Nous sommes en janvier 2023. Dans les rues du quartier de la Goulette, seuls quelques voitures et aboiements résonnent dans la nuit. Devant la mairie, Thouraya est assise sur une marche d’escalier, en compagnie d’une amie, un choix d’emplacement stratégique. “Là où il y a des caméras et pas loin de la police”, explique Thouraya. Un moyen d’éviter - ou du moins minimiser - les agressions. Une couette, quelques vêtements, des produits d’hygiène… leurs quelques affaires sont entassées à l’entrée de l’immeuble dans des sacs en plastique.
Les deux femmes se sont rencontrées seulement trois jours plus tôt, mais elles sont vite devenues inséparables. “J’ai juré de ne plus ramener des étrangers là où je dors, mais elle m’a soutenu”, affirme Thouraya. En effet, son amie l'accompagne pendant ses visites à l'hôpital et partage avec elle sa nourriture. “Je ne peux plus la laisser. C’est en partie grâce à elle que je tiens. Un jour, je voudrais qu’on habite ensemble, avec tous ses enfants”, rêve Thouraya. Depuis cet échange, cette amie est partie s’installer ailleurs, avec son enfant.
Thouraya en route vers le centre de Tunis. Crédit : Julia Terradot
Un mariage forcé
Née dans le Cap Bon, fin des années 1970, Thouraya grandit avec une sœur et un frère. À peine arrivée au collège, elle quitte l’école et commence à travailler comme tapissière aux côtés de sa mère. “Mes meilleurs jours étaient en compagnie de ma mère. Elle était tendre et généreuse, mais mon père non. On n'a jamais eu de bonnes relations”, raconte-t-elle.
Quand la mère de Thouraya meurt, Thouraya subit “un choc énorme”. Son père se remarie rapidement et leur relation se dégrade encore plus. Peu après, alors que Thouraya a 30 ans, elle doit épouser un homme sous pression familiale.
À peine une semaine après les noces, son mari commence à la violenter. A l’époque, Thouraya travaillait dans une usine pour 150 dinars par mois. “La plupart de nos problèmes tournaient autour de l’argent. Je n’avais aucune idée où il dépensait son argent”, explique-t-elle. Son époux lui demande souvent d’emprunter de l’argent de sa famille, ce que Thouraya refuse la plupart du temps.
Ses proches ne sont pas d’un grand soutien, et Thouraya se confie peu sur sa situation. “Quand j’allais chez mon père, il me demandait de revenir chez mon mari. Quand j’ai porté plainte, mon père était de son côté”, raconte-t-elle.
Pendant plusieurs années, Thouraya endure ainsi toutes sortes de violences. En plus des violences verbales et physiques, son époux la harcèle sexuellement. Une situation qui détériore énormément l’état psychologique de Thouraya.
“Ils m’ont rendu malade. À plusieurs reprises, j’ai essayé de boire tous les médicaments qui me tombaient sous la main, parce que je voulais me suicider”, témoigne-t-elle.
Cinq ans plus tard, son mari accepte enfin de divorcer à l’amiable. Thouraya doit alors retourner s’installer chez sa famille. Mais ces dernier·es la rejettent et la renvoient constamment à son divorce. Pendant plusieurs mois, elle alterne entre les maisons de différents proches, sans parvenir à s’y sentir confortable.
“Tu as divorcé, assumes tes responsabilités”, lui lance son père.
Ce dernier l’a même déjà accusée de vouloir “lui ramener des hommes dans la maison”, quand elle a demandé à rester chez lui. C’est à partir de ce moment-là que Thouraya décide d’aller vivre ailleurs.
Elle passe quelque temps dans le salon d’une amie, Fatma. Les deux femmes travaillent ensemble en tant qu’agentes d'entretien au sein d’une mairie. De nombreuses disputes éclatent entre Thouraya et la famille de Fatma au cours des six années qu’elle passe chez elle. C’est justement après l’une de ses disputes avec l’ex-époux de Fatma qu’elle passe sa première nuit à la rue, dans la mosquée de Al-Fath, au centre-ville.
Thouraya raconte son histoire depuis les marches des escaliers de la Goulette. Crédit : Julia Terradot
Pour les femmes en rue, la discrétion est une forme de survie
Divorce, rejet familial, emplois précaires…Toutes ces étapes poussent progressivement Thouraya vers la rue. Cette dernière ne devient pas sans-abri du jour au lendemain : elle passe plusieurs années à alterner entre des logements provisoires, des petites chambres qu’elle se procure en échange de son travail, et les nuits passées dehors.
En Tunisie, il n’existe pas de définition officielle pour parler des personnes sans domicile fixe ni de distinction entre les personnes vivant dans la rue sur le long terme et celles pour qui cette situation n’est que provisoire. Celles et ceux qui alternent entre la rue et des logements temporaires, comme Thouraya, ne sont pas toujours pris·es en compte.
Ainsi, le nombre exact de personnes en situation de rue* en Tunisie est inconnu, mais la plupart des associations concernées parlent de milliers d’individus à travers le pays, et plusieurs centaines à Tunis. “On n'a pas de statistiques exactes, parce qu'il y a des gens qui sont écartés du système d'aide social” explique Maître Safouane Jouili, avocat à Tunis, qui travaille aussi avec Avocats Sans Frontières (ASF). Interrogé par inkyfada, le ministère des Affaires sociales, chargé d’aider ces personnes, reconnaît n’avoir aucun recensement officiel.
Plusieurs associations tentent, à leur échelle, d’aider ces personnes en situation de rue. Chaque semaine, Thouraya attend le Médibus - de l’association Médecins du Monde - sur les marches d’un escalier de la Goulette. Cette initiative lui permet de récupérer quelques provisions et de partager sa journée avec l’équipe.
Depuis 2020, Médecins du Monde attend que la nuit tombe et que les personnes en rue retournent dans leur emplacement favori. Alors l’équipe démarre le véhicule et commence les maraudes des quartiers de Tunis. La clinique mobile transporte du matériel de base pour procurer des soins. Mais pour l’équipe, l’accompagnement social et la connexion avec les personnes dans le besoin est le plus important.
Le Médibus de Médecins du Monde dénombre 466 personnes en situation de rue sur la capitale et sa banlieue, selon les chiffres de 2022. Mais ces données ne sont pas exhaustives. “Nous ne sommes que dans certains quartiers,” précise Zeineb Turki, coordinatrice générale adjointe de l’organisation à Tunis, “on couvre 20, 30 % du Grand Tunis”.
De plus, si la majorité des personnes en rue semblent être des hommes (environ les trois quarts selon les associations interrogées*), la répartition des genres serait en réalité plus équilibrée. Les femmes sont dites invisibilisées, que ce soit volontaire ou non. “C’est une forme de protection, de ne pas se faire voir,” explique Mawaheb Zoubeir de l’association Beity, qui lutte contre les discriminations, les violences de genre et la vulnérabilité économique et sociale des femmes. Pour les femmes en rue, la discrétion est une forme de survie : elles sont souvent plus touchées par les abus et les violences.
Le café du matin est le moment préféré de Thouraya. Crédit : Julia Terradot
Survivre
Thouraya se réveille avec le lever du soleil, vers quatre heures du matin. “Quand je me réveille, et que je respire l’air propre, avec l’odeur de la mer, je me sens en forme. Surtout si je vois des étoiles, et que j’entends l’appel à la prière, j’ai l’impression que tout est beau”, décrit-elle avec un sourire. C’est son moment préféré de la journée, qui lui fait presque oublier les embûches et les traumatismes.
Les rues sont calmes, la ville est encore assoupie quand elle émerge lentement du sommeil. Chaque matin, le gérant du café d'à côté vérifie si elle est debout et lui apporte son café. Un petit geste qu’elle apprécie beaucoup.
Progressivement, les volets s'ouvrent et les rues se remplissent de monde. Thouraya réfléchit alors à comment passer sa journée. Ses affaires rangées dans des sacs, Thouraya se dirige vers la gare, où elle attend de prendre le premier train allant vers le centre-ville.
Aide-ménagère, serveuse dans un café, assistante dans un garage automobile, Thouraya accepte aussi toutes sortes d’emplois temporaires, tant qu’ils sont relativement bien payés. Comme pour beaucoup de personnes en situation de rue, elle peine à trouver une occupation sur le moyen à long terme : “Quand tu bascules de ce côté là, ton quotidien, c'est essayer de gagner un ou deux dinars pour survivre jusqu'au soir,” affirme Alexandre Mitea, responsable de communication à Médecins du Monde.
Généralement, elle se rend au centre de Beity deux ou trois fois par semaine, pour se doucher, laver ses vêtements… Elle prend également 10 dinars qui lui permettent de financer son activité du moment : vendeuse de papiers mouchoirs. Avec cet argent, elle achète des paquets qu’elle revend ensuite pour subvenir à ses besoins. Thouraya espère un jour pouvoir vendre des aliments (kaki, besbes, etc.).
La journée, son emplacement préféré est à côté de la mosquée de Cité El Khadhra, où “les gens sont gentils avec moi”, justifie-t-elle. Pour se nourrir, elle reçoit parfois l’aide des habitant·es du quartier. Plusieurs associations distribuent aussi des plateaux de nourriture à travers leurs maraudes. UniVersElle, un restaurant solidaire, est l’une d’entre elles. Plusieurs fois par semaine, des jeunes volontaires parcourent le Grand Tunis pour offrir une cinquantaine de plateaux aux sans-abris. Toutes ces initiatives permettent généralement à Thouraya de manger à sa faim.
Le soir, elle arpente les rues menant vers les bars. “S’ils se moquent de moi, je sais quoi leur répondre [...] Mais je ne reste pas tard, pas après 21 ou 22 heures. Je ne fais plus confiance”, témoigne-t-elle d’un ton ferme. La nuit, elle reprend son emplacement à la Goulette, en face des caméras, et tente de se distraire en jouant à Tetris sur son téléphone.
Le téléphone rouge de Thouraya. Crédit : Julia Terradot
“Les policiers se mettent toujours du côté des riches”
A la Goulette, Thouraya a réussi à tisser des liens avec les policiers locaux et a de bons rapports avec eux. Mais elle dénonce l’attitude du reste des forces de l’ordre qui “se mettent toujours du côté des riches, et volent l’argent des pauvres”. Elle raconte que les vendeur·euses de papiers mouchoirs comme elle se font confisquer leur marchandise s’ils ou elles refusent de corrompre les policiers.
Un autre incident attise sa colère. A l’époque, Thouraya dormait dans une église avec des jeunes. Lors d’une altercation avec la police, elle est accusée d'être la cheffe d’une bande et se fait agresser par des policiers. “Deux d’entre eux me frappaient de chaque côté. Et l’un d’eux m’étranglait”, raconte-t-elle.
Tous ses documents personnels, dont sa carte d’identité, et un papier administratif lui permettant d’avoir des soins gratuits pendant six mois, sont confisqués et jetés.
“Quand je suis revenue demander mes papiers, le policier m’a insultée et poussée, du bout de ses chaussures”, rapporte-t-elle, indignée.
La relation entre les autorités et les personnes en rue est agitée et changeante. Hassene Haj Messaoud d’ASF se souvient de cas où la police a facilité le travail de l’association, consciente de la complexité administrative dans les affaires de personnes en rue. Dans le même temps, il explique que la police profite parfois de la vulnérabilité de ces personnes et de leur manque de soutien familial. “On a vu plusieurs personnes en situation de rue qui se sont fait arrêtées, ou qui se trouvent impliquées dans des affaires qu’elles n’ont jamais commises ou autre : elles vont être comme des boucs émissaires,” déplore-t-il.
“Les personnes qui sont en situation de rue peuvent être facilement exposées à la violence” confirme Zeineb Turki. Pour Médecins du Monde, l’attitude de la police face aux personnes vulnérables se fait aussi au cas par cas, et les forces de l’ordre ne sont pas toujours accommodantes : “On a aussi des jeunes en squat, qui sont des usagers de drogues injectables. Là, c'est moins bienveillant”.
"Il y a de la bienveillance par rapport à la précarité, mais pas forcément par rapport à l'exclusion,” ajoute Zeineb Turki.
Un quotidien parsemé de violences
Thouraya a vécu plusieurs attaques violentes. Elle est particulièrement traumatisée par un braquage en novembre 2021. Tard dans la nuit, elle rentre, accompagnée de son partenaire, quand un homme les attaque avec une barre métallique. Thouraya est gravement blessée à la jambe et à la mâchoire. “Heureusement que cela ne m'a atteint que de manière superficielle et pas dans l’os, sinon je ne pourrai plus utiliser ma jambe”, raconte-t-elle.
Emmenée d’urgence à l'hôpital de la Rabta, Thouraya reçoit des points de sutures, sans aucune anesthésie. “Je leur ai dit d'arrêter, plusieurs fois, que ça me faisait trop mal”, décrit-elle. Plusieurs mois plus tard, sa jambe n’a toujours pas complètement guéri et elle pense que les médecins ainsi n'ont pas bien refermé la plaie. “Ce sont tous des arnaqueurs, même les médecins. Quand je leur demande pourquoi je ne suis pas guérie, on me dit que c’est une faute médicale. Je n’ai même pas été vaccinée contre le tétanos”, proteste-t-elle.
Aujourd’hui, l’état de santé de Thouraya ne lui permet plus de rester longtemps debout ou même de porter des objets lourds. “J’ai encore mal à la jambe. Parfois, je ne travaille pas pendant plusieurs semaines, car je ne peux pas rester debout très longtemps”, explique-t-elle.
Thouraya a déposé une plainte contre son agresseur, avec un certificat médical initial. Beity lui a fourni une avocate. Mais un an et demi plus tard, l’affaire n’a toujours pas avancé. Le peu d’économies qu’elle possédait est volé lors de cette agression et Thouraya doit payer des frais hospitaliers pour lesquels elle n’a pas les moyens. Pendant des mois, elle peine à travailler et doit se déplacer en béquilles. Mais en parallèle, les frais s’accumulent pour traiter l’infection dans sa jambe, pour soigner sa mâchoire, ses dents…
Le parcours de Thouraya est parsemé de récits d’agressions, qui ont un impact sévère sur son état psychologique. Le jour où elle nous rencontre, elle sort à peine de l'hôpital psychiatrique. “Je veux dormir tranquille, sans hallucinations. J’hallucine beaucoup. Même quand j’entend un chat, ou que quelqu’un marche derrière moi, je suis terrifiée”, nous confie-t-elle. Thouraya dort à peine quelques heures par nuit. Ce manque de sommeil et ces hallucinations auraient commencé après un viol.
“J’ai été violée l’été dernier. Je suis devenue encore plus malade. À chaque fois, j’ai l’impression d’aller mieux, puis le choc me revient...” raconte-t-elle difficilement.
Thouraya a également porté plainte pour cette agression. Comme la fois précédente, Beity l’a mise en contact avec un avocat. Mais jusqu'à aujourd'hui, elle attend encore d’obtenir justice, sans aucune information de la part de ce dernier. Son agresseur est en détention provisoire et l’avocat de Thouraya attend toujours la date d’audience, à priori prévu pour l’année 2023 “Je veux qu’il soit condamné, pour qu’il ne fasse pas la même chose avec d’autres filles. S’il devait sortir de prison, je le tuerais moi-même”, menace-t-elle avec hargne.
Depuis, elle tente plusieurs types de médicaments pour s’endormir, mais sans succès. Tard la nuit, elle joue généralement à des jeux sur son téléphone, pour tenter de se distraire.
Les papiers administratifs médicaux de Thouraya. Crédit : Julia Terradot
L’accès au soin : un parcours de combattant·e
En théorie, Thouraya et les personnes en situation de grande précarité bénéficient de l’assurance maladie gratuite de type 1 (AMG1). Thouraya ne devrait pas avoir à avancer l’argent pour ses soins. Mais pour obtenir ce document, il faut une domiciliation : un détail qui bloque la grande majorité des personnes en rue.
“Quand on me dit que les soins sont à 10 dinars, j’ai envie de crier dans l'hôpital. Je demande juste à ce qu’on me donne un carnet de soin !”, proteste-t-elle.
"La question administrative, c'est un des premiers obstacles à l'accès aux soins,” explique Thomas Calvot, coordinateur de projet à Médecins du Monde. Il en va de même pour le Programme National d’Aide aux Familles Nécessiteuses (PNAFN), un soutien financier mensuel et parfois ponctuel pour les familles vivant sous le seuil de pauvreté en Tunisie*.
“Parfois ils n’ont plus de papiers. Il leur faut un domicile pour pouvoir justifier d'une demande de domiciliation. Donc c'est le serpent qui se mord la queue : pas de domicile, pas de carte d'identité…” et pas de carnet de soin.
De plus, en vivant à la rue, il est presque impossible de conserver des documents importants : “Ce sont des gens sans carte d'identité. Perdue ou confisquée, ça ne change rien à la situation. Sans carte d'identité, ils ne peuvent rien faire,” confirme Hassene Haj Messaoud d’ASF.
En 2020 il existait une solution temporaire pour l’accès aux soins. Le ministère des Affaires sociales avait confié à l’équipe du Médibus de l’époque des lettres de liaison attestant de la précarité des personnes en rue “le temps qu'on puisse trouver des solutions pour que la personne récupère ses papiers d'identité,” explique Zeineb Turki. Mais chaque changement d’équipe du Médibus enclenche un nouveau processus administratif pour autoriser la distribution des lettres. Aujourd’hui, Médecins du Monde négocie auprès du ministère des Affaires sociales pour obtenir de nouveau ces lettres, ce qui retarde l’accès aux aides.
Obtenir une aide médicale sur le long-terme semble également compliqué. Sans carnet de soin, Thouraya dépend principalement de l’associatif. A travers Beity, elle est parvenue à avoir des soins gratuits à l'hôpital psychiatrique pendant quelques semaines, mais elle refuse de passer la moindre nuit dans un hôpital. Elle se méfie des médecins et craint qu’ils n’abusent de sa vulnérabilité.
La méfiance de Thouraya vis-à-vis de certaines institutions comme les hôpitaux est un sentiment courant chez les personnes vulnérables et en situation de précarité. Zeineb Turki relate l’expérience de quelques personnes en rue qui se sont vues refuser l’accès aux soins, même avec les autorisations nécessaires, parce qu’ils et elles semblaient négligé·es ou sales, ou encore sous l’emprise de l’alcool. Pour les associations comme Médecins du Monde, qui tentent d’établir un lien de confiance, cette aversion à l’autorité peut entraver ou bloquer l’accompagnement et parfois amplifier le cycle de l’exclusion sociale. “Le vécu parfois traumatisant de ces personnes-là les rend un peu méfiantes et paranoïaques envers tout le monde,” confirme Hassene Haj Messaoud d’ASF.
Le logement : la partie émergée de l’iceberg
Les complications administratives des personnes en situation de rue affectent leur accès aux droits et les privent de certaines connexions : “L’accès à la justice gratuite est garantie par la loi mais au niveau pratique ce n’est pas toujours évident. Jusqu’à maintenant, des bureaux d’aide juridictionnelle exigent d’avoir la carte de précarité pour prouver la situation précaire”, explique Hassene Haj Messaoud.
Obtenir une adresse de domiciliation n’est pas simple quand on est à la rue. En quête d’une adresse officielle, Thouraya a demandé un faux contrat de location à Fatma, son amie chez qui elle ne vit plus aujourd’hui. Mais cette dernière a refusé. Le domicile familial n’est pas non plus une option.
“Je ne veux pas aller chez ma famille. Je ne les supporte plus [...] En plus, je n’ai plus de quoi y aller. Tout ce que je gagne, on me le vole”, ajoute-t-elle.
En effet, sa dernière visite chez sa famille remonte à six ans plus tôt et a duré seulement quelques jours. Thouraya se retrouve donc dans un cercle vicieux d’endettement : sans argent, elle ne peut pas louer, et sans location, elle n’a pas accès aux soins gratuits.
Dans leur foyer pour femmes de Tunis, l’association Beity propose parfois la domiciliation. Mais leur unique centre se limite à 15 lits et d’après Thouraya, il n’y avait jamais assez de place pour qu’elle reste y dormir. Dans certains cas, Beity peut arranger une chambre d’hôtel comme solution temporaire. Thouraya a ainsi pu passer deux semaines dans un hôtel du centre-ville. Mais cette solution n’est qu’une trêve temporaire et elle se trouve rapidement à la rue encore une fois.
Thouraya attend à la station de la Goulette. Crédit : Julia Terradot
À Tunis, il existe peu d’options pour héberger les personnes vulnérables. “Il y a des choses qui existent mais elles ne sont pas toujours fonctionnelles, et elles ne sont pas toujours connues”, explique Zeineb Turki.
Pour les personnes majeures en situation de rue, il n’existe que trois centres étatiques dans tout le pays, à Tunis, Sfax et Sousse. Celui de Tunis s’appelle le Centre d'encadrement et d'orientation sociale ezzahrouni -ou ‘centre ezzahrouni’. Thouraya a déjà voulu s’y rendre, mais elle n’a jamais réussi à le trouver. “Va tout droit, puis va à gauche, à droite. J’ai pas trouvé l’endroit donc j’ai laissé tomber”, relate-t-elle avec lassitude.
Le centre ezzahrouni contient 45 lits et les personnes vulnérables ne peuvent y rester que 20 jours environ, trop peu de temps pour y être domiciliées. Dans certaines situations, le centre propose de louer en partenariat avec la société civile une chambre externe pour quelques mois, le temps d’obtenir les papiers nécessaires pour obtenir la domiciliation. Mais cela se fait au cas par cas et seulement si le budget de l’institution le permet. Le foyer reçoit 300.000 dinars par an, financé par le ministère des Affaires sociales.
“Nos moyens sont très, très faibles et on fait le maximum, mais on ne peut pas résoudre les problèmes de tous ces gens,” soupire Hichem Ben Abda, directeur du centre ezzahrouni.
En octobre 2021, le foyer a fermé pour ‘manquements et défaillances’. Il a été inaccessible pendant deux ans et n’a rouvert qu’au début de l’année 2023. Selon Hichem Ben Abda, cette fermeture est survenue en raison de conflits en interne entre le personnel et les résident·es, mais la nature précise des incidents reste inconnue. Le centre est parfois accusé par la société civile de ne pas être adapté aux besoins des personnes en rue : “Le minimum des droits humains, ça n'existe pas là-bas”, considère Mawaheb Zoubeir de Beity, même si cette fermeture temporaire complique beaucoup son travail car Beity dépendait du centre pour des placements d’urgence.
“Ce n’est pas le centre ezzahrouni en lui-même [le problème], ce sont les défaillances de l’État. Il n'y a pas de politique, pas de stratégie, pas de service spécialisé…” précise Mawaheb Zoubeir.
Le centre regroupe toute personne dans le besoin, quel que soit leur parcours. Selon Beity, l’entremêlement de différentes formes de vulnérabilités dans un même environnement met les résidents·es en danger. “C'est un mélange, un cocktail de gens qui se réunissent avec des problèmes sociaux, psychiques et économiques,” confirme Hichem Ben Abda du centre ezzahrouni, qui pense que l’ouverture d’autres centres spécialisés est nécessaire. “Ces gens-là requièrent des programmes spécifiques, psychiques, sociaux, d'éducation et de communication et d'accompagnement”.
“On ne peut pas avoir une structure parfaite pour les besoins de tout le monde mais jusqu’à maintenant, il n'y a pas de structure adaptée à ce type de population”, confirme Safouane Jouili.
Les personnes en rue, souvent exclues socialement, peuvent avoir du mal à se soumettre au règlement interne du centre ezzahrouni, trop strict pour certain·es. “Beaucoup de personnes en situation de rue refusent d'être hébergées dans un centre. Ça dépend d'une personne à l’autre, mais le centre d'hébergement exige des règles spéciales pour l'entrée, la sortie, les règles de vie, etc. Donc généralement ces gens là ne peuvent pas obéir à ces règles, ils travaillent dans la rue et vivent dans la rue”, continue l’avocat. “Ce sont des personnes vulnérables mais ce sont des êtres humains qui ont besoin de vivre dans un cadre plus ou moins adéquat… Ce n’est pas un centre de détention.”
Pourtant, l’application des règles serait cruciale selon Hichem Ben Abda : “C’est un règlement interne qui donne un équilibre entre les devoirs et les droits des résidents et de l'administration, pour assurer la sécurité dans le centre”. Les agent·es suivent une formation d'une semaine seulement avant de commencer leur travail et ont également des formations continues tout au long de l’année. Ils et elles sont 47 employé·es mais Hichem Ben Abda trouve cela insuffisant. Il se lamente aussi du manque de moyens pour les aider à faire face à des besoins complexes: “Il faut de la persévérance et il faut de la patience... c'est notre boulot,” déplore-t-il.
Portrait de Thouraya. Crédit : Julia Terradot
Pour les femmes en situation de rue en Tunisie, les options d’hébergement sont aussi, insuffisantes. “Le nombre de centres d'hébergement pour les femmes victimes de violence est très réduit par rapport aux besoins énormes,” confirme Hassene Haj Messaoud.
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Les dix foyers pour femmes parsemés à travers le pays, dont le centre de Beity à Tunis, peuvent accueillir 186 femmes et enfants en tout. Selon un rapport de Human Rights Watch, la Tunisie devrait pouvoir héberger 1090 femmes - soit une place pour 10 000 habitants, conformément aux normes internationales. Même avec l’ouverture prévue pour 2024 de nouveaux centres pour couvrir les 24 gouvernorats du pays, la moitié des femmes n’auront toujours pas de refuge.
En Tunisie, la loi 58 de 2017 “relative à l'élimination de la violence à l'égard des femmes” exige l’hébergement immédiat des femmes victimes de violence en cas de danger imminent, mais, “faute de moyens, dans l’impossibilité de trouver un endroit pour l’héberger, parfois les conséquences sont malheureusement tragiques,” s'assombrit Maître Safouane Jouili. Depuis le début de l’année 2023, une dizaine de femmes sont mortes de féminicides, selon l'organisation Aswat Nissa.
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Face aux places limitées en hébergement pour les personnes en rue, pourquoi ne pas ouvrir de nouveaux centres, tout simplement ? ASF recommande de consacrer des immeubles ou biens immobiliers à l’hébergement pour femmes et gérés par la société civile. Mais pour Beity, la réponse n’est pas si évidente. Le manque de logements temporaires n’est que la partie émergée du problème.
“L'hébergement dans des centres, c'est un tremplin. Ce n'est pas une solution durable,” soupire Mawaheb Zoubeir, “ après quinze jours, un mois d'hébergement d'urgence et après ? La femme, elle est là, dans sa même situation de précarité, de chômage, de je ne sais pas quoi… il n'y a pas de solution, vraiment. C'est l'itinérance à travers les institutions, tout simplement.”
Compte tenu de la multitude des parcours et des situations de vulnérabilités, de violences et de troubles des personnes en rue, chaque intervention de l’État ou de la société civile devrait idéalement s’adapter aux besoins précis de l’individu, sans jugement : “En fait, le problème de la précarité, c'est qu'il faut une prise en charge multidisciplinaire et adaptée et il n'y a pas une aide standardisée qui va fonctionner,” affirme Zeineb de Médecins du Monde.
“Si une personne utilise des drogues injectables, il faut prendre ça en considération. Si c’est une travailleuse du sexe, pareil. En fait, elle ne peut pas forcément se réinsérer si elle n'est pas dans un milieu qui accepte son travail.”
En Tunisie, l'État ne réalise pas la prise en charge de certaines vulnérabilités. D’après ASF, le problème viendrait en partie de la réduction du budget du Ministère des affaires sociales. Les structures étatiques n’ont pas toujours les moyens ou l’expertise nécessaires pour s’occuper des différents besoins des personnes vulnérables et s'appuient largement sur la société civile pour leurs ressources financières et humanitaires. “Il y a des bénéficiaires qui n’ont pas l’accès à l’information juridique et les structures sociales disent ‘on n’a pas la capacité de vous orienter, nous sommes des travailleurs sociaux,’” explique Maître Safouane Jouili.
Thouraya à la Goulette. Crédit : Julia Terradot
Par exemple, il n’existe pas de clinique publique pour accueillir les personnes addicts aux drogues qui cherchent à se sevrer. Certaines associations peuvent apporter un soutien ponctuel, mais elles ne sont pas en mesure de combler ce vide. Depuis peu, Beity n’accepte plus les femmes qui cherchent à se sevrer dans leur centre : “On n’est pas outillé pour ça. (…) On fait de notre mieux, mais ce n'est pas notre rôle, c'est le rôle de l'État,” reprend Mawaheb Zoubeir.
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Quelle réinsertion espèrent les personnes sans-abris ? Certain·es professionnel·les de l’associatif affirment que la rue devient un refuge pour ces personnes, et que donc en sortir n’est plus leur priorité. “Ils vivent dans l’invisibilité et y trouvent du confort, donc c’est très difficile de les sortir de cette situation,” explique Hassene Haj Messaoud.
Certaines associations concentrent une grande partie de leurs efforts sur la réinsertion des personnes vulnérables. Chez Beity, les femmes qui souhaitent recevoir de l’aide pour leur projet de vie peuvent se former dans l’un de leurs deux centres prévus à cet effet. Elles y apprennent la couture, la coiffure ou l’esthétique, entre autres, mais peuvent aussi être redirigées vers d’autres organismes si elles ont des préférences de formations particulières. Malheureusement, malgré tous ces efforts, le succès de l’insertion est aléatoire : “même si on fait tout le processus, avec la pauvreté, le contexte politique, économique, les discriminations, les violences… Elle peut rechuter facilement,” conclut Mawaheb Zoubeir.
Vivant au jour le jour, Thouraya n’a pas de plan pour son avenir. Aujourd’hui, Thouraya espère surtout avoir où se loger, elle et ses amies. “J’aimerais qu’on me donne de quoi louer juste trois mois.” répète-elle à plusieurs reprises, juste le temps que sa jambe guérisse et qu’elle puisse reprendre le travail. Elle réussit tout de même à profiter de certains moments. Pour le Nouvel An, elle s’est rendue à la maison de son compagnon, chez sa famille. Ce dernier a deux garçons qu’elle considère comme ses propres enfants.
Mais quand elle se permet de rêver, Thouraya révèle qu’elle aimerait faire des études de cuisine, un métier qu’elle a apprécié à la suite de multiples expériences en restauration. Son rêve ultime si elle arrive à gagner suffisamment d’argent : construire un logement collectif pour les personnes en situation de rue.