D’après les sources officielles, 968 personnes - près du double selon les associations - ont été arrêtées pendant et en marge des protestations qui ont éclaté dans tout le pays depuis le 14 janvier dernier. L’événement déclencheur a été l’annonce d’un confinement de 4 jours pour lutter contre l’épidémie de Covid-19.
Cette mesure, qui tombe symboliquement au moment des 10 ans de la révolution de 2011, intervient dans un contexte socio-économique et sanitaire déjà tendu. Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a recensé 1492 mouvements de protestations pendant le mois de janvier avec des revendications principalement d’ordre économique et social.
Près de 1000 arrêté·es, plus de la moitié relâché·es
Le 18 janvier, jour même de l’arrestation de Nejmeddine, le ministère de l’Intérieur se vante d’avoir arrêté 632 personnes en accusant certaines “d'avoir brûlé des pneus et des poubelles et de bloquer les routes afin d’entraver les mouvements des forces de sécurité”. Pourtant, dans les faits, très peu d’entre elles sont ensuite poursuivi·es.
Contacté par Inkyfada, le ministère de l’Intérieur n’a pas donné suite aux demandes d’entretien et d’accès à l’information concernant les arrestations.
En tout, sur les 968 personnes arrêtées, à peine 47 ont été jugées. Un peu plus de 300 sont en centre de détention en attente de jugement et plus de la moitié a été relâchée selon le ministère de la Justice. C’est le cas de Nejmeddine qui a été libéré après une demi-heure au poste. “Quand ils ont vu que je n’avais rien fait et qu’ils n’avaient rien sur moi, ils m’ont laissé partir”, rapporte-t-il.
Cet écart entre le nombre de personnes arrêtées et le nombre réel de personnes poursuivies ou jugées montre que les autorités ont pratiqué une politique d’arrestation et d’intimidation sans forcément avoir de chefs d’accusations suffisants pour condamner les protestataires par la suite. Cependant, le ministère de la Justice n’a pas indiqué si les personnes relâchées pouvaient être sous le coup de poursuites judiciaires.
Les associations de droits humains, de leur côté, dénombrent environ 1700 personnes arrêtées en deux semaines dont près d’un tiers sont mineures. À travers leurs appels à témoignage ou leurs déplacements spontanés dans les prisons et centres de détention, ces organisations ont pu recueillir de nombreux témoignages de violences lors des interpellations.
“Ils m’ont baissé la tête et l'ont frappée violemment”
Au milieu de la foule, lorsqu'il voit un policier “très grand” s’approcher de lui, Nejmeddine prend peur et s’enfuit en courant. Deux policiers en civil et à moto le prennent en chasse et finissent par l’interpeller. “Ils sont descendus de leur moto et m’ont attrapé chacun d’un côté. Ils m’ont baissé la tête et l'ont frappée violemment", raconte-t-il.
“Ils m’ont traîné par terre en m’insultant et en insultant ma mère. Ils m’ont dit qu’ils allaient m’amener dans un commissariat où personne ne pourrait me voir et que là-bas, ils me frapperaient et me tueraient”
Nejmeddine n’a pas souhaité porter plainte par la suite, “ça ne sert à rien, la justice ne me donnera pas raison”, considère ce dernier.
Ayoub Boulaabi, 22 ans, lui aussi activiste, témoigne également avoir été victime de la violence des forces de l’ordre. Le 30 janvier, il participe à une manifestation dans le centre-ville de Tunis. Dans les jours qui suivent, une photo de lui tenant une pierre pendant la manifestation circule sur les pages des syndicats de police avec des commentaires l’accusant de l’avoir jetée sur un agent.
Environ une semaine plus tard, le 9 février, le jeune homme est arrêté dans la rue. Trois policiers en civil le repèrent, se jettent sur lui et l’embarquent. “Les policiers m’ont frappé et insulté dans la voiture qui m’amenait au poste et sur place”, raconte-t-il. Poursuivi pour “outrages ou violences à l’égard d’un·e fonctionnaire public ou assimilé”, il est ensuite incarcéré pendant près de 10 jours à la prison civile de Mornag.
La Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) a récolté de nombreux autres récits de violences en particulier parmi les mineur·es. Sur les 126 enfants que cette organisation a pris en charge, la totalité raconte avoir été violentée durant l’arrestation. “Les plus jeunes que nous avons pris en charge ont 14 ans ! Les violences pendant les arrestations concernent toutes les tranches d'âges”, commente Nawres Douzi, coordinatrice au sein de la LTDH. Le constat est le même pour Avocats sans frontières (ASF) où les personnes prises en charge ont entre 12 et 33 ans.
La LTDH ajoute qu’une écrasante majorité des tuteur·trices de ces mineur·es ont été également agressé·es, principalement au cours des descentes à leur domicile ou lorsqu'ils et elles se sont rendu·es dans les centres de détention.
L’organisation dénonce également l’illégalité de certaines arrestations, “il y a eu des cas où les agents de police faisaient signer un procès-verbal aux parents sans faire appel à la protection de l’enfance, ce qui est normalement obligatoire dans ce type de situation” constate Nawres Douzi.
“Pour les mineur·es, lorsque l’accusation n’est pas grave, légalement, les agents de police doivent seulement les avertir et non pas les arrêter immédiatement. On parle de vies de jeunes détruites", ajoute-t-elle.
Une police qui viole les droits des arrêté·es
De nombreux autres droits ont été entravés durant l’arrestation comme en témoigne Nejmeddine à qui l’accès à un·e avocat·e a été refusé : “quand j’ai voulu faire appel à mon avocat, on m’a demandé si je connaissais son numéro par cœur. Quand j’ai dit que non, les policiers ont refusé et m’ont ordonné de me taire” , raconte-t-il.
“On a envoyé des avocats sur place pour représenter les personnes arrêtées et c’est arrivé à plusieurs reprises qu’on leur refuse l’accès”, confirme Nawres Douzi.
La LTDH et ASF essaient régulièrement de fournir une aide juridique aux personnes incriminées. Dès le début des manifestations, ASF a mis en place un numéro de téléphone à destination des personnes arrêtées, “nous avons fourni une aide légale à 110 personnes jusqu’à maintenant”, explique Oumayma Mehdi, coordinatrice au sein d’ASF.
Il leur arrive aussi d’intervenir de manière plus directe, comme dans le cas de Nejmeddine. Ce dernier estime que si la LTDH ne s’était pas mêlée de son dossier, il n’aurait peut-être pas été relâché de si tôt.
Le droit à un·e avocat·e est une des prérogatives de la loi n°5 de 2016 qui a modifié et complété certaines dispositions du code de procédure pénale, essentiellement en ce qui concerne les procédures d’arrestation. “C'est une loi révolutionnaire qui garantit des droits et des libertés lors de l’arrestation mais elle n’est pas respectée. Dans les dossiers que nous avons traité au sein d'ASF à Tunis, nous avons relevé 100% de violations de cette loi”, explique Oumayma Mehdi d’ASF.
La loi dispose que seul le procureur de la République peut par décision écrite prolonger la garde à vue, une seule fois pour une durée de 24h en cas de délit et de 48h en cas de crime.
Le constat est le même pour le droit à un examen médical ou encore l’obligation de prévenir un·e proche. Avant d’être incarcéré, Ayoub a d’abord été emmené vers un commissariat en centre-ville puis au centre de détention de Bouchoucha où il a passé la nuit. “Mes proches m’ont cherché partout et ont fait tous les commissariats de la ville. Ce sont finalement les avocats qui ont su que j’étais à Bouchoucha et qui les ont prévenus", explique ce dernier.
Des violations qui restent impunies
Contrairement à Nejmeddine qui a été rapidement relâché sans poursuites à son encontre, Ayoub a été poursuivi et condamné à une peine de prison de 5 mois avec sursis. Selon le FTDES, les peines prononcées à l’encontre des protestataires vont de l’amende de 50 dinars à 4 ans d’emprisonnement.
Il reste que la majorité des personnes poursuivies, d’après Oumayma Mehdi d’ASF, ont été acquittées ou ont seulement écopé d’une amende.
La LTDH et ASF ont documenté les principales charges retenues contre les manifestant·es arrêté·es et les peines qui en découlent qui vont de 50 dinars d’amende à 6 ans de prison.
Nawres Douri explique que le recours à des charges aussi générales que “violation de l’état d’urgence” permettent aux forces de l’ordre d’incriminer des individus sans préciser ce qui leur est reproché exactement.
Les associations déplorent également le fait que les violences commises lors des arrestations n’entraînent pas l’annulation des poursuites. “Il n’y a pas eu beaucoup de non-lieux ou de rejets de plaintes pour ‘vice de procédure’ c’est-à-dire violation de la loi 5 lors de l’arrestation”, commente Oumayma Mehdi.
D’après elle, le comportement de certain·es procureur·es permet d’entériner les violences commises par les forces de l’ordre. À Sfax, par exemple, le procureur aurait refusé de constater les traces de violence et les hématomes sur le corps de la personne arrêtée et ne les aurait donc pas mentionné·es dans son dossier. Sans cette preuve, l’avocat n’aurait pas pu déposer de plainte contre les agent·es en question. “Des sanctions envers les agents de police existent mais pour cela, il faudrait que le procureur constate que la procédure d’arrestation n’a pas été respectée”, ajoute-t-elle.
“Certains procureurs participent à ce que la brutalité et l’agressivité soient camouflées et qu’elles ne soient pas rendues publiques, les policiers restent donc en fonction en toute impunité.”
Les manifestant·es pourraient poursuivre la police en justice mais dans les faits, “rares sont les personnes qui portent plainte par la suite.” “Elles veulent juste oublier cet épisode traumatisant de leur vie”, conclut Oumayma Mehdi.