Un comité judéo-musulman
Dès sa création en 1919, ce comité regroupant des hommes tunisiens de confessions différentes est visé par la surveillance. Une note de renseignement du 22 novembre 1920 indique que l’alliance est l’œuvre de jeunes avocats* proches du mouvement Jeunes Tunisiens [un des premiers mouvements nationalistes tunisiens, créé en 1907].
Le moment fondateur pour cette alliance serait une visite chez le bey régnant Naceur Bey à la fin de l’année 1919 afin de chercher son appui. La délégation est reçue par le bey et lui présente le projet du comité judéo-musulman censé unifier les avocats
tunisiens juifs et musulmans au sein d'une amicale de magistrats. Le rapport prend soin de distinguer les membres juifs (
“Bessis, Saada, Isaac Cattan : israélites”) des autres (
“Essafi, Noman, etc. pour les musulmans”). Il souligne pour l’anecdote que
“pour mieux se concilier les sympathies de Son Altesse, Bessis, Cattan et Saada n’auraient pas hésité à mettre pour l’audience, une chéchia, dit-on”.
Les rapports sont cependant sceptiques quant à l’existence de ce comité “dont le but se précisa par la suite et devint politique”*. Pour les services de renseignement, soutenir une telle alliance relève d’ailleurs de la naïveté politique. Le fils du bey qui est favorable à l’existence du comité, serait ainsi “mal conseillé”.
Photographie datant probablement du début des années 1920. Albert Bessis est assis ; à droite se trouve Ahmed Essafi, avocat présent avec lui lors de la visite chez le bey. Les deux hommes à gauche n’ont pu être identifiés. Source de la photo : groupe Facebook “Mémoire d’une Chechia”
Les rapports indiquent par ailleurs que le comité dispose d’un organe : La Tunisie nouvelle, imprimé rue Al Jazira, disposant de 800.000 francs et dont le rédacteur en chef est Hassen Guellaty [membre du mouvement Jeunes Tunisiens et l’un des fondateurs du Destour]. Le journal serait financé par la famille Bessis. La personne la plus influente du mouvement serait, selon les rapports, l’avocat Albert Bessis.
Surveillé dans la régence et en métropole
Les réunions que celui-ci mène en faveur de l’alliance sont surveillées, particulièrement celles qu’il organise dans l’immeuble où se trouve son cabinet avenue Jules Ferry [actuelle avenue Bourguiba]. La surveillance est accrue dans ce contexte où les mouvements nationalistes réclament une constitution tunisienne.
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Albert Bessis est surveillé même lors de ses déplacements à l’étranger. Lorsqu’il se rend à Paris en novembre 1920, “pour la santé de sa femme”, les notes de renseignement évoquent le fait qu’il y “nouerait de nombreuses intrigues politiques” et expriment la “crainte qu’il obtienne des appuis politiques”.
Le rapport du 22 novembre mentionne que l’Alliance universelle israélite voudrait qu’il soit le chef, à Tunis, d’un comité de résistance aux manœuvres du sionisme.*
Un rapport ultérieur montre que l’entreprise ne se serait pas déroulée comme prévu lorsque Albert Bessis a sollicité un soutien pour le comité judéo-musulman en retour :
“Il paraît que durant son séjour à Paris, M. Albert Bessis [...] aurait cherché à intéresser, à la cause de l’union judéo-musulmane, l’Alliance universelle israélite et plusieurs parlementaires de race juive mais l’Alliance universelle aurait refusé son appui à ce groupement.”
L’évocation des “relations” d’Albert Bessis est instrumentalisée dans les rapports afin d’alimenter la suspicion autour de sa personne : “son action pourrait être dangereuse par suite de ses relations avec la famille Rothschild”. Cette indication va de pair avec une forme d’obsession des rapports de surveillance pour la fortune familiale de l’avocat. “Il appartient à une famille connue pour son immense fortune”, rappelle le rapport du 22 novembre 1920.
Mais les renseignements ne se contentent pas de souligner ce fait. Ils semblent vouloir insister sur une forme de décalage entre son patrimoine et ses actions, comme si la richesse aurait dû l’empêcher de s’engager dans un mouvement nationaliste ou que son engagement souillait sa fortune. Ce serait un homme : “à qui ses millions donnent une importance que sa valeur personnelle ne lui mériterait pas”, avance le rapport du 22 novembre 1920.
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“Créer des difficultés à la France”
Le rappel de sa richesse va même jusqu’à une forme de culpabilisation liée au fait qu’il aurait refusé de contribuer financièrement à la guerre de 1914-1918, à défaut d’y participer militairement. On lui reproche ainsi de ne pas avoir contribué “au moins de ses deniers d’une façon appréciable, aux œuvres de guerre”. Cette accusation montre que les griefs contre lui remontent au moins à l’année 1914, alimentant ainsi son dossier de circonstances aggravantes aux yeux des autorités.
En refusant de participer à une guerre qui concerne des États européens, l’avocat tunisien aurait trahi la France. Un rapport compare même cet affront à une “déclaration de guerre” en euphémisant par contraste la guerre elle-même pour laquelle il suffirait de “s’engager dans les troupes françaises”. Ce serait ainsi lui qui serait en guerre contre la France et non pas l’État français qui s’est engagé dans une entreprise militaire internationale.
Ce refus a valu à Albert Bessis une rupture avec certaines familles françaises amies qui lui auraient “fermé leurs portes” et il aurait développé suite à cela, selon les rapports, un “vif ressentiment” car il “serait très vaniteux”. Il aurait par conséquent cherché à “se venger”. Son nationalisme serait ainsi un outil de vengeance qui a seulement pour but de “créer des difficultés à la France en Tunisie en travaillant à organiser l’alliance judéo-musulmane”.
“Il s’est rangé dans le parti d’opposition au gouvernement du protectorat”, déplore un rapport.
Appliquant une vision ethnocentrique, les autorités coloniales sont ainsi incapables de penser le nationalisme anticolonial en dehors d’un sentiment de haine qui viserait la France. En expliquant l’engagement politique d’Albert Bessis par une forme de ressentiment et d’amertume, le pouvoir colonial dépolitise son geste politique et le charge de sentiments personnels.
Plus que rongé par l’aigreur, Albert Bessis serait également ingrat puisqu’il n’aurait pas su chérir et honorer l’affection qu’ont bien voulu lui accorder des ressortissant⋅es français⋅es. “Par son contact avec les Européens, Bessis était devenu lui-même très français d’apparence et jusqu’en juillet 1914, plusieurs de nos compatriotes appartenant principalement au monde du barreau, le recevaient cordialement”, rappelle un rapport soulignant non seulement la “trahison” qu’aurait commise Albert Bessis mais également le fait qu’un “indigène” ne peut être digne de confiance, même lorsqu’il ressemble aux Français⋅es. Les commentaires insistants sur la fortune d’Albert Bessis et les insinuations sur sa prétendue malhonnêteté ne sont pas sans rappeler les stéréotypes caricaturaux planant sur les personnes d’origine juive*.
S’il faut se méfier de lui selon les rapports, c’est parce qu’il manquerait de cohérence. Le portrait que font les différents rapports d’Albert Bessis se fonde sur ses supposées contradictions. Les rapports relèvent le fait qu'il s'est mis à militer avec d'autres avocats juifs et musulmans alors qu'il aurait exprimé auparavant le refus de voir les avocats juifs s'engager en politique : “ M. Bessis qui, jusque-là, se serait toujours affirmé comme un adversaire résolu de l’organisation judiciaire indigène pour les israélites, aurait rédigé une protestation des avocats tunisiens à S.A le bey.” Mais au lieu de montrer qu’Albert Bessis se trahit lui-même, cette affirmation trahit plutôt le fantasme colonial d’une population indigène inerte, soumise et apolitique.
Tous ces griefs valent à l’avocat d’être privé d’une décoration honorifique à la fin de l’année 1920. Le 18 décembre 1920, le délégué à la résidence générale envoie un courrier au secrétaire général du gouvernement. Il l’informe qu’une décoration de chevalier de mérite agricole a été demandée en faveur d’Albert Bessis et vérifie s’il est possible de la lui accorder. Le 24 décembre, la réponse est défavorable et le refus est étayé par les arguments déjà avancés contre lui par les rapports de renseignement.
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Un projet avorté
Visé par une surveillance accrue, le comité judéo-musulman finit par se dissoudre au début de l’année 1921. Avant cette dissolution, les rapports se délectent presque de l’échec annoncé. Une note du 27 novembre 1920 précise que six membres démissionnent du comité “à la suite de discussions orageuses”. “On prévoirait la dissolution complète de cette association”, poursuit le rapport. Ainsi, malgré une active propagande dans différentes villes tunisiennes, le projet n’aboutit pas.
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Cependant, le comité judéo-musulman n’est pas le seul projet politique tunisien ayant compté en son sein des personnalités d’origines juive et musulmane. Contrairement à ce que laissent entendre les rapports de renseignement, la différence d’appartenance religieuse n’est pas un obstacle à l’action politique commune. Le mouvement des Jeunes Tunisiens, le Parti communiste, le Destour et d’autres groupes ont été nourris et portés par des membres musulman⋅es et juif⋅ves avant et après l’indépendance. Albert Bessis lui-même, après avoir vécu dans la clandestinité sous le régime de Vichy - qui a soumis la communauté juive tunisienne à des lois oppressives - devient ministre dans le second gouvernement Ben Ammar en 1955-1956. Après l’indépendance, il est député à l’Assemblée constituante (1956-1959) puis à l’Assemblée nationale jusqu’en 1969.