“J’ai toujours peur de l’autoroute, quand il pleut la nuit”, confie Issra*, la vingtaine. Il y a deux ans, la jeune étudiante est victime d’un accident de la route à Tunis. “Il m’a fallu un an avant de reconduire normalement… Et parfois, je fais encore des crises d’angoisses”.
Cette nuit-là, Issra prend la voiture avec un proche, à 3 heures du matin, pour se rendre à l’aéroport. “Il pleuvait des cordes et le brouillard était à son maximum”, explique-t-elle. En plus des conditions météorologiques défavorables, qui empêchent les pneus d’adhérer à la chaussée, la jeune femme souligne que la route n’était pas éclairée.
“Il n’y avait aucune lumière”, déplore Issra. “Les gens étaient obligés d’allumer les grands phares. Tu éblouis celui d’en face qui arrive, et une catastrophe peut vite arriver.”
Alors que le véhicule avance difficilement, la buée s’accumule sur le pare-brise. Puis soudainement, le conducteur heurte un séparateur en béton et perd le contrôle du véhicule : “On ne voyait rien, on conduisait dans le vide… D’un coup la voiture a fait des tonneaux et s’est complètement renversée”.
Le véhicule dans lequel se trouvait Issra, retourné, sur la chaussée glissante et mal éclairée. Les primo-intervenants : des routiers qui se trouvaient sur les lieux de l’accident.
“Dans l’immédiat il n’y avait pas de secours”, explique la jeune femme. “Je me suis faite secourir par des camionneurs qui partaient au travail. Ils m’ont emmenée à l’aéroport”. Constatant qu’elle n’est pas blessée, elle décide de prendre l’avion, et se rend à l’hôpital une fois arrivée à destination, en Suisse.
“Je dirais que les blessures émotionnelles étaient pires”, confie Issra, qui reconnaît avoir été chanceuse, et avoir surtout suivi les règles de sécurité routière : “sans la ceinture de sécurité, je pense que je serais morte."
Selon les données officielles, le “manque d’attention” et la “vitesse” sont les principales causes d’accidents mortels. De son côté pourtant, Issra assure que le conducteur roulait à une vingtaine de kilomètres-heure, et qu’il n’utilisait pas de téléphone. “C’était déjà assez compliqué comme ça !”.
Le comportement des usager·es est au cœur des campagnes de prévention officielles. À l’occasion de l’Aïd el-Adha par exemple, les autorités recommandaient aux Tunisien·nes de “conduire avec modération et de respecter la loi” . Quelques jours plus tard, le ministère de l’Intérieur annonce le lancement de la campagne “vacances en sécurité", s’étalant du 1er juillet au 15 septembre (l’une des périodes les plus meurtrières de l’année sur les routes tunisiennes). Son slogan : “ votre sécurité, la responsabilité de tous” .
Pourtant, sans nier le rôle que peuvent jouer les comportements à risque dans la survenue d’accidents*, force est de constater que les dysfonctionnements structurels portent aussi une part de responsabilité dans l’insécurité routière. État des infrastructures, organisation des services d’urgence, faiblesse des études statistiques ou encore manque de coordination… Les lacunes s’accumulent - et avec elles, les mort·es.
2023 pourrait d’ailleurs déjà s’annoncer comme très meurtrière : avec 573 décès sur les 6 premiers mois, le nombre de morts a augmenté de plus de 33% par rapport à la même période en 2022. Il est aussi revenu à un niveau supérieur à 2019 pour la même période (549 morts).
16 mort·es pour 100.000 habitant·es
Depuis des années, l’Etat engage des efforts pour réduire la mortalité routière : élaboration d’une “stratégie nationale” de la sécurité routière en 2020, mise en place de programmes annuels d’études sur les accidents de la route, projets de modernisation des infrastructures avec la Banque africaine de développement, ou encore participation à des initiatives de l’ Union européenne et des Nations Unies dans le domaine.
Ainsi, des résultats positifs ont été atteints au cours de la dernière décennie. Globalement, le nombre de mort·es et de blessé·es dans des accidents de la route a baissé entre 2013 et 2022, même en tenant compte de l’effet artificiellement positif qu’a eu la pandémie de Covid-19 sur la sécurité routière*.
Au niveau régional, le constat est également encourageant : il y a vingt ans, les routes tunisiennes étaient parmi les plus dangereuses du Maghreb, juste derrière la Mauritanie et le Maroc, avec environ 23,35 morts pour 100.000 habitants. En 2019, avec 16,49 morts pour 100.000 habitants, la Tunisie se trouvait à la deuxième place de la région derrière l’Egypte, par ailleurs bien au-dessus de la moyenne africaine (27,21 morts).
Néanmoins, toujours en 2019, le pays restait classé à la 103ème place mondiale sur 183 en termes de mortalité. Ce bilan positif sur le temps long est également contrasté par une remontée récente de la mortalité routière sur les trois dernières années, après la pandémie.
Derrière des chiffres faussement encourageants, les défaillances statistiques
Ces statistiques présentent cependant plusieurs limites. Le chercheur Laurent Carnis, directeur de recherche à l’université Gustave Eiffel et auteur de plusieurs publications concernant la sécurité routière en Afrique, notamment sur la Tunisie*, souligne que pour analyser des tendances courtes ou longues “suppose d’avoir un appareil statistique efficace”.
En Tunisie, c’est l’Observatoire national de la sécurité routière (ONSR) qui est chargé de compiler ces données. Or, les statistiques sont loin d’être parfaitement exhaustives. Par exemple, aucune donnée cartographique précise n’est recueillie par l’Observatoire, ce qui ne permet pas d’identifier les axes les plus meurtriers.
Selon Laurent Carnis, “le problème de la fiabilité des données statistiques se pose dans de nombreux autres pays, parce que les moyens ne sont pas mis en œuvre pour collecter les informations statistiques.”
Surtout, l’ONSR se concentre principalement sur les comportements des usagers. L’observatoire fournit en effet des chiffres détaillés sur le nombre d’accidents, de morts et de blessés causés par “l’inattention”, la “vitesse”, le fait de “couper la voie” ou encore “l’alcool au volant” et la “conduite de nuit sans phares”.
En revanche, aucune mention n’est faite d’éventuels facteurs infrastructurels, comme l’état de la chaussée, l’absence de signalisation ou encore le manque de luminosité par exemple. “Si on se focalise sur les comportements, on va penser que tout relève des comportements”, avertit Laurent Carnis.
Contactée, l’ONSR n’a pas fourni à Inkyfada de détails permettant de comprendre la méthodologie derrière le recueil ou la construction des statistiques.
Les services d’urgences, préparés mais mal répartis
“Le nombre d’accidents n’augmente pas, c’est vrai”, concède Sabri*, médecin-major au SAMU 01*. “Mais le nombre d'accidents graves, lui, augmente beaucoup”, observe l’urgentiste. Entré au SAMU à la fin des années 1980, à quelques mois de la retraite, Sabri confronte les chiffres à son expérience, bâtie sur le temps long : “pour moi, on a reculé.”
“Il faut comprendre qu’en Tunisie, nous vivons une guerre civile”, s’exclame le médecin-major. "Il y a des morts et des blessés, chaque jour."
Sabri déplore un manque de moyens du SAMU. “Ce n’est pas un problème de matériel ou d’ambulance, mais surtout un problème humain”. Le médecin-major explique qu’une ambulance travaillant 24h sur 24 nécessite “environ 17 personnes” et un besoin important en personnel qualifié. Le SAMU peine à remplir ses effectifs : “Les budgets sont restreints pour le recrutement”, explique Sabri, “et énormément de diplômés partent à l’étranger… Cela nous gêne”.
La situation a un impact direct sur l’offre de soins d’urgence en Tunisie, notamment sur sa répartition territoriale. Des disparités apparaissent très vite, notamment vis-à-vis des régions de l’intérieur, qui sont moins bien desservies que la côte, et où la représentation des SMUR paramédicaux (sans médecin urgentiste) est plus importante. Cela implique que les patients ne peuvent pas bénéficier de certains gestes chirurgicaux ou encore d’anesthésie générale.
La situation est d’autant plus problématique que certaines de ces régions, moins bien couvertes, sont aussi bien plus sérieusement touchées par l’insécurité routière. Le gouvernorat de Kairouan par exemple : en moyenne, plus de 50% des accidents de la route y ont été mortels en 2021. Pourtant, il ne possède qu’une seule unité SMUR, basée dans la capitale régionale.
Pourcentage des accidents mortels selon les gouvernorats
En comparaison, le gouvernorat de Tunis, avec un taux de mortalité par accident à 14%, est de loin le mieux doté en termes de services d’urgences. Mais même dans la capitale, face au nombre important d’accidents, la situation devient de moins en moins tenable et les ambulancier·es sont débordés. Face à cette situation, le médecin-major Sabri appelle à rapidement “créer plus de SMUR.”
“Ce n’est pas normal d’intervenir sur un accident de la route dans le gouvernorat de la Manouba, à plus de 25 km de chez nous, parce qu'il n’y a pas de SMUR”
Le médecin-major déplore aussi le comportement des victimes, qui “appellent plus facilement la protection civile, étant donné le nombre de casernes", plus nombreuses que les services d’urgence. Une situation loin d’être optimale, car même si les pompiers ont un maillage territorial plus dense, ils ne disposent pas des mêmes capacités et méthodes de prise en charge.
“Ce sont des secours, ce ne sont pas des transports médicalisés”, explique Sabri. Selon le médecin, les unités des SMUR sont bien plus efficaces pour les accidents les plus graves : “Ce sont des ambulances de réanimation, avec des médecins urgentistes. Elles sont envoyées avec tous leurs moyens d’anesthésie, de ventilation, de monitorage, de défibrillation…”
En plus du manque de moyens, le médecin-major Sabri se plaint aussi d’autres facteurs compliquant l’action des services d’urgence. Par exemple, le code de la route tunisien stipule que les autres conducteurs doivent “faciliter la circulation”* des ambulances. Une disposition en pratique rarement respectée, ce qui irrite les secours. “Ce n’est pas normal !”, s’exclame l’urgentiste. “On a des lois adaptées, mais on ne les applique pas.”
Faire appliquer la loi : un objectif à deux vitesses
Plusieurs études réalisées ces dernières années sur la sécurité routière en Tunisie parviennent à un constat commun : en termes de lois, la problématique ne se situe pas tant sur la conception ou la quantité de textes, que sur leur application effective*.
Laurent Carnis parvient également à la même conclusion : “Il faudrait une application effective de la réglementation. Voilà l’enjeu”. Pour parvenir à un tel résultat, le chercheur défend notamment une conception réellement dissuasive des sanctions. “Si vous êtes pris pour un comportement prohibé et que la sanction est dérisoire, c’est comme si la réglementation n’était pas appliquée”, estime Laurent Carnis.
Néanmoins, l’application de lois répressives, ciblant les comportements à risque, ne saurait porter à elle seule la lutte contre la mortalité sur les routes. “Il faut de la normativité, mais pas seulement pour les comportements”, souligne Laurent Carnis, ajoutant qu’il est aussi nécessaire de veiller au “respect des bonnes pratiques des aménagements”.
En effet, la conception, la quantité et la qualité des infrastructures peuvent jouer un rôle important dans la survenue d’accidents. “En France, une enquête publiée il y a deux ans montre que les comportements humains sont à la source de 80% des accidents”, explique Laurent Carnis. “Mais les accidents sont aussi pour la plupart multifactoriels : de l’humain plus de l'infrastructure, de l’humain plus du véhicule…”
L’année dernière par exemple, le ministère de l’Equipement et de l’habitat annonçait le lancement d’une campagne de destruction des dos d’ânes illégaux. Un arrêté ministériel de 2017 prévoit en effet que les ralentisseurs de vitesse ne doivent pas dépasser dix centimètres de hauteur. À l’heure actuelle cependant, aucune donnée publique ne permet de quantifier ou d’évaluer les résultats de cette campagne, ni l’impact de ces dos d’âne sur les statistiques des accidents.
Néanmoins, des études scientifiques réalisées dans des pays et contextes différents attestent de l’importance d’un éclairage suffisant pour réduire la mortalité routière*.
Plusieurs normes internationales définissent aussi des exigences de performance minimale. Par exemple, la norme européenne de 2005, qui précise les objectifs de maintenance et d’uniformité de l’éclairage sur les routes. Une norme citée comme base de travail d’un référentiel de prescriptions techniques publié par le ministère des Affaires locales et de l’environnement en juin 2021 (quatre mois avant sa dissolution par le chef de l’Etat).
Sur la route-ceinture de Sousse, les principes de maintenance et d’uniformité de l’éclairage sont pourtant loin d’être respectés sur l’ensemble de l’infrastructure. La voie rapide entourant la métropole sahélienne, dont l’entretien est à la charge de la direction régionale de l’équipement, est à certains points totalement dépourvue de lumières.
Au sud de Sousse, le quartier défavorisé de l’Aouina et la commune pauvre de Zaouiet sont séparés par une portion non-éclairée de la route ceinture. Une situation qui pèse sur la sécurité des usagers de la route, mais aussi des piétons qui habitent la zone.
Mais du point de vue de la qualité des infrastructures routières, les inégalités entre Tunisiens se font surtout sentir à une plus large échelle. Comme pour la répartition des services d’urgences, certains gouvernorats, notamment ceux de l’intérieur disposent de routes moins nombreuses et moins modernes*.
Laurent Carnis juge que ces disparités sont amenées à “perdurer” dans le temps, car liées à des “phénomènes structurels”. Avant de rappeler que ce type de dynamiques sont loin d’être propres à la Tunisie : “En France on a la même problématique, avec des zones rurales relativement moins bien desservies que certaines zones urbaines”.
“Les gouvernorats ruraux et moins attractifs vont être relativement moins bien dotés en termes d'infrastructures médicales ou routières, ce qui les conduit à certains désavantages, et modifie les expositions au risque des usagers de la route”
Les initiatives citoyennes, moteur du changement ?
“La date inoubliable, c’est le 5 septembre 2011. C’était une catastrophe, une tragédie pour toute la famille”, commence par expliquer Afef Ben Ghenia. Ce jour-là, son frère meurt dans un accident de la route. Un drame personnel qui deviendra le point de départ d’un engagement citoyen, en poussant cette juriste à créer les Ambassadeurs de la sécurité routière (ASR) en 2013.
L’objectif de l’association : “devenir un appui et appliquer la pression nécessaire sur les décideurs”. Pour Afef Ben Ghenia en effet, améliorer la sécurité routière impose de dialoguer et de coopérer avec les acteurs étatiques concernés par la question.
Selon la présidente de l’ASR, “une réalité que l’on doit avouer et assumer, c’est que la sécurité routière n’est pas une priorité en Tunisie”. L’Etat accorderait plus de moyens à des questions identifiées comme plus urgentes, telles que “l’éducation ou le chômage”.
“Il est vrai, par exemple, que le pays traverse une crise économique. Mais je pense que la vie humaine n’a pas de prix”
Face au manque de volonté politique, mais aussi au “manque de moyens ou d’expertise” de l’Etat, Afef Ben Ghenia a choisi de faire de l’ASR un acteur chargé de “renforcer l’action du gouvernement”, dans une “démarche constructive”.
À Tunis, dans les locaux de l’association, le bureau de la présidente est ainsi parsemé d’études, de rapports, de documents d’évaluation, de formation ou encore de sensibilisation… Un arsenal permettant à l’ASR d’impacter directement les politiques publiques.
Le 5 juin 2023 par exemple, le journal officiel publiait le décret n°2023-454, apportant une modification à la législation existante : il est désormais obligatoire de ne pas dépasser les 30 km/h “aux environs des établissements d’enseignement et de la formation”, entre autres. “Notre plaidoyer pour les zones 30km/h aux environs des établissements scolaires a commencé en 2018”, explique Afef Ben Ghenia. “Finalement, le résultat est là.”
“Là où tu me vois, reste à 30km/h”. Ces affiches, tirées d’une campagne de sensibilisation élaborée par l’ASR, ont ensuite été posées à l’arrière des bus de Transtu à Tunis.
Comme l’ASR, plusieurs initiatives citoyennes, comme l’ATSR (association tunisienne de sécurité routière) ou l’ATPR (association tunisienne de prévention routière), participent à l’effort collectif pour combattre l’insécurité routière. Selon Laurent Carnis, “ la société civile a effectivement un rôle à jouer”, mais le chercheur rappelle qu’elle “ne doit pas se substituer au pouvoir politique”.
Pourtant, des associations comme l’ASR prennent désormais une place presque incontournable dans l’action publique en matière de sécurité routière, notamment en assumant une fonction relativement délaissée : la coordination des différents acteurs.
Inkyfada a ainsi pu assister à une réunion de travail, organisée par l’ASR deux semaines après la publication du décret n°2023-454, consacrée aux méthodes d’implémentation des zones limitées à 30km/h. Car pour Afef Ben Ghenia en effet, “le problème désormais, c’est l’application du décret.”
Devant les participants qu’elle a réunis, Afef Ben Ghenia revient sur le travail de l’ASR pour pousser l’Etat à mettre en place les zones limitées à 30km/h près des établissements scolaires.
Autour de la table, une vingtaine de participants : officiers de la police de la circulation, représentants des ministères de l’Equipement et du Transport, responsables de l’ONSR et de municipalités du grand Tunis… Pendant toute la matinée, les concernés échangent sur les mesures à mettre en œuvre pour garantir la bonne application de la réglementation.
Or, en dehors des temps d’échanges de ce type, aucune institution ou organe officiel ne prévoit un espace de coordination dédié aux questions de sécurité routière. Pourtant, “les parties prenantes doivent travailler avec la même vision et dans la même direction pour obtenir des résultats”, déplore Afef Ben Ghenia.
Au vu du caractère multifactoriel de l’insécurité routière, et du grand nombre d’acteurs impliqués, les appels à la coordination au plus haut niveau sont unanimes et spontanés. Par exemple, le médecin-major Sabri estime que la meilleure solution aux difficultés rencontrées par les SAMU serait de “créer une structure indépendante qui soit responsable de la coordination” entre les différents acteurs des urgences, notamment la protection civile.
Quant à Laurent Carnis, il plaide pour la mise en place d’une “agence leader interministérielle”, chargée “d’associer les partenaires aux différents échelons territoriaux et aux différents ministères”. Pour le chercheur, le problème peut se résumer en une phrase : “la sécurité routière, c’est quelque chose qui s’organise”. Et de toucher du doigt ce qui est certainement l’une des principales faiblesses de l’Etat tunisien dans ce domaine.