Projet de Constitution : Kaïs Saied organise son pouvoir

Avec son projet de nouvelle Constitution, Kaïs Saied réorganise l’ensemble du système politique : si son texte est approuvé lors du référendum du 25 juillet, le Président aura des pouvoirs bien plus importants que les fonctions législatives et juridictionnelles. Inkyfada récapitule, en infographies, la nouvelle structure du pouvoir.
Par | 22 Juillet 2022 | reading-duration 5 minutes

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Le 25 juillet 2022, un an après le coup d'État de Kaïs Saied, les Tunisien·nes sont appelé·es à se prononcer sur le projet de la nouvelle Constitution. Après un processus marqué par de nombreux dysfonctionnements, le Président a publié au journal officiel son projet de Constitution le vendredi 30 juin, puis une série de modifications le 8 juillet.

Malgré de nombreux articles repris des constitutions de 1959 et 2014, le texte de Kaïs Saied change drastiquement l’organisation du pouvoir. Il abandonne le système hybride parlementaire-présidentiel prévu dans la Constitution de 2014 pour un système qui donne plus de pouvoir au Président et met à mal la séparation des pouvoirs. 

Comment s’organiserait le pouvoir selon cette nouvelle Constitution ? inkyfada a réalisé plusieurs infographies pour l’expliquer. 

Le projet de Constitution instaure un “régime présidentialiste" et renforce les pouvoirs du président selon Salsabil Klibi, spécialiste du droit constitutionnel.

“C’est un régime où il y a un déséquilibre des pouvoirs, où la présidence de la République n’occupe non pas le devant de la scène mais toute la scène politique et toutes les autres institutions ne sont que des avatars qui gravitent autour de ce centre qu’est la présidence”. 

L’affaiblissement de la séparation des pouvoirs se perçoit dans l’utilisation même des termes utilisés dans la Constitution. Ainsi, la Constitution de Kais Saied ne parle plus de pouvoirs, mais de fonctions : législative, exécutive et juridictionnelle.

La fonction exécutive est représentée par le Président, le gouvernement et le chef de gouvernement mais le ou la Président·e s’y arroge la majorité des pouvoirs. 

Ainsi, il ou elle s’occupe de nommer le ou la chef·fe du gouvernement ainsi que ses ministres. Auparavant, selon la Constitution de 2014, ce·tte dernier·e avait la main sur la composition de son gouvernement qu’il ou elle propose pour un vote de confiance devant le parlement. Désormais, il ou elle ne peut que faire des propositions au ou à la Président·e.

Le pouvoir du ou de la  Président·e sur le gouvernement est tel qu'il peut même le dissoudre ou en limoger ses membres alors que cette prérogative était auparavant réservée au ou à la chef·fe du gouvernement. Wahid Ferchichi, professeur agrégé en Droit public, considère que le chef du gouvernement ne serait ainsi plus qu’une vitrine.

Désormais, l'exécutif domine les autres fonctions. En effet, deux changements illustrent particulièrement ce constat : le gouvernement et le ou la Président·e ne sont plus responsables devant le Parlement et le ou la Président·e ne peut pas être destitué·e.

“Le projet affaiblit directement le pouvoir législatif", déclare Wahid Ferchichi. Le principal changement dans l’organisation de la fonction législative se trouve dans la création du Conseil national des régions et des districts. Le Parlement devient ainsi bicaméral. 

Cette nouvelle composition du Parlement représente plusieurs problèmes selon Salsabil Klibi.

“Le premier problème déjà est que nous n’avons pas de Parlement aujourd’hui. Ni une ni deux chambres”, commente-t-elle, “pour la mise en place du nouveau pouvoir législatif, il va d'abord falloir attendre la date, que le président lui-même a fixée, des élections législatives pour avoir alors non pas le Parlement, mais une partie [l’Assemblée des représentants du peuple - ARP]”.

Ainsi selon la constitutionnaliste, il est “très peu probable que nous ayons les deux chambres en place” d’ici la fin de l’année.

La division du Parlement en deux chambres pourrait d’autre part “freiner” le fonctionnement de la fonction législative selon Wahid Ferchichi, “avec une deuxième chambre qui est concurrente [ndlr : à la première] qu’on le veuille ou pas, et notamment si les deux chambres ne sont pas composées de la même manière” , détaille-t-il.

Au-delà de la division du Parlement en deux chambres, son affaiblissement résulte également des prérogatives qui lui sont retirées par rapport à la Constitution de 2014.

D’abord, le Parlement ne vote plus la confiance au gouvernement. Cette mesure fait partie de l’actuelle constitution et constitue un contre-pouvoir important, même si elle a aussi été à l’origine de nombreux blocages politiques. 

Autre minimisation du pouvoir du Parlement, la motion de censure, un outil de pouvoir du Parlement vis-à-vis de l’exécutif, est désormais “quasiment impraticable”, selon Salsabil Klibi. En effet, il faudrait désormais que le vote rassemble la moitié des députés de l’ARP ainsi que la moitié des députés du Conseil national des régions et des districts. Dans la Constitution de 2014, il suffisait d’un tiers des députés de l’ARP.

En plus de n’avoir presque aucun pouvoir sur le gouvernement, comme précédement mentionné le Parlement n’a plus la possibilité de voter la révocation du/de la Président·e, le/la rendant quasiment intouchable.

Avec ce nouveau texte, il est désormais plus facile de changer la constitution que de voter la motion de censure contre le gouvernement”, commente Sahbi Khalfaoui, chercheur en sciences politiques.

En ce qui concerne l’initiative législative, le gouvernement pouvait auparavant soumettre des projets de loi au Parlement. Cette prérogative n’est plus mentionnée dans la Constitution et revient ainsi au/à la Président·e ainsi qu’aux député·es, à condition qu’ils soient dix à soutenir une proposition de loi, une condition déjà présente en 2014.

La fonction juridictionnelle est composée de la justice judiciaire, administrative et financière. Elle est incarnée par deux institutions : le Conseil supérieur de la Magistrature (CSM) et la Cour constitutionnelle, mais également par le ou la Président·e qui s’arroge plus de pouvoirs que dans la Constitution de 2014. 

Le processus de nomination des membres du Conseil supérieur de la magistrature n'est pas précisé dans la Constitution, et une loi devra le préciser ultérieurement. Le précédent CSM a été dissous par Kaïs Saïed en février 2022 puis sa recomposition a été annoncée par un décret présidentiel, qui mentionne que le ou la Président.e en nomme la majorité des membres. Avec peu d'informations sur la suite, reste à savoir si l’organisation du nouveau CSM se calquera sur celle du provisoire.

Avec neuf membres, tou·tes choisi·es sur la base de leur ancienneté en tant que juges, la Cour constitutionnelle sera privée de "jouer son rôle politique dans la lecture et l’interprétation de la Constitution”, décrit Wahid Ferchichi dans un rapport de l’Association tunisienne de défense des libertés individuelles. La Constitution de 2014 prévoyait une Cour constitutionnelle composée de douze membres dont les trois-quarts seraient des “spécialistes en droit et ayant une expérience d’au moins vingt ans”.

Cette Cour n’a cependant jamais vu le jour, ce qui a facilité la pérennisation de l’état d’exception. En l’absence d’une autorité constitutionnelle, Kais Saied a pu s’arroger les pleins pouvoirs.

Le ou la Président·e dispose aussi d’un grand rôle dans la fonction juridictionnelle. En effet, il s’arroge le droit de nommer les juges du pays sur proposition du CSM.

Le 25 juillet 2022, les Tunisien·nes sont ainsi appelé·es à voter pour une Constitution qui donnerait beaucoup plus de pouvoirs au ou à la Président·e, sans qu’il n'y est de possibilité de qu'il ou elle soit destitué·e et qui laisse aussi beaucoup de zones de flou. Dans l’hypothèse où cette Constitution serait mise en place, il faudra alors attendre les élections législatives, normalement tenues à la fin de l’année 2022, pour pouvoir commencer à voter les lois censées compléter et préciser ces zones d’ombres.