Au stand de Dar Al Kitab, la situation reste quelque peu tendue. “Concernant Le Frankenstein tunisien, c’est interdit, il n’y aura pas de remise en stock avant la fin de la foire”, glisse un employé du stand. Sa réponse furtive, après nous avoir écarté du stand pour ne pas être entendu, en dit long sur les tensions qui règnent toujours après le retrait de deux ouvrages critiquant le Président.
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Devenir membreUne situation dénoncée comme liberticide
Le vendredi 28 avril, moins d’une heure après l’inauguration de la foire par Kaïs Saïed lui-même - durant laquelle le Président a encouragé “à libérer la pensée” -, toutes les copies du dernier recueil de Kamel Riahi, Le Frankenstein tunisien illustré par une caricature du président en couverture, sont retirées. Le lendemain, c’est au tour de Kaïs 1er, président d’un bateau ivre, un essai du journaliste et auteur Nizar Bahloul, de disparaître des étals.
“Des officiels du ministère de la Culture avec des agents de sécurité de la foire sont venus chercher les stocks du livre. Ils nous ont dit que c’était pour une vérification”, a déclaré sur place le responsable du stand de la Maison tunisienne du livre, qui édite l’ouvrage de Nizar Bahloul, dont le stand est resté ouvert, contrairement au stand de la maison d’édition Dar Al Kitab fermé par les agents de sécurité. Ce dernier a été recouvert d’une bâche noire, sur laquelle l’éditeur a collé une affiche dénonçant une fermeture “pour décision arbitraire”.
Pour tenter d’éteindre l’incendie déclenché par cet événement, qui été qualifié de “censure” par de nombreux·ses éditeur·trices tunisien·nes, Kaïs Saïed s’est rendu ce mardi 2 mai dans une librairie Al Kitab du centre-ville de Tunis, afin de s’assurer de la présence du livre Le Frankenstein tunisien.
“Ils disent que ce livre a été interdit et pourtant il est vendu à la librairie Al Kitab à Tunis. Ce sont des mensonges”, a-t-il déclaré, avant d'estimer “qu’il est impossible de parler de censure en Tunisie, à moins d’être dans un état de coma intellectuel”.
Cette visite du président Kaïs Saïed, publiée sur la page officielle de la Présidence, contraste avec le discours de Selma Jabbes, directrice des librairies Al Kitab. Contactée par inkyfada, elle affirme avoir reçu samedi 29 avril, la visite d’agent·es de sécurité dans sa librairie qui avaient pour objectif le but de confisquer des exemplaires de l’ouvrage Le Frankenstein tunisien.
“Ils étaient deux ou trois avec des caméras. Ils ont montré une photo du livre sur un téléphone et ils nous ont dit "est-ce que vous avez ce livre ? On aimerait juste le prendre en photo”. Des propos qui ont immédiatement éveillé les soupçons de la directrice. “Ils nous ont aussi demandé à qui on l’avait vendu”.
"On ne répond pas à ce genre de questions. On ne l’a pas fait du temps de Ben Ali, on ne le fera pas aujourd’hui”.
Les agents de sécurité sont repartis les mains vides. “De toute façon, on en avait plus, on les avait vendus avant qu’ils arrivent. On a reçu du stock le jour de la visite de Kaïs Saïed”, termine Selma Jabbes. Ainsi, la polémique autour de ce livre ne se limite pas aux murs de la Foire du Kram. Le retrait du livre du stand de Dar El Kitab a été justifié par son absence sur la liste des livres autorisés durant l’événement. Mais dans ce cas-là, comment expliquer cette intervention des forces de l’ordre dans la librairie de Selma Jabbes ?
Le Frankenstein tunisien, toujours en stock dans la librairie Al Kitab du centre de Tunis, après la visite du président Kaïs Saïed. Crédits photos : Driss REJICHI
Une liste publique mais introuvable
Au stand de Dar Al Kitab, un employé suggère d’aller parler à “l’homme dans le coin là-bas”. Cet homme, c’est Habib Zoghbi, le dirigeant de la maison d’édition. Suite à la fermeture de son stand, il s’est indigné sur les réseaux sociaux, en dénonçant la “fermeture du stand de Dar Al Kitab de force et le retrait d’un ouvrage de la vente en affirmant qu’il touche à la sécurité publique. Le tout sans préavis, avertissement ou autorisation écrite”.
Depuis, Habib Zoghbi s’est rétracté. Lorsque son stand à rouvert, le lendemain, il a affirmé qu’il s'agissait d’une erreur administrative et que Le Frankenstein tunisien “n’était pas sur la liste présentée dans les délais à la direction de la foire.”
A présent, l’éditeur préfère ne pas répondre aux questions des journalistes. Il précise tout de même que la liste était l’argument choisi par le comité de direction de la Foire du livre. “C’est l’argument que le comité a utilisé. Est-ce-que c’est un argument valable ou pas, je ne sais pas. Dans le règlement, rien ne sanctionne un livre qui n’est pas présent sur la liste”, commente-t-il discrètement. “Ce qui est sûr, c’est qu’on ne m’a toujours pas rendu les exemplaires des livres confisqués.”
Une source proche de l’affaire a affirmé à Inkyfada que les deux responsables des maisons d'édition, dont Habib Zoghbi, auraient reçu un coup de fil de la présidence de la République pour se rétracter. Cet appel aurait eu pour but de leur demander de prétexter un oubli d’inscription des livres sur la liste destinée aux organisateurs de la foire.
Contrairement au livre Le Frankenstein Tunisien, l’ouvrage de Nizar Bahloul, Kaïs Saïed 1er, président d’un bateau ivre, a quant à lui été autorisé à être de nouveau exposé par les organisateurs de la FILT. Crédits photos : Driss REJICHI
A côté du stand de Dar al Kitab, l’éditeur Meskiliani a fermé par solidarité. Son président Morthada Hamza considère que l’argument de la liste est un “prétexte pour censurer” l’ouvrage.
Dans un entretien téléphonique accordé aux journalistes d’Inkyfada depuis le Canada, où il réside, Kamel Riahi, l’auteur du livre Le Frankenstein tunisien, évoque à son tour une incohérence concernant la liste transmise aux organisateurs de la foire.
“Le livre en question a été proposé par l'éditeur dans une liste complémentaire présentée à la direction de la Foire du livre. La directrice de la Foire en a pris connaissance dès le 25 avril, soit trois jours avant l'ouverture. Il est étonnant que lorsqu'ils ont retiré les livres et fermé le stand, seul mon livre a été retiré de la liste complémentaire, qui comportait pourtant plus de 19 titres”.
“Il semblerait que ce livre était spécifiquement visé par les autorités”, en conclut Kamel Riahi.
Du côté de la direction, interrogée par inkyfada, les organisateurs confirment accepter d’ajouter des livres à la dernière minute et se disent même plus laxistes avec les éditeurs tunisiens. “On accepte des mises à jour des listes même pendant la foire”, affirme Zahia Jouirou, la directrice de la Foire.
Ces listes ont été mises en place sous Habib Bourguiba, pour empêcher l’exposition de livres “salafistes et intégristes”. Sous Ben Ali, elles sont maintenues, avec une accentuation de la censure sur la littérature et le cinéma, par des comités dédiés.
Depuis la Révolution de 2011, la procédure perdure. Fraîchement nommée directrice du comité de coordination de la FILT par le ministère de la Culture le 20 décembre 2022, Zahia Jouirou accepte, entre deux réunions, de recevoir les journalistes d’inkyfada dans son bureau. Elle explique que ces listes sont destinées au public, afin de simplifier l'organisation du salon, mais aussi pour empêcher toute exposition de livres qui constituent des attaques contre l’être humain, qu’elle juge “insupportables”.
Les seules vérifications sur les listes des livres soumis concernent “le fanatisme, le terrorisme, la discrimination des minorités, ou encore le respect de l’intégrité physique et morale de l’être humain.” Si ces listes sont censées être destinées au public, inkyfada n’y a pas eu accès, malgré ses demandes.
Alors que Le Frankenstein tunisien est disponible dans les librairies d’Al Kitab, Zahia Jouirou évoque une simple “rupture de stock” du livre pour justifier l’absence de celui-ci à la FILT.
Pour Karim Ben Smail, dirigeant des éditions Ceres, cette affaire est sans précédent. “C'est à ma connaissance la première fois qu'un stand tunisien est fermé”, décrit-il dans une publication sur les réseaux sociaux.
Une affirmation, que la directrice du comité de la FILT dément avec véhémence : “On a fermé des stands pas mal de fois, par exemple [des stands] non déclarés, en rapport avec le fanatisme ou pas valable pour les enfants… On a fermé un stand de livres pour enfants lors d’une édition précédente”.
Pour Zahia Jouirou, la censure n’existe donc pas dans cette affaire, malgré les critiques. Elle souligne par ailleurs “le coup de maître”, de Kaïs Saïed lors de sa visite à la librairie Al Kitab. “ll n’y a pas de censure”, martèle à ses côtés Al-Adel Khaeder, membre chargé de la commission culturelle. “Le président est un homme de droit”, conclut-il en écourtant l’entretien.
La Foire du livre a attiré de nombreux·ses visiteur·ses. Crédits : Driss REJICHI
“Je pense qu’il y avait une volonté de faire taire les écrivains”
Un “coup de maître”, qui s’inscrit dans un contexte de dérive autoritaire de plus en plus prégnant. À l'occasion de la journée de la presse, mercredi 4 mai, Reporters Sans Frontières, a fait chuter la Tunisie de la 94e à la 121e place dans son classement mondial de la liberté de la presse. En cause, la politique de Kaïs Saïed, qui de plus en plus, ouvre la porte aux restrictions des libertés individuelles.
Une situation alarmante, dénoncée par Nizar Bahloul, auteur de Kaïs 1er, président d’un bateau ivre. Dans un entretien accordé à inkyfada, il explique faire partie des journalistes menacés sur la base du décret-loi 2022-54*, promulgué par le président tunisien en septembre 2022 et qui condamne la désinformation.
Dans son bureau, plusieurs convocations reçues par la brigade criminelle sont encadrées et accrochées sur le mur. “Voilà il y a mes convocations là, de la brigade criminelle. Trois convocations avec les trois régimes. Avant la révolution sous Ben Ali, ensuite sous Moncef Marzouki, puis sous Kaïs Saïed, une plainte de la part de la ministre de la justice, sur la base du décret loi 54. J'encourt 10 ans de prison”, affirme-t-il.
Après avoir été convoqué par la justice en raison d’un article paru dans son média Business News, Nizar Bahloul voit d’un mauvais œil les déclarations de Kaïs Saïed, qui a une fois de plus affirmé qu’aucun journaliste n’avait été poursuivi pour ses “opinions”.
“Le pouvoir de Kaïs Saïed est de plus en plus tendu, il est en train de serrer la vis. Les libertés sont de plus en plus réprimées, je pense qu’il y avait une volonté de faire taire les écrivains.”
De plus, Nizar Bahloul rappelle que son livre, publié trois ans auparavant, était déjà présent lors des deux dernières éditions du salon.
“Aussi bien pour la version française que pour la version arabe, nous avons envoyé un exemplaire au président de la République, j’ai même dédicacé l’exemplaire français. Il n’y a eu aucune pression à la sortie du livre. Le ministre des Affaires sociales désigné par le président Kaïs Saïed est même venu faire signer un livre lors d’une précédente édition de la foire du livre.”
Un excès de zèle ?
Au sein de la FILT, le scandale n’est clairement pas vu de la même manière par tout le monde. “C’est un coup de pub immense” nous glisse un membre du stand Dar Al Kitab. “S'il y avait 1000 copies disponibles, elles seraient vendues dans la journée.”
Un “coup de pub immense” qui profite également au livre de Nizar Bahloul, pourtant sorti il y a trois ans. Sur le stand de sa maison d’édition, on préfère oublier la polémique, et mettre en valeur le stock important mis en place, pour combler les demandes de plus en plus nombreuses suite au retour du livre. “Nous sommes venus au salon avec trois exemplaires, maintenant on est au troisième restock, ça a donné une seconde vie au livre”, s’enthousiasme le responsable du stand.
D’autres voix s'élèvent pour dire que le président Kaïs Saïed ne serait pas l'origine même de cette polémique. “Ce n’est pas forcément un coup de pression de Kaïs Saïed, mais de quelqu’un d’autre, qui travaille pour lui”, estime une source à Inkyfada.
Pour Selma Jabbes, il est possible que ce soit un “excès de zèle de la part de fonctionnaires” qui ont voulu se mettre en avant.
"Le président, quand il est venu dans la librairie, a dit que ce n’était pas sous ses ordres, qu’ils avaient agi de leur propre initiative”.
Quoi qu’il en soit, la communication du président Kaïs Saïed est difficile à avaler pour de nombreux·ses Tunisiens·nes, dans un contexte de politique restrictive des libertés individuelles. Pour Nizar Bahloul, le président Kaïs Saïed, en se rendant dans la librairie Al Kitab, “voulait démentir la censure”, en “injuriant tous les Tunisiens.”
Le discours du Président, qui a qualifié l’utilisation du mot “censure” comme du “terrorisme intellectuel”, ne passe pas. “Ce n’est pas possible qu’un président de la République dise cela. C’est du foutage de gueule, je ne vois pas le lien entre la censure et le fait que le livre soit disponible en librairie, personne n’a parlé de censure en librairie, on a parlé de censure à la foire du livre”, s’exclame le journaliste.
Cette affaire, qui fait craindre un retour de la censure qui n’est pas sans rappeler le régime de Ben Ali. Pour Nizar Bahloul, la route prise par le président Kaïs Saïed, n’est plus viable : “Cela ne peut pas sauver la Tunisie, un jour ou l’autre, ça éclatera.”
Kamel Riahi, évoque une honte à échelle internationale : “Cela ne se produit même pas dans les grandes dictatures. Le Président s'est rendu à la librairie pour donner l'impression que la liberté existe encore, mais cela prouve simplement que la librairie a défié le gouvernement.”