Qui a rédigé cette liste tant attendue ? Qui en avait la responsabilité ? Une seule instance a été désignée par le gouvernement pour accomplir cette tâche : la Commission des martyrs et blessés de la Révolution, qui siège au sein du Comité supérieur des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CSDHLF). Une tâche définie par le décret-loi 97 du 24 octobre 2011 ensuite modifié et complété par la loi 26 du 24 décembre 2012.
Cette Commission était composée de 14 membres nommé·es par le chef du gouvernement. De la Défense à la Justice en passant par l’Intérieur, presque tous les ministères y étaient représentés ainsi que quelques membres de la société civile. "Les dossiers des martyrs et blessés concernent le ministère de l'Intérieur ou celui de la Défense. La Commission avait donc accès à ces informations et disposait de tous les moyens”, explique Elyes Ben Sedrine, ancien sous-directeur chargé de l’investigation au sein de l’instance vérité et dignité (IVD), qui a travaillé spécifiquement sur le dossier des martyr·es et blessé·es de la Révolution.
Selon cette même loi, la personne à la tête du CSDHLF est également celle qui préside la Commission des martyrs et blessés de la Révolution. Jusqu’à début avril 2021, ce responsable était Taoufik Bouderbala.
"Ce n’est pas crédible qu’il y ait moins de 700 blessé·es sur la liste”
Localisation des martyr·es de la révolution
Taoufik Bouderbala était également à la tête de la Commission nationale d’investigation, créée le 18 février 2011 et dont le rôle était de documenter les abus et les violations ayant eu lieu pendant la Révolution.
Son rapport, paru en 2012, comptabilise 2147 blessé·es et 338 personnes tuées. Les membres de la Commission des martyrs et blessés de la Révolution étaient tenus de rédiger la liste officielle “à la lumière du rapport final de la Commission nationale d’investigation”.
"Ce rapport était un point de départ pour les travaux de la Commission”, précise Elyes Ben Sedrine.
Finalement, le comptage officiel ne reconnaît qu’environ le tiers des martyr·es et blessé·es présent·es dans le rapport de 2012.
Pour Leïla Haddad, députée et avocate régulièrement en contact avec les familles des martyr·es et les blessé·es,
"ce n’est pas crédible qu’il y ait moins de 700 blessé·es sur la liste”.
Localisation des blessé·es de la Révolution
Elle avance que “la Commission de Bouderbala n’a pas fait les enquêtes nécessaires. Les personnes chargées de le faire ne sont pas allées sur le terrain, n’ont pas recoupé les événements, ne sont pas allées voir dans les tribunaux militaires pour vérifier les procès ayant déjà eu lieu et ceux en cours”.
C’est ce qui expliquerait, selon elle, que certaines personnes censées être sur la liste officielle n’y apparaissent pas. Pourtant, le décret 1515 du 14 mai 2013 détaille le fonctionnement et les outils mis à disposition de la Commission pour mener à bien son travail.
Elle était censée se rendre sur place pour constater les faits, entendre des témoignages et obtenir tous les documents dont elle avait besoin auprès des autorités compétentes.
Inkyfada n’a pas pu confronter Taoufik Bouderbala sur ces questions. Contacté à de nombreuses reprises, ce dernier n’a pas donné suite aux demandes d’entretien.
Une définition floue
En plus du rapport, l'élaboration de cette liste était aussi basée sur deux critères officiels définis par la loi reconnaissant un·e martyr·e ou un·e blessé·e de la Révolution. Le premier d'entre eux est la définition en elle-même des martyr·es et blessé·es de la Révolution. Ce sont, selon la loi, “les personnes qui ont risqué et sacrifié leur vie afin de réaliser la révolution et d’assurer son succès, et qui, à ce titre, ont été martyrisées ou atteintes d’une infirmité physique, et ce, à compter du 17 décembre 2010 jusqu’au 28 février 2011”.
Le second critère précise seulement que l’infirmité physique doit être au moins de 6% pour que la personne soit considérée comme blessée de la Révolution. Toujours selon la loi, celle-ci est constatée par une commission technique créée au sein du ministère des Affaires sociales.
L’absence d’éléments plus précis interroge certain·es membres de la société civile. "Ça veut dire quoi 'celui qui a sacrifié sa vie' ? Est-ce que celui qui est sorti acheter du pain et qui s'est pris une balle est considéré comme un martyr ?", questionne Elyes Ben Sedrine.
Que prévoit la loi pour les martyr·es et blessé·es ?
Le décret-loi 97 et la loi 26 ne légifèrent pas seulement sur la rédaction de la liste officielle, ils prévoient aussi l’octroi de prestations à destination des ayant-droits des martyr·es et des blessé·es de la Révolution : une pension mensuelle ainsi que la gratuité dans les structures de santé publique et les transports en commun.
Mais le montant de la pension n’a pas encore été décidé. Selon Abderrazak Kilani, président de "l'Instance générale des résistants, des martyrs et blessés de la révolution et des opérations terroristes", c’est encore en cours de discussion et cela dépendra du budget de l’État.
D’après Lamia Farhani, avocate à la tête de l'association "Awfia" qui oeuvre en faveur des familles des martyr·es et blessé·es de la Révolution, la plupart d'entre elles et eux ont reçu des réparations en vertu du décret-loi 40 du 19 mai 2011 “portant réparation des dégâts résultant des émeutes et mouvements populaires survenus dans le pays” - donc bien avant que la liste officielle ne soit publiée.
Le décret-loi prévoit la mise en place d'indemnités à destination des blessé·es et des ayants droit des martyr·es. Le montant a été fixé par un arrêté du Premier ministre. 6000 dinars pour les blessé·es et 40.000 dinars pour les familles de martyr·es, versées en deux fois en 2011 et 2012. Ces personnes disposent également de cartes de transport et de soin (seulement pour les blessé·es) leur permettant de se déplacer et de se faire soigner gratuitement dans les structures publiques.
Suppression des aides pour les victimes non listées
Ces avantages ont été établis en 2011 par une liste provisoire du ministère de l’Intérieur. Pour Abderrazak Kilani, ces réparations ont été mises en place “dans un souci d’apaisement” de la situation à l’époque. “Maintenant ça pose un problème juridique : ceux qui ont perçu des indemnités et qui ne figurent pas sur la liste, est-ce que l'État est en droit de leur demander le remboursement ?” s’interroge-t-il. “Il faut normalement une reconnaissance légale pour bénéficier de ces indemnités".
"Maintenant ça devient un casse-tête”.
Ce dernier affirme que les cartes de transport et de soins seront retirées aux personnes ne figurant pas sur la liste officielle dès le 30 juin prochain.
D’autres zones d’ombres subsistent : les raisons du retard de cette liste, la situation des blessé·es et familles de martyr·es ne faisant plus partie du comptage officiel ou encore l’état des procès de la justice transitionnelle.
Autant de réponses que vous retrouverez dans les prochains épisodes de la série "Chroniques d'une liste controversées des victimes de la Révolution" - qui explore l’élaboration de la liste officielle ainsi que les débats que cette dernière a soulevé et qu’elle soulève encore davantage depuis sa sortie.