu au parlement. Présentée comme une mesure de lutte contre “le blanchiment d’argent” et “les influences étrangères”, la proposition alarme les associations.   

“Le risque pour nous, c’est de faire face à la réticence des bailleurs de fonds s'ils doivent passer par les autorités”, explique Samia Ben Messaoud, “parce que l’objectif est de financer les projets qui sont les plus marginalisés par l’État”. 

Sans financement viable, les mères célibataires risqueraient de devenir des victimes collatérales d’un tournant législatif.