D’ici 2030, les incendies pourraient causer la perte de 180 000 hectares, soit 17% de la superficie forestière tunisienne. La hausse des températures et la baisse des précipitations semblent progressivement aggraver l’intensité des incendies. Depuis le début de l’année, des températures particulièrement élevées et des sécheresses ont été enregistrées dans plusieurs régions du monde, laissant craindre un risque incendie élevé pour l’été 2024.
Des incendies qui se multiplient
“Ces dix dernières années, on peut dire que le nombre et la surface des incendies sont beaucoup plus importants”, explique Chiraz Belhadj Khedher, géographe et membre du Centre régional de télédétection des États de l’Afrique du Nord.
Avant 2010, moins de 215 incendies sont enregistrés chaque année. En 2022, ce nombre grimpe à 549, soit une augmentation de plus de deux fois et demie. En 2017, les surfaces touchées par les incendies atteignent un niveau record : 17 300 hectares. Quatre ans plus tard, en 2021, ce record est dépassé de près de 50%, avec 25 808 hectares brûlés.
Nombres d'incendies forestiers et superficies touchées en hectares en Tunisie entre 2007 et 2022
Évolution du nombres d'incendies et de surfaces touchées en Méditerranée
Aujourd’hui, la télédétection permet de prévenir et de suivre l’évolution des incendies avec précision. Cependant, cela n’a pas toujours été le cas. “70% des surfaces incendiées enregistrées depuis 2000 ont été sous-estimées”, selon Chiraz Belhadj Khedher.
Les marges d’erreurs dans le référencement national des incendies sont dues à “des investigations rapides ou à une volonté politique de minimiser les dommages”, poursuit la chercheuse. Dans une étude publiée en 2017, la chercheuse et ses pairs révisent les analyses nationales. En 2010, par exemple, 3037 hectares ont été ravagés par les flammes, un chiffre qui contredit les déclarations officielles ne comptabilisant que 806 hectares.
Aires brûlées annuellement selon deux recensements
Malgré la variabilité des incendies d’une année à l’autre et le manque de précision de certaines données, de grandes tendances se dessinent. La région du nord-ouest reste la principale touchée, autant par le nombre de départs d’incendies que par l’ampleur des surfaces brûlées.
Répartition nationale des feux de forêts en Tunisie
Ce phénomène s'explique d'une part par l'étendue du domaine forestier, qui couvre plus de 20 % de certains gouvernorats du nord-ouest, et d'autre part par la composition de ces forêts. En effet, le pin d'Alep, une espèce particulièrement inflammable, est la plus répandue sur le territoire, recouvrant 361 221 hectares de forêts.
Dans cette région, en 2023, les incendies de la délégation du Krib à Siliana et de Malloula à Jendouba détruisent “environ 1200 hectares chacun”, détaille Mohammed Noufel Ben Haha, directeur général de la DGF.
“En deux jours, la surface brûlée a été presque équivalente aux surfaces brûlées pendant les trois jours précédents. L’incendie de Malloula est vraiment catastrophique car ça a touché les habitations”, indique Chiraz Belhadj Khedher.
À Jendouba, 300 habitant·es sont évacué·es par la mer et plus de 156 personnes sont transférées à l’hôpital en raison de difficultés respiratoires. Déclenché le 18 juillet, les flammes touchent près de 500 hectares en seulement trois jours avant d’être maîtrisé. Deux jours plus tard, des vents violents provoquent une reprise du feu, affectant cette fois-ci plus de 500 hectares en seulement deux jours. Pour faire face à l’ampleur des flammes, l’Office nationale de la Protection civile (ONPC) fait appel à des brigades du sud et du centre du pays, ainsi qu’à un bon nombre de volontaires.
La Tunisie moins touchée par les incendies, dans la région
En Tunisie, l’augmentation globale du nombre d'incendies et de leurs surfaces constatée par les différent·es expert·es suit une tendance régionale. Cependant, le pays reste beaucoup moins touché que ses voisins, aussi bien en termes de nombre d’incendies que d’hectares.
“Les espaces forestiers en Méditerranée du Nord sont plus importants, les dégâts sont donc plus impressionnants”, commente Chiraz Belhadj Khedher.
Nombres de feux annuels en Tunisie et nombres de feux moyen en Méditerranée
Entre 2017 et 2023, le nombre d’incendies annuels dans la région méditerranéenne a presque triplé, passant de 1175 à 4890 en six ans.
En juillet 2023, une vague de chaleur sur le bassin méditerranéen cause plusieurs feux de grande envergure. Des milliers d’hectares ont brûlé, de l’Algérie à la Grèce, en passant par l’Italie. Cette année s’inscrit dans une tendance croissante et continue du nombre d'incendies dans la région, tendance qui dure depuis une décennie.
Plus récemment, depuis le début de l’année 2024, des températures particulièrement élevées et des sécheresses ont été enregistrées dans plusieurs régions du monde, laissant craindre un risque incendie important pour les mois à venir.
À l’avenir, la région pourrait être plus en proie aux étés incendiaires et donc aux risques d’incendies. D’après une étude d’Alexandre Tuel et Elfatih Eltahir, la Méditerranée pourrait devenir un hotspot du changement climatique. Selon leurs projections, les températures et précipitations augmenteront dans l’ensemble des régions du monde, sauf dans la région méditerranéenne qui verra ses précipitations diminuer d’entre 10% et 60%.
Des causes multiples
Avec le déclin des précipitations, les projections climatiques prévoient une diminution du nombre de jours consécutifs de pluie dans l’ensemble du pays. Cela entraînera une augmentation des sécheresses qui auront un impact sur l’humidité des sols, entre autres. “Ce ne sont pas les forêts en elles-mêmes, mais leur dessèchement”, explique Chiraz Belhadj Khedher. “C’est ça le risque”.
À l’échelle mondiale, la durée de la saison à risque pour les incendies a augmenté de 20% entre 1979 et 2013. En Tunisie, celle-ci s’est étendue de deux à trois mois, ces dernières années. Récemment, il a ainsi pu être démontré que l’allongement des périodes de dessèchement de la végétation a pour impact direct l’allongement des périodes d’incendies et l’élargissement des zones à risque.
“La période de risque incendie s’est [...] allongée car on a pu voir une augmentation des mises à feu tout au long de l’année”, explique Chiraz Khedher Belhadj. “ L’année dernière, nous avons même eu des incendies au mois de décembre. Il y a bien un allongement de la période de dessèchement”.
Depuis les années 1980, l’allongement de la période de dessèchement a eu pour principale conséquence l’augmentation de la fréquence de grands feux. L’impact de ce phénomène reste de moindre ampleur en Tunisie contrairement à des régions comme l’Australie, la Sibérie ou encore la Californie, où ces grands feux sont particulièrement dévastateurs.
“Ces dernières années, d'après les statistiques, il y a un nombre élevé d'incendies, qui restent maîtrisables en termes de superficie. Cependant, exceptionnellement, il y a de grands incendies”, explique Mohamed Noufel Ben Haha.
Dans le sud de la Méditerranée, un phénomène en particulier “favorise la propagation [des feux] et peut rendre les incendies ingérables”, explique Chiraz Belhadj Khedher. Le sirocco, ce vent chaud du Sahara, participe à l’augmentation des températures de plus de 5°C, tout en diminuant le taux d’humidité de l’air.
En effet, une fois le feu déclenché, ce sont les éléments climatiques qui déterminent l’ampleur de sa propagation. Une végétation sèche, des températures élevées et des vents forts constituent les principaux facteurs favorisant une progression rapide du feu. Dans la plupart des cas étudiés, “cinq jours avant et après l’incendie, ces facteurs sont à leurs extrêmes”, explique Chiraz Belhadj Khedher.
“Au cours de la saison estivale, le manque de pluie rend l'inflammabilité des espèces très forte, ce qui explique le nombre important des feux de forêts”, appuie Brahim Jaziri, géographe et enseignant-chercheur à l’Université de Tunis.
Selon lui, la végétation ne s’enflamme pas seule. Qu’ils soient accidentels ou volontaires, “les incendies sont majoritairement déclenchés par l'homme”, explique-t-il. Le chercheur établit un lien direct entre le défrichement et l’augmentation des incendies. Cette pratique, courante en Tunisie, a souvent été utilisée en période de crise sociale ou d’instabilité politique, un phénomène particulièrement visible depuis 2011.
“Mettre le feu est le moyen le plus simple et le plus efficace pour défricher et agrandir ces parcelles agricoles”, explique Brahim Jaziri.
D'après Florent Mouillot, “la Tunisie a vu ses surfaces brûlées multipliées par six après la révolution de 2011”. Plus récemment, “après le Covid, il y a eu un petit pic, car la structure de l'État s’était affaiblie, les espaces forestiers étaient moins gardés et les gens ont cherché à en gagner”, ajoute Brahim Jaziri.
Des moyens de lutte contre les feux, insuffisants mais évolutifs
Dès les premières flammes, les agents forestiers sur place interviennent directement pour limiter leur propagation, en attendant l’arrivée des agents de l’Office national de la Protection civile (ONPC).
Malgré la rapidité d'intervention et l’étroite coopération entre la DGF et l’ONPC, le manque de ressources humaines et matérielles reste un obstacle majeur pour affronter les feux. Sans canadair, l’avion bombardier d’eau, intervenir dans des zones difficiles d’accès rend l’intervention plus longue et périlleuse.
En 2022, la Présidence tunisienne demande l’aide de l’Algérie pour faire face aux multiples départs de feux dans la banlieue sud de Tunis. Un an plus tard, une demande est adressée à la Direction générale pour la protection civile et les opérations d’aide humanitaire européennes (ECHO) lorsque huit gouvernorats sont touchés. L’Espagne envoie à cette occasion une équipe logistique ainsi que deux canadairs pour accéder aux zones les plus difficiles d’accès pour éteindre le feu de la région de Malloula.
“Cela fait des années que nous avons des coopérations avec des pays internationaux dont l’Allemagne, l’Italie et la France, notamment pour la formation des agents. Nous avons signé en mars 2018 une convention avec l’Union Européenne qui nous donne accès à une assistance internationale”, explique le colonel Moez Triaâ, porte-parole de la Protection civile.
L’acquisition de nouveaux matériels et l’entretien des forêts nécessitent de grands moyens. “Et les grands moyens, il n’y en a pas”, s’exclame le directeur général de la DGF. Alors, les deux organismes d’État font au mieux pour diminuer les risques : l’ONCP incite les volontaires à rejoindre leurs brigades tandis que la DGF développe un programme de nettoyage des pistes et tranchées pare-feux.
“On essaye d'intervenir avec les moyens qu'on a, pour assurer l'aménagement des zones prioritaires, essentiellement situées dans le nord-ouest”, explique Mohamed Noufel Ben Haha. De plus, un dispositif d’urgence a été mis en place pour les zones sensibles* qui ont été repérées. Pendant toute la saison à risques, des agents, équipés du matériel nécessaire, y sont présents 24 heures sur 24.
“Ce sont des petits moyens qui sont très efficaces sur le terrain et qui permettent de maîtriser les feux dès le démarrage. Le temps peut faire perdre beaucoup de terrain”, explique le Directeur général.
Après les flammes
“Depuis 2016 jusqu’à aujourd’hui, nous avons perdu 56 000 hectares de forêts, dont une grande partie peut se régénérer naturellement”, explique Mohamed Noufel Ben Haha, directeur général de la DGF. Dans la forêt de Malloula, qui reste en grande partie noircie, la végétation reprend vie au pied des arbres. “Il faut laisser la nature faire son travail”, commente Brahim Jaziri.
Sur les hauteurs de Malloula, la végétation reprend vit un an après entre les arbres calcinés. Crédit : Claire Porcher
La forêt ne doit pas être reboisée directement après les feux, mais doit être nettoyée de tout le bois brûlé, afin d’éviter la prolifération d’insectes parasites qui attaquent les arbres sains.
En revanche, “si après cinq ans, il n’y a pas de repousse naturelle, il faut dans ce cas mener des actions de reboisement”, poursuit-il.
La DGF, chargée de l’effort de reboisement des forêts, estime à près de 16 000 hectares la surface qui mériterait d’être reboisée ou de faire l’objet d’une régénération assistée. Ainsi, malgré les efforts déployés, le reboisement reste insuffisant pour compenser les surfaces perdues. Par ailleurs, “après 2011, les terrains reboisés ne cessent de diminuer, on est arrivé à des surfaces très faibles, toutes formes comprises, des forêts du nord jusqu’à celles du centre de la Tunisie”, explique Brahim Jaziri.
“Le reboisement demande beaucoup d’investissement et il n’y en a pas assez. Après la révolution, les moyens sont devenus de moins en moins élevés, il y a moins d’entretien”, analyse le géographe. En effet, le reboisement des forêts n’est pas toujours réussi.
Pour Jaziri, la raison de la baisse du taux de réussite du reboisement en Tunisie “est le choix des espèces”. Les espèces endémiques, comme le chêne liège, le caroubier ou l’olivier sauvage, ont longtemps été négligées au profit de l’eucalyptus. Cette espèce est en réalité invasive et particulièrement inflammable. “Elle est aussi toxique pour les autres espèces : elle baisse la qualité de la biodiversité et ne laisse rien pousser au sol”, ajoute-t-il.
Conscient des limites de ce type de reboisement, la Direction générale des forêts a récemment choisi de favoriser les forêts mixtes, composées d’espèces variées et plus endémiques. L’idée est désormais de réintroduire des espèces endémiques lors des reboisements pour “à la fois, réduire le risque d’inflammation du couvert végétal et garantir à la population forestière une variété de produits sur toute l’année”.