Au total, Samia et Salma passent 30 heures sans dormir durant leur trajet hebdomadaire entre Tunis et Ben Guerdane. Comme elles cherchent à dépenser le moins possible, elles ne réservent pas de chambre d’hôtel, même si la nuitée ne dépasse pas les 30 dinars dans certains établissements.
Ces dernières années, entre le manque d'opportunités professionnelles et l’inflation, Samia s’est retrouvée dans une situation difficile. Désormais, elle se rend à Ben Guerdane pour faire ses achats vu l’écart de prix des produits de base entre les secteurs officiel et informel. Cela lui rappelle les dix ans de prospérité passés en Libye, avant la chute du régime Kadhafi. Cette période lui a permis de se familiariser avec la route menant au marché de Ras Jedir, à la frontière tuniso-libyenne.
La marge bénéficiaire attire les commerçant·es
Quand elle s’installe ensuite à Tunis, dans un quartier populaire, Samia commence à faire du commerce d'ustensiles de cuisine et de vêtements féminins. Depuis trois ans, cette activité lui rapporte un revenu qu’elle considère comme “ décent”, en particulier compte tenu des difficultés du marché du travail.
Samia et Salma font partie de centaines, voire de milliers de commerçant·es qui sillonnent la route vers le Sahara. Salma a rejoint son amie il y a trois mois à peine, dans l'espoir d'améliorer son niveau de vie, qui a été affecté par l'inflation.
L'Institut national de la statistique (INS) révèle au début du mois de novembre que le taux d'inflation général a atteint 9,2 % en octobre dernier, contre 7% à la même période l'an dernier.
Une fois la marchandise acquise, le duo reprend le chemin du retour. " C’est là que tout se joue, avec les différents contrôles sécuritaires le long de la route, soit on arrive à passer, soit on nous confisque la marchandise et on rentre les mains vides." raconte Salma. Parfois, elles doivent payer des " commissions" aux points de contrôle pour circuler.
Quant aux marchandises qu'elles achètent et qui plaisent le plus aux clients, Samia explique qu’il n’y a pas " de type spécifique”. “ Tout ce que nous achetons ici se vend dans la capitale, donc c'est la différence des prix qui incite les clients à acheter."
Le marché de Ras Jedir, qui s'étend sur 2km, novembre 2022.
Le marché de Ras Jedir s’étale sur deux kilomètres, ce qui permet de s'y déplacer facilement. Les magasins sont immenses et regorgent de marchandises. Mais le long de la route vers les villes avoisinantes, les forces de sécurité veillent. Il y a au moins trois points de contrôle de la Garde nationale entre Ben Guerdane et Gabès où les coffres des voitures sont souvent fouillés. L'équipe d'inkyfada a d’ailleurs été arrêtée deux fois pour vérifier si elle ne transportait pas des marchandises du marché de Ras Jedir.
Les produits de provenance étrangère sur la route sont traités comme étant de la marchandise de contrebande, bien que leur achat ait été effectué sur un marché intérieur, parce que la plupart des commerçant·es ne fournissent pas de factures. Par ailleurs, le taux de TVA, qui est maintenant de 19%, ne s'y applique pas, ce qui explique aussi le grand écart entre le prix au marché de Ras Jedir et celui des autres marchés officiels pour un même produit.
Une abondance de provisions… et des pénuries
Tout comme les autres régions, Ben Guerdane, étant une zone frontalière, a aussi été touchée par la flambée des prix. Selon les témoignages des citoyen·nes, cela concerne particulièrement les produits alimentaires.
" Le couscous et les pâtes sont des produits rares ici, on n'arrive pas à en trouver. Quand on en trouve, c’est à un prix très élevé, pouvant atteindre 60 dinars pour une douzaine”, explique Taoufik, originaire de la région.
Selon lui, ces produits transitent vers d'autres circuits à travers des échanges intracommunautaires, et sont vendus plus cher aux Libyen·nes. Pour remédier aux pénuries, des produits de substitution sont mis sur le marché. Par exemple, face au manque de lait, celui-ci a été remplacé par un produit similaire provenant des pays du Golfe via la Libye. Mais cela implique une envoyé des prix, avec un carton de lait qui atteint trois dinars, “ce qui peut être cher, surtout pour les familles avec des enfants.”
Quant aux vêtements, aux chaussures et aux articles ménagers, Taoufik explique que lui et sa famille ont recours au commerce parallèle, notamment à la suite de la hausse des prix. Il donne l’exemple de vêtements qui coûtent entre 40 et 50 dinars au marché de Ras Jedir, alors qu'ils se vendent au minimum 100 dinars sur les marchés officiels tunisiens.
Une photo de l'intérieur d'un magasin de vêtements pour femmes au marché de Ras Jedir, en novembre 2022.
Hamza, commerçant et professeur d'histoire, est d'accord avec Taoufik* et affirme que " la différence de prix des produits atteint 50 % par rapport aux marchés réglementés."
Hamza considère que Ras Jedir est vital pour les habitant·es de la région, dans la mesure où il a permis de sauver la zone des pénuries de nourriture et de produits de base. Il leur offre également des opportunités de travail, étant donné que le marché de l'emploi est limité, même pour les jeunes diplômé·es. C’est notamment le cas de Hamza, diplômé en traduction, et de Salim, qui travaillent ensemble dans le magasin.
Le commerce s'est développé dans la région depuis 1987, date à laquelle les relations entre la Tunisie et la Libye se sont améliorées après des années de tension entre les deux pays. Au cours de ces années, la Tunisie a également contribué, à travers le passage de Ras Jedir, à sortir de l'impasse économique internationale imposée à la Libye en 1992 suite à l'incident de Lockerbie. Le commerce intra-régional s'est finalement développé au point de supplanter le commerce régulier.
Devant une épicerie du marché de Ras Jedir - novembre 2022.
Pour les habitant·es, cette situation économique les encourage à rester. Mondher, quarante ans et diplômé en géographie, est retourné vivre dans sa ville natale, qu'il avait pourtant quittée il y a quelques années pour poursuivre ses études dans la capitale. “ Lorsque j'ai quitté Ben Guerdane ce jour-là, je n'avais pas l'intention d'y retourner. Je comptais me construire un avenir et vivre dans la capitale. J'ai essayé de chercher un poste, ce n'était pas facile sans médiation, surtout pour les emplois publics. Il y a des centaines de diplômés au chômage.”
Mondher reste 10 ans à Tunis où il travaille comme épicier. .“ Puis j'ai réalisé que revenir et travailler dans le commerce était beaucoup plus rentable", raconte-t-il.
Mais cette situation économique ne se reflète pas dans la vie quotidienne. Le développement, tant en termes d'infrastructures que d'équipements de loisirs et de services, est absent de la scène publique. La région, où la présence de l'État se limite aux sièges officiels et aux postes de contrôle à ses frontières, à l'entrée et à la sortie de la ville, donne l'impression que la population vit dans un cercle fermé.
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Tout un circuit de bénéficiaires
Saïd expose des bidons d'essence et des dizaines de petites bouteilles d'eau en plastique à l'intérieur de son étroit magasin situé dans une rue principale de Ben Guerdane. Il estime que les prix compétitifs des marchandises dans les zones frontalières contribuent, dans une certaine mesure, à sauver les citoyen·nes des répercussions de l’inflation qui se font sentir dans tous les aspects de la vie.
D’après Saïd, le commerce parallèle profite à tout un circuit. Il offre non seulement des alternatives aux produits manquants, comme l'eau minérale qui était en pénurie il y a quelque temps - sans que cela n'affecte la zone frontalière - il fournit également une variété de marchandises à des prix réduits.
A titre d'exemple, Saïd évoque les bouteilles d'eau d'un demi-litre qu'il a achetées. Ces bouteilles se vendent à 600 millimes dans les circuits officiels, mais il les achète à petit prix, pour les revendre à 250 millimes à un·e commerçant·e qui, à son tour, les revendra à 400 millimes.
"Le transporteur de la marchandise, le grossiste, le commerçant ainsi que les citoyens en bénéficient", déclare Saïd, précisant que la plupart des marchandises transitent officiellement par le point de passage et que la seule solution pour les habitant·es de cette région aride, au climat rude et souffrant de la marginalisation de l'État, est de se reposer sur le développement de ce commerce.
De Ben Guerdane au Kef
Depuis le Sud du pays jusqu’à Nord-Ouest, au Kef, à la frontière algérienne, inkyfada a rencontré Faycal, un fonctionnaire qui a l'habitude de s'approvisionner en nourriture et autres produits pour sa famille en Algérie.
En route vers le marché hebdomadaire du Kef, novembre 2022.
S'il préfère les produits tunisiens en termes de qualité, il admet qu'en achetant des produits algériens, il peut économiser davantage. Faycal a acheté une bouteille de cinq litres d'huile de friture, après la hausse des prix, pour environ 17 dinars, alors que le prix d'une bouteille d'huile tunisienne dépasse les 37 dinars.
La pénurie des produits de base subventionnés - comme le lait, les œufs et la volaille - sur le marché entraîne une flambée des prix. L'INS déclare officiellement que les prix des produits alimentaires ont enregistré une hausse de 12,9 % au cours du dernier mois.
En 2020, la fermeture des postes frontaliers avec l'Algérie suite à la propagation du Covid-19 a eu un impact direct sur les habitant·es et sur les personnes qui se rendent dans la région pour faire leurs achats. Cette fermeture a limité la circulation des citoyen·nes entre les deux pays, sans pour autant empêcher l'afflux de marchandises qui continuaient d'arriver, à des prix plus élevés, en particulier pour les équipements électroniques. Une fois la frontière rouverte, les Algérien·nes ont imposé certaines restrictions à la circulation des marchandises et la situation est devenue plus compliquée selon Faycal.
L'Institut national de la statistique a officiellement confirmé une hausse de 12,9% des prix des denrées alimentaires au cours du mois d'octobre. Photo du, novembre 2022.
" Franchir la frontière est devenu plus compliqué, à la suite peut-être d'une décision politique. J'avais l'habitude d'y aller de temps en temps pour faire des achats et rentrer, ce qui n'est plus aussi facile maintenant. Mais la marchandise reste accessible autrement ", affirme-t-il. Il fait référence aux “contrebandiers” qui, selon lui, ont leurs propres réseaux. Il ajoute : " Depuis lors, le besoin des citoyens en marchandises issues du commerce parallèle a augmenté, et ce parce que les marchandises viennent à eux, plutôt que l'inverse."
La situation d’Emna et de sa famille n’est pas différente. Originaire du Kef, la jeune femme de 20 ans a dû déménager dans la capitale pour travailler dans une banque. " Lorsque j'ai déménagé à Tunis, la famille a continué à m'acheter les produits essentiels du Kef et à me les livrer plus tard, à cause de l’écart énorme entre les prix par rapport à la capitale. En plus, les produits algériens abondent dans ma ville natale.", raconte-t-elle.
Ainsi, toutes les deux semaines, sa famille lui rend visite, chargée de denrées et de produits. Tous leurs achats, y compris les appareils électroniques et les produits ménagers, proviennent du pays voisin.
Emna confirme que les prix des produits algériens ont augmenté à la suite des mesures de contrôle imposées sur les marchandises après la réouverture des frontières. La hausse des prix, dans le monde entier, est aussi due à la guerre en Ukraine, qui a affecté toutes les chaînes d'approvisionnement.
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La demande concerne toutes les marchandises
La popularité des produits algériens ne se limite pas à l'électronique, aux télévisions et à l'électroménager. Elle concerne aussi l'essence et l'huile de friture. Après la pénurie d'huile subventionnée, des bouteilles d'huile végétale ont commencé à apparaître sur le bord des routes, aux côtés des bouteilles d'essence.
Le manque de produits de base subventionnés sur le marché affecte les citoyen·nes et entraîne une hausse des prix à travers le pays. Mais à Ben Guerdane et au Kef, la disponibilité de produits de substitution au même prix, voire à un prix inférieur, permet de modérer l’impact. "Les prix sont bien sûr plus bas en Algérie qu'en Tunisie, ce qui nous permet de remplacer les produits de base manquants par des produits algériens”, explique Said.
Le 16 novembre, la Tunisie et la Libye ont signé un accord de coopération qui prévoit " la mise en place d'une zone économique franche tuniso-libyenne au poste frontalier de Ras Jedir". L’idée d’une d'une zone économique libre n’est pas nouvelle et est discutée depuis 2015. Mais jusqu’à présent, cela n'a jamais vu le jour, malgré les promesses. Dans les faits, une zone de libre-échange s'est visiblement imposée entre Ben Guerdane et Ras Jedir. Mais les commerçant·es subissent pressions et contraintes et ce qui est autorisé dans les zones frontalières est interdit dans le reste du pays.