Alors que la Tunisie s’enfonce dans une crise socio-économique, dans un climat marqué par une multiplication des arrestations politiques, ces trois affaires sont emblématiques du manque de sécurité pour les opposant·es algérien·nes venu·es y chercher refuge.
“Les conséquences de la situation actuelle en Tunisie seront déterminantes pour la sécurité des activistes algérien·nes réfugié·es dans ce pays”, insiste une source anonyme proche du dossier. "Il faut agir le plus vite possible ”, confirme une autre personne ayant requis l’anonymat.
Des figures de l’opposition algérienne
En 2019 et 2020, des manifestations secouent l’Algérie. Le Hirak critique les mandats successifs du président Abdelaziz Bouteflika et l’élection de son successeur Abdelmadjid Tebboune. À travers ce mouvement, plusieurs personnalités, symboles d’opposition, émergent.
Parmi elles, Amira Bouraoui et Zakaria Hannache, dit Zaki. Il et elle réclament des réformes politiques, et sont incarcéré·es pour leurs prises de positions, notamment sur les réseaux sociaux.
Bouraoui, ancienne gynécologue et journaliste, est ainsi détenue pendant une dizaine de jours à la prison de Koléa pour "offense à l’islam ” et “ atteinte à la personne du président de la république". Quant à Zaki Hannache, il se fait remarquer pour son travail de collecte et de publication d'informations sur les arrestations de prisonnier·es d'opinion. Le militant des droits de l’homme est poursuivi en Algérie depuis 2022 pour "apologie du terrorisme ” et "atteinte à l’unité nationale ”.
Le pouvoir n’a pas attendu le Hirak pour menacer les opposant·es. Dès septembre 2016, Slimane Bouhafs, un militant amazigh et chrétien converti, est condamné pour "atteinte à l'islam et au prophète Mohamed ”.
Après sa libération, Bouhafs se réfugie en Tunisie. Quelques années plus tard, Zaki Hannache et Amira Bouraoui prennent la même décision. Mais même loin de leur pays d’origine, ces militant·es restent menacé·es.
La Tunisie, un lieu de transit risqué
Face aux menaces qu’elle subit, Amira Bouraoui essaie à plusieurs reprises de se rendre en France. Mais à l’aéroport d’Alger, elle est refoulée sur la base d’une interdiction de sortie du territoire national (ISTN). Au début du mois de février 2023, elle change de stratégie et décide de franchir la frontière algérienne en utilisant le passeport de sa mère. Direction Tunis.
Quelques jours après son arrivée en Tunisie, Amira Bouraoui tente de prendre un vol pour Paris depuis l’aéroport Tunis-Carthage. Mais la militante est arrêtée et placée en garde à vue pendant 48 heures pour "franchissement des frontières sans document légal". Elle est ensuite présentée devant une juge tunisienne qui décide de sa libération jusqu’à une audience fixée 20 jours plus tard.
Mais à la sortie du bureau de la juge, devant le tribunal de première instance de Tunis, "elle est saisie, manu militari et enlevée" témoigne l’un de ses deux avocats, Hashem Badra. Les deux officiers qui s’emparent d’elle mettent ses avocats sur une fausse piste en leur indiquant qu’elle sera amenée à l’aéroport. En réalité, l’opposante est détenue à la Direction générale des frontières et des étrangers.
"Ma cliente était retenue au bout d’un couloir, elle avait les yeux bouffis et elle nous a imploré de ne pas la laisser tomber ”, raconte Badra.
En effet, Bouraoui est menacée d’extradition et “le risque était imminent car un vol en direction d’Alger était programmé le soir-même ” selon une source proche du dossier.
Ses avocats et ses proches sont informé·es du sort qui lui est réservé et ces dernier·es, ainsi qu’un certain nombre d’organisations que Bouraoui avait préalablement mis au courant de son projet d’évasion, alertent la presse et contactent les autorités consulaires françaises.
Disposant de la nationalité française, Bouraoui est éligible à la protection consulaire en tant que ressortissante dans un pays étranger. Grâce à la mobilisation, l’opposante est rapidement mise en sécurité à l’ambassade de France avant de partir sur un vol à destination de Lyon à 21 heures. "Certaines personnes ont agi en parallèle de l’ordre de la justice et son extradition se jouait à quelques heures. C’est une bonne chose que le consulat ait réagi aussi vite ”, considère cette même source.
Réfugié, un statut vulnérable
Bouraoui a ainsi pu bénéficier d’une protection consulaire en sa qualité de citoyenne française, ce qui n’est pas le cas de Zaki Hannache, protégé par son seul statut de réfugié.
Mais il est à noter qu’il n’existe à l’échelle tunisienne aucune loi de protection, ni instance nationale qui protège et garantit les droits des demandeurs d’asile. Seul le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), en collaboration avec le Croissant rouge tunisien, étudie ces demandes et octroie le statut de réfugié·e.
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En mars 2022, Zaki Hannache est incarcéré pendant plusieurs semaines en Algérie puis libéré sous caution. Il continue cependant à être soumis à des actes d'intimidation et de pression. En août, il se rend en Tunisie pour bénéficier d’une prise en charge médicale et le statut de réfugié lui est accordé par le HCR en novembre de la même année.
Alors qu’il ne réside plus en Algérie et que son militantisme s’est considérablement réduit, Zaki Hannache est toujours dans le viseur du pouvoir. Le 2 mars 2023, il est condamné par contumace à trois ans de prison ferme et un mandat d’arrêt international est émis à son encontre. D’après une source proche du dossier, l’Algérie devrait rapidement faire parvenir une demande d’extradition officielle à la Tunisie.
Dans une publication Facebook, un des avocats de Zaki Hannache a énuméré les raisons pour lesquelles la Tunisie commettrait un grand nombre d’infractions si elle accédait à la demande d’extradition. En effet, l’article 29 de l'accord judiciaire entre l'Algérie et la Tunisie signé en 1963 interdit l’extradition lorsque le délit pour lequel elle a été demandée est considéré par l’État requis comme une infraction politique.
En outre, la Tunisie a ratifié la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, base de travail du HCR, dont le principe fondamental est le non-refoulement, "selon lequel un réfugié ne devrait pas être renvoyé dans un pays où sa vie ou sa liberté sont gravement menacées."
“ La Tunisie a toujours respecté les droits de l’homme. Le pays héberge les sièges de nombreuses organisations internationales. Aucune base légale ne justifierait mon extradition. La Tunisie ne doit pas céder à la pression ”, estime Zaki Hannache.
Mais malgré l’existence de ces conventions, la Tunisie ne garantit pas la protection des réfugié·es algérien·nes sur son territoire. "Les activistes et opposants qui fuient l’Algérie pour se réfugier en Tunisie sont conscients de l’étroite coopération sécuritaire entre les deux pays, c’est pour cela qu’ils considèrent le pays comme un lieu de passage temporaire" explique cette source.
Le but de Zaki Hannache est donc de rejoindre la France, ou un pays conventionné avec le HCR dans le cadre d’une demande de réinstallation. "Je suis inquiet que la procédure de demande d’extradition soit traitée trop rapidement, alors qu’elle devrait prendre plusieurs semaines et que cela ne me laisse pas le temps de trouver un pays plus sûr ”, explique-t-il.
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“Un scénario à la Bouhafs”
L’histoire de Slimane Bouhafs confirme les craintes de Zaki Hannache. Ce militant a passé presque deux ans en prison avant d’être libéré en mars 2018 dans le cadre d’une grâce présidentielle. Il gagne ensuite la Tunisie où il dépose une demande au HCR pour obtenir le statut de réfugié, qu’il se voit accorder en 2020.
Bouhafs vit en Tunisie depuis déjà plusieurs mois lorsqu’il est enlevé le 25 août 2021, avant de réapparaître aux mains des autorités algériennes quelques jours plus tard.
En septembre 2021, il comparaît devant un tribunal algérien en raison de liens présumés avec le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), organisation considérée comme terroriste par l’Algérie. Condamné pour six chefs d’inculpation liés aux crimes de terrorisme, Bouhafs est actuellement détenu à la prison de Koléa dans l’attente de son procès.
Plus d’un an et demi après son enlèvement, l’affaire de Slimane Bouhafs est encore gravée dans les mémoires. Bien qu’ayant obtenu le statut de réfugié, l’ancien policier avait fait part d’un certain nombre d’inquiétudes concernant sa sécurité, se sentant menacé et suivi. De multiples associations et organisations dénoncent son enlèvement et les conditions de sa disparition sur le territoire tunisien.
En réponse à l’indignation collective, le président tunisien Kais Saïed annonce en septembre 2022 l’ouverture d’une "enquête approfondie sur les circonstances de l'enlèvement ", mais à ce jour, aucun résultat n’a été présenté.
“Malheureusement, on dénote une certaine complaisance des autorités tunisiennes dans le traitement de l’affaire de Slimane Bouhafs”, constate une source.
Selon plusieurs expert·es, le climat socio-politique tunisien, notamment la fragilité de l’indépendance de la justice, pourrait profiter à l’Algérie si le pays souhaitait enclencher une opération de rapatriement de force de Zaki Hannache, de la même manière que Bouhafs.
"Le régime algérien n’a vraisemblablement pas apprécié la récente fuite d’Amira Bouraoui. La machine policière et judiciaire se met en marche dans une logique d’escalade de la répression”, analyse une source proche du dossier
“ L’Algérie affiche également une volonté d’agir contre les personnes de la diaspora, dans une logique de répression transnationale", selon cette même source. Comme en témoigne l’affaire Bouhafs et compte tenu de l’importance de la coopération entre l’Algérie et la Tunisie dans de nombreux secteurs, tels que l’énergie et la sécurité, les réfugié·es algérien·nes à l’étranger courent aussi le risque d’être arrêté·es.
Une autre source se veut plus optimiste. D’après elle, l’Algérie n’a aucun intérêt à forcer la main de la Tunisie pour obtenir l’extradition de l’opposant : “Il est exactement là où ils veulent, du moment qu’il ne parle plus et qu’il a cessé ses activités de reporting des arrestations politiques en Algérie. ”
En attendant le dénouement de l’affaire Hannache, la pression des autorités algériennes se concentre sur son propre territoire. Suite à la fuite d’Amira Bouraoui, sa mère a été placée sous contrôle judiciaire et une dizaine de ses complices présumé·es ont été placés sous mandat de dépôt.
Parmi eux, le journaliste Mustapha Bendjema, le chauffeur de taxi qui a transporté l’opposante et un agent de la police des frontières. Ils sont poursuivis par le tribunal de Constantine pour "association de malfaiteurs dans le but d’exécuter le crime d’immigration clandestine dans le cadre d’une organisation criminelle ” et demeurent dans l’attente d’un procès.