Dès le lendemain du naufrage, la marine nationale annonce entamer des investigations et prendre des mesures pour faire face à une éventuelle fuite de gasoil. Des équipes sont très rapidement mobilisées, principalement pour éviter le risque d’une marée noire, dans cette zone déjà sinistrée par la pollution et le Groupe chimique.
Interrogée par inkyfada, l’administration du port de Gabès a jugé que ces mesures étaient suffisantes et s’est refusée à toute déclaration, alors même que les incohérences autour du naufrage et de la nature des activités du Xelo se multipliaient.
Pour suivre l’affaire, inkyfada est allée à la rencontre de nombreux responsables, aucun n’a fourni de détails sur l’avancement de l’affaire et les zones d’ombres qui entourent ce dossier.
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Une affaire opaque
Le chef de service de l’exploitation portuaire, Fayçal Jamai, s’est ainsi excusé de ne pouvoir faire aucune déclaration concernant le navire, ni donner de détails sur les communications qui ont eu lieu entre le capitaine du navire et la tour de contrôle, sous prétexte que l'armée est en charge de l'affaire, l’obligeant à la discrétion.
Le gouverneur, Saber Bembli, membre de la cellule de crise qui s'est formée après le naufrage de Xelo, a reçu les équipes d’inkyfada mais n’a communiqué aucune nouvelle information. D’après lui, il n’y a plus aucun intérêt à suivre la question du navire naufragé à partir du moment où il a été prouvé qu’il ne contenait pas de gasoil.
“Les deux équipes, italienne et tunisienne, ont travaillé de manière indépendante et sont parvenues à un seul résultat : la certitude totale qu’il n’y a pas de gasoil”, se contente de déclarer le gouverneur.
Mais au-delà de la question écologique, l’enquête est toujours en cours et oppose l’équipage du navire et les autorités tunisiennes. Les premiers maintiennent que du gasoil est présent à bord. En face, les autorités affirment que les plongeurs n’en ont détecté aucune trace, s’appuyant sur une vidéo de mauvaise qualité prise par la marine italienne. Mais sur cette dernière, des bulles brunes apparaissent quand un plongeur ouvre un robinet, qu’il referme rapidement.
En vue de l'âge et du mauvais état du bateau, les autorités tunisiennes suspectent que le naufrage était intentionnel.
“Ce qu’il s'est passé est un véritable crime, et aujourd'hui l'équipage est accusé de s'être organisé pour couler le navire et bénéficier de l'assurance”, déclare le gouverneur Saber Bembli.
inkyfada a contacté le transitaire de Xelo dans le port de Sfax "Carthage Shipping Agencies", pour connaître la compagnie d'assurance contractant avec le navire. Le responsable des agences, Zouhaier Halouas, indique que les propriétaires de Xelo, dont l'un est un ressortissant turc, Elpak Noyan, sont des contractants du Vienna Insurance Group.
Victor Borovi, le directeur de Vienna Insurance Group ayant signé le contrat avec Xelo, n’a pas répondu aux questions d’inkyfada sur ses liens avec l’équipage, les détails du contrat d’assurance ou encore la procédure d’indemnisation. Ce dernier a pourtant ouvert nos mails à plusieurs reprises et malgré plusieurs relances pendant deux semaines, il n’a pas fourni de réponse.
De la même manière, inkyfada a tenté de joindre le numéro de téléphone indiqué sur le site internet de "Star Energy", le propriétaire de Xelo. Une voix masculine a répondu, admettant que le numéro appartient effectivement à la société, mais qu’il était dans l’impossibilité de faire de déclarations, renvoyant nos journalistes vers l’avocat de l'équipage en Tunisie.
Contacté de nouveau via WhatsApp, l’homme n'a pas répondu. inkyfada lui a envoyé un e-mail détaillé pour connaître les fournisseurs de gasoil de la société et tenter de déterminer les possibilités de compensation en cas de naufrage du pétrolier, mais sans obtenir de réponse. Il est à noter que le Xelo est le seul navire possédé par Star Energy.
Des preuves disparues
Le lendemain du naufrage, des traces de gaz sont apparues autour du site, qui proviendraient du carburant du moteur du navire. Elles se sont rapidement dissipées sans causer de dommages apparents. “La bonne nouvelle est que le navire transportait du diesel plutôt que du pétrole brut qui est plus dense, la légèreté et le poids des particules de carburant lui permettent de flotter plus facilement à la surface de la mer”, a commenté Olfa Amrouni, une professeure à l'Institut national d'océanographie de Tunis.
⛴Tunisia #Xelo sinking ship: critical situationbut the good news that the ship was carrying diesel,rather than denser crude oil.The light fraction,or weight, of the fuel means it sits more easily on the sea's surface. Authorities are working on field now. We cross fingers ? pic.twitter.com/svtZqUMrcj
—Dr. Oula Amrouni د.عُلا العمروني (@OulaAmrouni) April 17, 2022
"Le capitaine et son équipage n'ont aucun intérêt à induire en erreur les autorités tunisiennes concernant la présence de gasoil", affirme Mabrouk El-Madouri, l’avocat de l’équipage en Tunisie.
Selon lui, l'équipage insiste sur le fait qu'il a acheté du gasoil à un autre pétrolier en mer, ce que Xelo fait depuis des années en tant que navire de soutage. Ils refusent cependant de révéler les clients auprès desquels les achats ont été effectués.
La dissimulation des clients et des contacts, en plus de l'arrêt du GPS pendant les cinq jours qui ont suivi son départ du port de Sfax le 8 avril 2022, renforce les soupçons d'implication de Xelo dans la contrebande de pétrole en Méditerranée.
Ce phénomène a pris de l'ampleur avec les troubles de la situation sécuritaire en Libye. En effet, les contrebandiers font passer le gasoil des raffineries de pétrole de l'ouest libyen aux grands pétroliers, en passant par de plus petits navires de la taille du Xelo. Ce type d’embarcation est appelé “navires fantômes” car ils apparaissent et disparaissent régulièrement des cartes.
Cette affaire présente de nombreuses similitudes avec l’enquête "Contrebande de gasoil libyen: un négociant suisse navigue en eaux troubles", publiée par Public Eye en mars 2020.
Les auteur·trices révèlent, à travers cette longue enquête, les tactiques adoptées dans la contrebande de gasoil libyen en se basant sur leur observation, pendant toute une année, de trois pétroliers acheminant du gaz entre Bokmash, situé à Zouara, en Libye, vers l'Europe, via Malte.
Qui sont les membres de l'équipage de Xelo ?
Sept individus sont détenus dans la prison civile de Gabès. D’après leur avocat, s’ils sont reconnus coupables des faits qui leur sont reprochés, ils risquent des peines pouvant aller jusqu'à 15 ans de prison.
Mabrouk El-Madouri demande la libération des membres de l'équipage et considère que la responsabilité pénale n'incombe pas à un ouvrier travaillant aux cuisines ou à un autre travaillant aux équipements de lubrification. Parmi l'équipage, certains membres n’avaient rejoint le navire que quelques jours auparavant.
Les nationalités de l'équipage se répartissent entre l'Azerbaïdjan, la Turquie et la Géorgie. Le plus âgé d'entre eux est le chef mécanicien, âgé de 58 ans, et le plus jeune est l'assistant capitaine, âgé de 25 ans. L'agent maritime Zouhaier Halouas confirme que ce dernier est un jeune diplômé et que son contrat avec "Xelo" est le premier de sa carrière. Halouas précise également à inkyfada que la personne la plus ancienne de l'équipage a rejoint le pétrolier il y a quatre mois, tandis que deux membres de l'équipage ont été remplacés à Sfax, dont l'un est chargé de lubrifier l'équipement.
Une photo des membres de l'équipage de Xelo avant leur départ du port de Sfax le 8 avril 2022.
Selon la réglementation maritime, un navire est censé avoir un·e agent·e désigné·e pour chaque port dans lequel il fait escale : son rôle est de représenter le ou la propriétaire ou l'affréteur du navire. Pour mener à bien cette tâche, il ou elle doit préparer la facture et collecter les reçus de fret auprès des client·es qui effectuent le chargement des marchandises sur le navire.
L'agent·e maritime prépare l'escale, grâce à sa connaissance du pays, du port, et des différents intervenants disponibles sur le site. Il ou elle informe également les autorités et les instances officielles concernées. Avant l'arrivée du navire ou du pétrolier, l'agent·e prévient le capitaine des lois et procédures locales à connaître. Il sert également d'intermédiaire pour obtenir les services d'un atelier de réparation ou d'un fournisseur d'équipements ou de matériel.
Selon les documents présentés par Zouhaeir Halouas et l'autorité portuaire de Sfax, le motif déclaré de l'entrée de Xelo le 4 avril 2022, était la restauration. D’après une facture présentée par l'agent, le navire s’est approvisionné en 35 tonnes d'eau mais également en matériaux de soudure et de maintenance.
“L'entrée du navire à Sfax n'a pas été vraiment volontaire puisqu'il a rencontré des problèmes. Il a dû entrer dans le port pour s'approvisionner en eau douce pour l’équipage et pour refroidir le moteur, en plus de la réparation du générateur électrique endommagé”, détaille ainsi Zouhaier Halouas.
“Étant donné que Xelo n'a pas de route fixe ou de destinations spécifiques, mais opère plutôt dans le cadre de la location et du transport non régulier, nous n'étions pas liés par un contrat permanent avec ses propriétaires. Cependant l'armateur turc Elpak Noyan m'a contacté pour le représenter dans le port de Sfax lors de son entrée”, ajoute-t-il.
Une image montrant les opérations de soudage effectuées sur Xelo pendant son escale au port de Sfax entre le 4 et le 8 avril 2022.
L’entrée et la sortie du port s’est faite sans encombre pour le navire. La raison de son entrée a été annoncée, selon l'agent maritime, comme relevant de la fourniture et de la réparation de certains équipements. D’après lui, cela est confirmé par une vidéo prise par ses soins et montrant le pétrolier entrant dans le port en étant vide.
Xelo sur la liste des navires "suspects"
D’après les données officielles récoltées auprès d’une source au port de Sfax, le Xelo s’est amarré le 4 avril 2022 à 13h00, dans le but de se réapprovisionner. D’après le site internet “Marine Traffic", le navire a quitté le port le 8 avril à 17h39.
L’entrée et la sortie du port s’est faite sans encombre pour le navire. La raison de son entrée a été annoncée, selon l'agent maritime, comme relevant de la fourniture et de la réparation de certains équipements. D’après lui, cela est confirmé par une vidéo prise par ses soins et montrant le pétrolier entrant dans le port en étant vide.
Pourtant, du côté des autorités, l’entrée du Xelo aurait du être remise en question. Sur les ondes de Mosaïque FM, Mazri Latif, colonel-major de la marine du Sud et porte-parole de la Marine nationale, a reconnu que le navire a été placé il y a deux ans sur la liste des navires "suspects" en raison du fait qu'il changeait de pavillon et de nom fréquemment. Le colonel-major n'a pas caché que le pétrolier était probablement impliqué dans la contrebande de pétrole libyen.
Les données obtenues du site "Equasis", spécialisé dans les informations sur les navires et les compagnies maritimes, montrent en effet que Xelo a changé de pavillon le 1er juillet 2021, passant d’un pavillon russe à un pavillon camerounais, puis seulement sept mois plus tard, par un pavillon équato-guinéen. Après le naufrage, la Guinée équatoriale a annoncé qu'elle avait décidé d'interdire la navigation de 350 navires portant son pavillon. Selon des rapports de presse, le ministre tunisien des Affaires étrangères, Othman Jerandi, a reçu l'ambassadeur de la République de Guinée équatoriale en Tunisie, qui a réitéré l’engagement de son pays de traquer les navires en infraction portant le pavillon et l'immatriculation de la Guinée équatoriale.
D’après un expert juridique en transport maritime interrogé par inkyfada ainsi que selon l’ancien capitaine Mahmoud Bin Saad*, ces changements montrent que le pétrolier ne correspondait pas,ni juridiquement ni techniquement, aux conditions exigées par les pavillons russes et camerounais.
L’expert interrogé a tenu à ce que son identité ne soit pas divulguée et beaucoup d’autres intervenant·es ont refusé de commenter cette affaire. Au fur et à mesure de l’enquête, inkyfada a fini par conclure qu’il est très probable que le Xelo ait bénéficié d’une négligence de la part des autorités tunisiennes.
Normalement, chaque navire marchand est censé établir un contrat avec une société de classification. Le rôle de cette dernière est de veiller à la conformité d’un navire et de son équipement afin qu’il puisse obtenir le pavillon d’un pays
Dans le cas de Xelo, il est sous contrat avec “VEGA REGISTER Inc.” Très peu d’informations sont disponibles sur cette compagnie : non-sécurisé, son site internet n'affiche pas d'informations mises à jour.
D’après les informations obtenues, 11 sociétés de classification contrôlent 90 % des navires. Les statistiques indiquent qu'il existe environ 50 sociétés de classification dans le monde.
Un itinéraire douteux
Dans son intervention, Mezri Latif reconnaît que le Xelo a été intercepté à trois reprises à l’approche des eaux tunisiennes. Une tentative a lieu au large de l’île de Kerkennah en début d’année.
De nombreux éléments sur les déplacements de Xelo contribuent à renforcer les soupçons autour du navire. Outre le fait que son GPS a été régulièrement éteint, un voyage inhabituel a été observé entre le 27 et le 30 septembre 2021, depuis la région d’Abu Kammash dans l’ouest de la Libye jusqu’aux côtes de Sousse. Xelo n'a pas accosté dans un port ou un endroit connu, mais s'est arrêté pendant 10 heures, à environ 12 kilomètres du port. Les images satellites montrent une zone contenant ce qui ressemble à des réservoirs de stockage.
D’après un activiste libyen vivant à Abu Kammash, la zone est connue pour la contrebande de carburant et d'autres activités illégales. Il n’a pas cependant pas été possible d’obtenir des informations supplémentaires sur d’autres actes de contrebande qui aurait pu être commis à part le trafic de gasoil.
Le 29 septembre, après minuit, dans les eaux territoriales tunisiennes, le GPS du Xelo ne donne plus de signal. Très probablement délibérément éteint, la dernière position connue est au large de Zarzis. Pendant 8h, le navire disparaît avant de réapparaître au large de Kerkennah.
D’Abu Kamache à la côte de Kerkennah, Xelo s'est dirigé vers la côte de Sousse, où il s'est arrêté en pleine mer entre 7h et 11h du matin. Son GPS coupe de nouveau alors qu’il est encore dans les eaux territoriales tunisiennes et le navire ne réapparaît qu’à 19h30 en direction des eaux territoriales maltaises.
L'expert en transport maritime, Mahmoud Ben Saad, estime que les mouvements de Xelo soulèvent de nombreux doutes : d’après lui, la fermeture fréquente du GPS dans les eaux territoriales tunisiennes est probablement une couverture pour des actes illégaux.
Pourquoi Xelo a-t-il quitté le port de Sfax ?
Les navires marchands doivent posséder un certain nombre de certificats et de documents, afin de pouvoir opérer légalement et commercer librement au niveau national et international. D'un point de vue technique, ces certificats constituent des justificatifs ou permettent par exemple de prouver que les normes ont été respectées.
Les bateaux exerçant à l’international ont parfois besoin de plus de 50 documents à bord. Les certificats à emporter par le navire doivent répondre aux exigences de l'État du pavillon du navire, ainsi qu'à toutes les réglementations et tous les traités internationaux conformément à l'Organisation maritime internationale (OMI), ou encore répondre aux exigences opérationnelles et de sécurité des autorités portuaires locales.
"Nous avons demandé à inspecter le navire, mais l'équipage nous a dit qu'il avait été inspecté par le port grec de Néapolis il y a deux mois", déclare Mezri Latif. Les autorités tunisiennes ont donc considéré que c’était une raison valable pour le laisser quitter le port, sans réexaminer ses documents et son état de navigabilité.
"Les navires étrangers peuvent être inspectés par les autorités de l'État du port et devraient être examinés en cas de doute sur leur état de navigabilité", déclare Trevor Hever, expert en transport maritime, en ports et en logistique internationale et professeur émérite de l'université de Colombie-Britannique.
D'autre part, toujours d’après le site "Equasis", quand Xelo était présent au port de Sfax, 11 certificats sur 15 étaient expirés depuis le 27 mars 2022. Parmi les plus importants d'entre eux figurent :
Malgré l'expiration de tous ces documents, le navire Xelo a pu quitter le port de Sfax sans aucune mesure de précaution, sous prétexte que la dernière inspection remontait à moins de six mois. Mais pour Mahmoud ben Saad, la sortie du navire de Sfax était illégale et le Xelo aurait dû être interdit de navigation jusqu’à fournir tous les certificats nécessaires et que des examens complets soient effectués pour identifier d'autres défauts.
Le colonel-major Mezri Latif, a été confronté sur cette question par inkyfada. “Il semble que les autorités portuaires l'aient autorisé à partir parce qu'il était vide, et j'ai estimé que ces certificats concernaient la présence de Gasoil sur le navire, ce qui n'était pas le cas”, a-t-il déclaré.
Toujours d’après le dossier d’inspection du navire, le Xelo a été inspecté cinq fois dans des ports d'Europe occidentale entre le 30 juillet 2003 et le 14 juin 2004. À cette époque, il a été retenu pendant sept jours dans le port de Tauste en Espagne, où 24 infractions à la sécurité et à la navigabilité ont été découvertes. Après sa sortie de Tauste, le navire a encore été examiné, à peine deux mois plus tard dans le port de Branspatel en Allemagne, puis dans trois ports danois, dont l’un l’a retenu pendant deux jours.