Ils consultent simultanément leurs écrans sur lesquels s’affichent l’application Glovo et les détails d’une commande à livrer quelque part dans le Grand Tunis. Sur le trottoir d’en face, leurs motocyclettes les attendent, reconnaissables aux sacs isothermes aux logos des principales plateformes de livraison du pays : Jumia Food, Glovo, Yassir Express et Kool.
“Nous tous ici, on connaît quelqu’un dans le domaine ou quelqu’un qui connaît quelqu’un. On avait tous déjà un smartphone donc il nous a suffi d’acheter une moto, télécharger l’application et prendre la route”, raconte Badr*, un jeune homme d’une vingtaine d’années, tandis que deux livreurs sortent du centre commercial, munis de commandes qu’ils rangent rapidement avant de démarrer.
C’est en 2016 que la première plateforme de ce genre, Jumia, s’installe en Tunisie et entame ses opérations, d’abord en tant que plateforme de commerce en ligne, avant de lancer son service de livraison de repas à domicile, Jumia Food. Glovo, Yassir Express et Kool suivent le pas entre 2020 et 2021.
Le recours aux services de ces entreprises s’est rapidement popularisé et les affaires vont bon train, comme en témoigne la présence de panneaux publicitaires à l'effigie de Glovo, leader du secteur, sur de nombreux axes routiers du pays. “La location de ces panneaux coûte des milliers de dinars. Le budget pour ce genre de campagne marketing, il ne sort pas de nulle part”, ironise un responsable au sein d’une plateforme concurrente.
Ce marché en pleine expansion a cependant un autre coût, celui de sa main-d'œuvre : les livreurs.
Un livreur attend une commande devant Manar City, entouré des motos d’autres livreurs. Photo : Julia Terradot
Un statut précaire
Présentes dans la capitale, ainsi que dans les grandes villes du pays comme Bizerte, Sfax et Sousse, les entreprises de livraison comptent sur une flotte de quelques milliers de livreurs. Chaque structure a son propre modus operandi. Quelques livreurs de Glovo, ainsi que la totalité de la flotte de Kool - seule société 100% tunisienne - sont salariés.
Le contrat de Slah*, qui travaille pour Glovo, est établi entre deux parties : un “bénéficiaire” - en l’occurence Slah - et un “prestataire” mais qui n’est pas l’entreprise espagnole. En effet, le jeune homme signe en réalité un contrat avec une personne ayant une patente de personne physique, qui joue le rôle d’intermédiaire entre les livreurs et les plateformes. “Je ne l’ai jamais rencontré”, témoigne Slah.
Passé par Yassir et Glovo, Amir* confirme n’avoir eu affaire qu’à un homme qu’il désigne comme “commercial”. Ces intermédiaires sont généralement des SARL à petit effectif, composées du ou de la responsable de la société et d’un·e commercial·e qui gère les livreurs sur le terrain.
La totalité des livreurs de Jumia Food et l’immense majorité - 95% - de ceux embauchés par Glovo sont engagés à travers ce système de prestataires de services logistiques, dits 3PL*. “Les coursiers qui livrent par l’intermédiaire de notre application font majoritairement partie de prestataires logistiques”, écrit un responsable de Glovo à inkyfada. Également contacté, Jumia Food n’a pas donné suite aux demandes d’interview.
Interrogée par inkyfada, Nouha*, la gérante d’une 3PL, travaille de son domicile et “s’occupe purement du côté administratif”, tandis que son associé “commercial” se charge de gérer une flotte de 65 livreurs qui travaillent exclusivement via Glovo. En tout, l’entreprise barcelonaise engage, d’après Nouha, sept intermédiaires différents.
S’ils veulent être embauchés avec un contrat, les livreurs doivent avoir une patente. “Faire les démarches pour obtenir une patente, c’est un enfer administratif”, décrit Alaa*, l’un des premiers livreurs avec une patente à avoir travaillé avec Glovo.
“De toute façon, les plateformes n’acceptent plus les livreurs qui se présentent en tant qu’indépendants. Tout passe par les 3PL”, continue-t-il.
Les livreurs qui ne travaillent pas via ces intermédiaires “sont livrés à eux-même” analyse Elyes Chafter, avocat en droit des affaires et droit du travail. “Ils peuvent tout à fait se déclarer en tant qu’indépendants même si la couverture sociale n’est pas très performante” continue l’avocat.
Ainsi, les 3PL permettent au livreur de s’épargner la création d’une patente tout en constituant un avantage logistique pour les entreprises. “Notre rôle c’est de faciliter la tâche des plateformes, dans un sens, on s’occupe du casse-tête du recrutement à leur place”, résume le gérant de l’une d’entre elles.
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Devenir membreDans le porte-monnaie des livreurs
Le système d’intermédiation des 3PL a un prix : avant de les contacter, les livreurs doivent généralement se procurer une moto et s’assurer que leur smartphone est assez performant.
De plus, l’équipement nécessaire - à savoir le casque et le sac isotherme - est à la charge du livreur. Dans un contrat avec un 3PL consulté par inkyfada, il est indiqué que “chaque livreur est invité à payer le montant du sac Glovo 150 dt sur 3 fois, et quand il partira, l’argent lui sera rendu quand il rendra le sac”.
Généralement, Glovo met à disposition des équipements pour les 3PL et pour les livreurs patentés. Mais dans tous les cas, c’est au livreur de payer “moyennant une somme forfaitaire qui est déduite et étalée sur plusieurs périodes de paiements”, selon un responsable de l’entreprise Glovo qui affirme également que “ les prix que [nous] proposons sont bien en deçà du prix du marché”.
Un livreur fait ses comptes après des commandes. Photo : Julia Terradot
"On commence avec un investissement de départ qui est quand même important. Ma moto, je l’ai achetée à crédit, et je la rembourse encore. L’équipement, je l’ai acheté d’occasion”, raconte Moncef*, un ancien livreur qui a travaillé pour plusieurs plateformes.
Seule l’entreprise Kool fournit l’ensemble de l’équipement, moto incluse, ainsi qu’un service de maintenance, pris en charge par la plateforme.
Une fois ces achats effectués, les livreurs font appel à leurs connaissances, au bouche-à-oreille ou aux réseaux sociaux, notamment via des groupes Facebook pour entrer en contact avec les 3PL. Ils signent des contrats où sont stipulés que l’intermédiaire touche un pourcentage, situé entre 10% et 20%, des revenus du livreur.
Glovo explique que les gains de l’entreprise sont obtenus grâce à “des frais de commissions sur les commandes effectuées, des frais de livraison ainsi que des frais d’utilisation de [la] plateforme. (...) Ces frais sont nécessaires pour maintenir l’équilibre du fonctionnement de notre écosystème et nous permettent de continuer de garantir un service optimal.”
Selon les plateformes, la rémunération des livreurs se fait en fonction de plusieurs critères. Chez Kool, le salaire mensuel de base est de 500 dinars avec un régime horaire de 48 heures par semaine. Ils sont éligibles à de nombreuses primes et s’ils travaillent pendant les jours de congés, ils sont payés le double. Les plus performants peuvent atteindre des salaires allant jusqu’à 1200 dt, affirme un ancien employé.
“Je fais des heures supplémentaires, je ne m’absente pas, je parraine de nouveaux employés, je suis poli et présentable avec les clients. Plus et mieux je travaille, mieux je suis payé”, se targue Tahar*, un livreur employé par la start-up.
Mais selon certains témoignages, cette course à la prime et aux heures supplémentaires au sein de l’entreprise tunisienne aurait poussé certains livreurs à commettre certaines fautes professionnelles. “Il y en a qui en arrivent à casser ou endommager leurs véhicules afin de profiter, le temps de la réparation d’un moment de repos”, évoque un ancien employé.
En réponse à ces allégations, Khadija Siala, la CEO de Kool, affirme que “le phénomène est rare” et que si les livreurs “ne voulaient pas travailler autant, ils n’ont qu’à ne pas venir autant”.
Les livreurs qui travaillent via des 3PL sont, quant à eux, payés à la course avec un tarif de base assuré et gagnent une somme calculée à partir de la distance parcourue en kilomètres et du temps d’attente au restaurant. Leurs gains augmentent avec les pourboires et les primes, dont une qui peut doubler la mise amassée par le livreur s’il travaille aux heures de forte affluence, comme à midi ou en soirée.
Mbarek*, un ancien livreur, affirme qu’il gagnait “600 dinars toutes les deux semaines”. Mais c’est sans compter les dépenses au quotidien : il faut toujours s’assurer d’avoir suffisamment de solde dans son forfait téléphonique et assez de 3G pour assurer un suivi GPS tout au long de la journée, ainsi que de quoi garantir les frais liés à l’entretien quotidien et ponctuel de leur véhicule.
"C’est une activité coûteuse. Avec les prix de l’essence qui flambe et les forfaits téléphoniques hors de prix, ça devient de plus en plus cher chaque jour”, commente Samir*, un jeune livreur qui travaille avec Glovo.
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“On m’a recousu (...) et j’ai repris le travail aussitôt”
Zakaria*, un jeune homme d’une vingtaine d'années, rabaisse son pantalon de jogging sur sa cheville, cachant une cicatrice rose vif. Entouré de ses compagnons de route, il est assis sur les marches de l’entrée du centre commercial Manar City, et relate un accident survenu quelques mois auparavant.
“J’ai été percuté. On m’a emmené à l’hôpital et recousu. Personne ne s’est inquiété de mon état de santé et j’ai repris le travail aussitôt. J’en rigole, mais je sais que c’est grave. J’ai besoin d’argent et pour le moment c’est comme ça que je le gagne” , raconte-t-il, fataliste.
Le jeune homme affirme n’avoir bénéficié d’aucune prise en charge lors de son hospitalisation. Inkyfada s’est procuré un contrat de prestation de service : aucune clause de protection n’est mentionnée dans le document.
Elyes Chafter nuance en expliquant que même si les contrats ne mentionnent pas de prise en charge et d’assurance, “les livreurs sont tout de même déclarés à la CNSS” et sont censés être pris en charge un minimum. Selon lui, “une partie de la cotisation va à l’assurance maladie et une autre est déduite pour l’assurance invalidité et accident de travail”. Il s’agit de “dispositions d’ordre public, qui s’appliquent même dans le cas où les contrats ne les mentionnent pas”.
Un livreur Glovo part livrer une course, sans casque. La plupart de ses collègues n’en portent pas non plus lorsqu’ils effectuent des livraisons. Photo : Julia Terradot
De nombreux livreurs interrogés par inkyfada admettent avoir vécu une situation similaire ou connaître un collègue déjà victime d’un accident.
“Nous proposons de les assurer lorsqu’ils signent avec nous”, assure pourtant un responsable de 3PL. “Mais ce sont eux qui ne veulent pas, ils refusent de s’embêter avec les démarches administratives”, estime une autre société prestataire. Les livreurs interrogés par inkyfada nient avoir refusé d’être assurés.
Du côté de Kool, “on ne veut pas prendre de risque”. “Nous faisons le nécessaire avec nos livreurs. Ils sont assurés et nous cotisons pour eux de la même manière qu’avec nos employés de bureau”, affirme la CEO. Toutes les motocyclettes de la flotte sont bridées au préalable, et ne peuvent pas rouler au-dessus de 70 kilomètres par heure : “On modifie les engins directement chez le concessionnaire afin de prévenir les risques” déclare la directrice.
Malgré les mesures préventives, des accidents, parfois mortels, arrivent. Amir, l’ancien livreur devenu indépendant, est resté en contact avec certains de ses anciens collègues. Ému, il évoque le décès de l’un d’entre eux.
"J’ai reçu un coup de téléphone. On m’a annoncé la nouvelle et je n’y croyais pas. Sa famille n’a même pas eu le temps de l’enterrer que le commercial du 3PL avec lequel il travaillait était venu réclamer son dû.”
Il est difficile de déterminer avec exactitude le nombre de livreurs victimes d’accidents de la route, mais la responsable de Kool admet qu’ils sont assez “fréquents”, allant du “simple accrochage à un accident grave”.
Interrogées, les plateformes affirment tout mettre en place afin d’empêcher les drames. Certains livreurs interrogés par inkyfada ont déclaré avoir déjà fait des réclamations via l’option chat auprès des applications après avoir eu des problèmes, mais que leurs revendications étaient restées “sans réponse”.
En choisissant de travailler presque exclusivement avec des 3PL, les plateformes, “n’assument rien du tout”, dit Elyes Chafter. “[Elles] gagnent sur le fait de ne pas avoir de charges sociales à payer, mais évitent toutes les conséquences en cas de licenciements abusifs par exemple. Ils se rendent service entre eux”.
L’ubérisation au coeur de la bataille juridique
Depuis l’arrivée des plateformes de livraison à domicile, le marché s’est transformé. Leur modèle économique se base sur la facilitation des échanges directs entre les fournisseurs et demandeurs de service, permettant à des individus de devenir des prestataires de services à la demande, principalement via des applications mobiles.
En Tunisie, certaines entreprises, telles que Yassir Express, déclarent opérer dans un domaine autre que celui de la livraison. À l’instar de Jumia, Yassir Express n’avait initialement pas vocation à livrer des repas à domicile. L’entreprise proposait un service mobile de commande de taxi avant de se tourner vers la livraison de repas, qui s’est adaptée à cette transformation du marché.
Rapidement, les géants de l’industrie ont été épinglés par différents tribunaux à travers le monde, en Europe notamment. En septembre 2022, l’entreprise britannique Deliveroo a été reconnue coupable par un tribunal français de pratique de travail dissimulé et a été condamnée à payer une amende de 9,7 millions d'euros.
En Espagne, le ministère du Travail a annoncé en janvier 2023 qu'une nouvelle amende de 57 millions d'euros avait été infligée à Glovo. Les charges étaient principalement liées à l'emploi de livreurs en tant que travailleurs indépendants. En Tunisie, ce statut de travailleur indépendant devrait être plus encadré, selon Elyes Chafter.
Haythem Cherif, le Directeur Général Pays de Yassir Express, confirme l’existence d’un certain flou juridique. L’entreprise algérienne se protège car l’offre de livraison de repas s’effectue à travers un “service informatique”. “C’est de la mise en relation. Nous proposons trois solutions, une pour les clients, une pour les restaurants et une pour les livreurs. Chaque partie est libre de s’inscrire sur l’application correspondante”, détaille le manager.
Il considère d’ailleurs que les plateformes préfèrent avoir recours aux 3PL car ces entreprises seraient pénalisées “fiscalement” si un cadre légal était établi.
“On parle de détournement de fonds, de faillite, de dumping [ndlr : vente à perte] avec certaines entreprises. Financièrement, ça n'arrangeait personne que le droit des travailleurs soit respecté et que les statuts juridiques soient fixés. Mais nous avons un devoir moral et éthique de protéger nos employés, même (...) indirectement”, déclare-t-il.
L’avocat Elyes Chafter confirme qu’il est urgent d’établir une base juridique solide autour de ce statut d’indépendant et “de repenser tout le système des prestataires indépendants et le système fiscal tunisien”.
Il y a quelques semaines à Tunis, les représentant·es des principaux acteurs du secteur, dont Yassir Express et Glovo se sont réuni·es lors d’un événement pour entamer des discussions sur le futur de cette industrie.
Au menu des conversations : comment instaurer le paiement mobile pour les client·es, garantir de meilleures conditions de travail pour les livreurs et pérenniser les activités des entreprises dans le pays. Malgré le rôle important des 3PL dans la future et potentielle définition du statut de ses travailleurs, ces derniers n’ont pas été invité·es à participer à l’évènement.