Après un passage à la police des mœurs, une nuit au centre de détention de Bouchoucha et une journée entière en geôle au tribunal, le verdict tombe : une semaine d’incarcération, en attendant le procès. Pour cette jeune femme d’une trentaine d’années, aux yeux en amande et aux cheveux coupés au carré, c’est tout un monde qui s’effondre. “Arrivée en taule, on te fait la fouille. Même l’anus. Ce sont des femmes qui font ça. C’est très humiliant. Elles te regardent comme si tu étais l’être le plus sale qui existe sur terre. Ça, c’est la première punition”, raconte Mariem.
Pour elle, comme pour d’autres qui témoignent, les premiers instants sont les plus difficiles. “J’ai eu peur en entrant en prison. Personne ne parle de ça. Du coup je n’avais aucune idée de comment ça se passait”, se souvient Amina Sboui, ex-militante Femen qui a été incarcérée en 2013 pour port prohibé d’aérosol lacrymogène.
Selon la Direction générale des prisons et de la réhabilitation (DGPR), 677 femmes étaient emprisonnées fin novembre 2020 en Tunisie. Elles représentent 3% de la population carcérale. Les crimes dont elles sont le plus souvent accusées sont la consommation et la vente de stupéfiants, le vol, les meurtres et les crimes qualifiés de “moraux” comme la prostitution, le racolage et l’adultère, indique la DGPR.
“Pour les femmes qui sont condamnées à perpétuité, c’est souvent pour meurtre du partenaire”, précise Bochra Ben Hadj Hamida, ancienne présidente de l’association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), ex-députée et avocate, qui a défendu de nombreuses femmes et leur a souvent rendu visite en prison.
Un autre univers
“Quand tu entres dans ta cellule, la première question c’est : comment tu t’appelles et qu’est ce que tu fous là ?”, rapporte Mariem. Par les histoires de ses codétenues, elle découvre un monde dont elle ne soupçonnait pas l’existence.
“Ce sont des femmes qui braquent des mecs, qui volent pour manger, qui n’ont jamais eu de toit. Elles sont sacrifiées, elles ont été violées des dizaines de fois. Et pourtant, elles te racontent ça en rigolant”.
Sa cellule, d’environ 20 mètres carrés, comprend six lits superposés, une télévision, deux ventilateurs. Des toilettes et un lavabo sont cachés derrière un muret. La lumière du jour pénètre dans la pièce par de fines lucarnes. Une double porte donne sur le couloir. Si les détenues sont calmes, on leur ouvre la première porte et seuls les barreaux les séparent alors du reste du centre pénitencier. “Parfois on communique avec les filles d’en face même si c’est interdit de faire ça. On demande ‘Comment ça se passe avec les nouvelles ?’ On s’échange des clopes ou du sucre à travers le couloir”, décrit Mariem.
La gratitude et la solidarité font partie des “principales leçons” qu’Amina Sboui apprend en prison. “Les filles m’ont donné une brosse à dent, des habits, de la bouffe, elles m’ont expliqué comment ça se passait”, témoigne-t-elle. Au quotidien, Mariem raconte à quel point tout manque : les dons, le troc ou le vol sont les seuls moyens d’acquérir des objets. Sa mère lui a apporté des draps qu’elle partage avec sa co-détenue Leila*. Une autre fille lui laisse un peu de shampoing et des vêtements. “Ce sont des pyjamas achetés aux fripes, ils sont déchirés, mais au moins j’ai de quoi me changer”, relate la jeune femme.
Mariem et Leila apprennent rapidement les codes vestimentaires de la prison de Manouba : épaules et jambes couvertes, cheveux attachés hauts… La jeune femme doit aussi faire très attention à ne pas se gratter les cheveux à cause de la peur des poux. “Dans d’autres cellules, il y a des femmes à qui on a rasé la tête parce qu’elles se sont grattées. J’attends que tout le monde dorme pour me gratter un petit peu”, ajoute la jeune femme.
Très vite, des relations de pouvoir se mettent en place. “C’est la plus grosse criminelle qui fait la loi dans la chambre”, explique Mariem. Dans sa cellule, la place est occupée par Dalia*, une détenue accusée de vol et habituée à la prison. “Je préfère avoir des problèmes avec les gardiennes qu’avec Dalia, parce qu’avec elle, on est coincées dans la même pièce”, confie la jeune femme.
Bochra Ben Hadj Hamida a souvent entendu parler de la hiérarchie au sein des cellules. “La cheffe de la chambre, c’est celle qui est condamnée à vie. Ensuite, il y a des femmes qui ont les moyens de payer avec des cigarettes, par exemple, pour avoir la paix, mais aussi pour obtenir des services. Et puis, il y a celles qui n’ont pas de quoi payer”, énumère l’ancienne avocate.
La monotonie du quotidien
Après une première nuit, sans doute la plus longue de sa vie, précise-t-elle, Mariem apprend la routine de la prison : lever tous les matins à 7h, prière, café - au lait pour celles qui ont du lait, café tout court pour les autres -, douche, ménage. “Puis ce sont les petites disputes du matin, ça crie, ça pleure. Il y a celles qui vont partir au tribunal, il faut leur souhaiter bon courage. Après on papote, on regarde les infos, on met de la musique...”, décrit Mariem.
Le matin, c’est aussi le moment des visites. “Ma maman est venue au parloir. J’étais contente, elle m’avait manquée et j’étais inquiète pour elle. En même temps, j’étais triste d’avoir mis mes parents dans une telle situation”, se souvient douloureusement Mariem. Avec l’argent que lui donne sa mère, la jeune femme peut se payer quelques courses et des vêtements.
D’autres femmes incarcérées n’ont pas cette chance. “Moi au début, ma famille ne savait pas que j’étais à Manouba”, confie Leila, la codétenue de Mariem. Accusée d’adultère, honteuse, elle n’a pas voulu les prévenir. Sans possibilité de recevoir de l’argent de ses proches, elle ne pouvait pas se rendre au magasin où sont vendu·es les cigarettes, les encas, le sucre et le lait, mais aussi les brosses à dents, les savons et la lessive.
“Être incarcérée pour une femme, c’est souvent une honte donc elles n’ont pas de soutien familial. On a vu plein d’épouses, de mères, de sœurs, vendre leurs biens pour soutenir leurs hommes détenus. Mais pour les femmes non”, résume Bochra Ben Hadj Hamida.
Cet isolement a tout de suite marqué les activistes Sadok et Lina Ben Mhenni lorsqu’il et elle ont commencé à s’investir dans les prisons : “On a vu que c’était la misère psychologique, morale et matérielle. Il y a des filles qui n’ont pas de soutien familial ou qui viennent de régions lointaines”, explique Sadok Ben Mhenni. Avec sa fille, il a mené plusieurs actions pour compenser l’isolement des détenues et rompre la monotonie des centres pénitenciers.
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Au quotidien, les détenues sont censées pouvoir travailler en cuisine ou dans les ateliers de couture ou de broderie. Mais ces opportunités de gagner un peu d’argent sont réservées aux femmes ayant été jugées. Dans l’attente de leurs procès, Mariem et Leila n’ont pas pu en profiter. Dans d'autres prisons, comme celle où Amina Sboui était incarcérée, ces activités n’existent même pas pour les femmes et sont réservées aux hommes.
Vers 14h, Leila et Mariem reçoivent leur repas. On leur apporte parfois des briques ou du couscous, souvent des soupes, à même la casserole.
“On n’a ni cuillère, ni assiette. Les familles des prisonnières qui ont l’habitude de la taule leur apportent des récipients en plastique. Si tu te fais des amies, tu peux utiliser leurs cuillères”, décrit Mariem.
L’après-midi, les détenues se retrouvent entre elles. “On joue à action-vérité, on s’amuse, on rigole, on danse. Pour fabriquer des cartes à jouer, mes codétenues prennent du papier toilette et écrivent dessus. C’est interdit normalement. Si les gardiennes trouvent tes cartes, il paraît qu’elles te mettent dans un isoloir”.
Le soir, de nouvelles détenues arrivent, d’autres partent. Pour Mariem, c'est le moment d’écouter des histoires fraîches en attendant le dîner. Chacune raconte les crimes qu’elle a commis, les stratégies de braquage, la prostitution, les vols… Mais plus tard dans la soirée, l’atmosphère se tend : “On regarde des feuilletons mais ça se chamaille, ça se dispute, ça se tape dessus. Il y a celles qui sont en manque de drogue. À partir de 23h, ça se calme. Et c'est le silence. C’est là que tu as le temps de vraiment méditer, de rester avec toi-même, de réfléchir ou de lire”, relate la jeune femme.
Mariem, pour se vider la tête, écrit tous les soirs dans son lit. Dans des dizaines de pages, elle décrit son quotidien, les histoires de ses codétenues, sa déception par rapport à la Tunisie. Mais à la suite d’une dispute avec Dalia, la cheffe de chambre, les gardiennes ont brûlé tous ses écrits.
“La prison, c’est un endroit pour devenir une criminelle”
“Dalia est méchante avec tout le monde. Mais avec moi, elle était super gentille. Elle ne me laissait pas faire le ménage, elle me disait : “Toi tu es une princesse, tu ne fais rien, tu ne touches à rien, repose-toi”, rapporte Leila. La jeune femme comprend vite que cette gentillesse n’est pas désintéressée.
“J’ai fini par comprendre que si ses amies et elle se comportaient ainsi, c’est parce qu’elles veulent me recruter comme prostituée”, ajoute la jeune fille. Elle fait craquer ses doigts et baisse ses grands yeux soulignés au eye-liner.
“C’est moi qui ai prévenu Leila”, intervient Mariem. “J’avais déjà vu Dalia agir de la sorte avec une autre détenue. On m’a expliqué comment ça fonctionne : généralement, les filles qui se font arrêter pour adultère se font abandonner par leur famille. Les prostituées plus confirmées les approchent alors pour leur proposer de les loger, une fois hors de prison. En guise de loyer, elles devront se prostituer pour le compte des plus anciennes”.
“C’est en taule que les contacts s’échangent. La prison, c’est un endroit pour devenir une criminelle. Tu rencontres des dealeuses, on t’explique d’autres circuits”, ajoute-t-elle.
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“La drogue circule carrément en prison. Elle entre cachée dans la nourriture ou avec la complicité de gardiens et policiers. On entraîne les novices à se droguer pour mettre la main dessus. C’est un milieu où on peut venir pour un petit délit et sortir gangster”, confirme Bochra Ben Hadj Hamida.
Violences et impunité
“La chose qui demeure tabou, c’est qu’il y a des violences sexuelles. J’ai eu beaucoup de témoignages de femmes qui parlent de viols (...). Dès qu’elles entrent le premier soir, la règle est claire. Elles doivent passer par le lit de la cheffe de chambre”, explique Bochra Ben Hadj Hamida.
Peu de femmes acceptent de témoigner à ce sujet. Souvent, elles ont honte, explique l’ancienne avocate. Mariem raconte qu’elle a subi des intimidations. Elle prenait sa douche avec les autres détenues lorsqu’une femme s’est approchée d’elle. “Elle m’a bloquée dans la douche avec ses mains. Elle voulait me toucher. J’ai eu un réflexe, je l’ai tapée. C’était la première fois que je tapais quelqu’un. Je l’ai poussée avec ma jambe. Je l’ai fait tomber et je suis sortie directement. Les gardiennes sont arrivées. Elles m’ont dit de ne pas la dénoncer. Pourquoi elles l’ont protégée ? Je me suis dit que peut-être c’était une gardienne…” témoigne Mariem.
“Je sais qu’il n’y a pas d’enquête réelle sur ce sujet et l’administration a tendance à ne pas vouloir qu’on en parle. Ça reste un tabou parce que c’est l’administration, c’est l’État, c’est la puissance publique qui ne veut pas reconnaître ses torts", commente Sadok Ben Mhenni.
Les relations entre détenues et gardiennes dépendent d’une rencontre à l’autre. Quand elles en parlent, Mariem et Leila alternent entre la peur et la plaisanterie. “Pour les gardes de nuit, elles sont en tong et généralement elles ont du henné, du harkous tout ça ! C’est drôle ! Avec les ongles, et les bijoux !”, raconte Mariem en riant. “Et les cils ! Ils sont énormes ! Tu as l’impression qu’elle va voler la meuf !”, renchérit Leila.
Mais si certaines gardiennes se montrent compréhensives, d’autres le sont beaucoup moins. “Tu te souviens du soir où ils ont frappé Nour ? Un cauchemar !”, frissonne Leila en continuant de se tordre les mains. “Toi tu ne l’as vu qu’une fois. Moi c’était deux fois…”, répond Mariem en fixant le sol.
Elles racontent comment parfois, le soir, Nour* piquait des crises lorsqu’elle était en manque de drogue. “Quatre gardiennes sont arrivées. Elles l’ont sortie avec des bâtons, elles ont fermé la porte. Loin des caméras, elles l’ont frappée à coups de pieds et de bâtons. On l’entendait crier. C’était une souffrance”.
"Quand elles l’ont ramenée, elles m’ont regardé droit dans les yeux. Et j’ai compris : ‘Tu ne dis rien, tu n’as rien vu, on n’a rien fait’. C’est la première fois que je me tais en voyant une telle injustice”, dit Mariem.
Sept ans plus tôt, dans la prison de Messadine, Amina Sboui a été témoin d’une scène similaire. “Le souvenir qui me reste en détails, c’est cette femme qui a perdu son bébé après s’être fait tabasser par les policiers. Dans le pavillon, ce sont des femmes qui nous surveillent, mais pour frapper, elles ramènent des hommes. Je me souviens de comment le flic a ouvert la porte. Il a giflé les deux détenues, puis il a fermé la porte. Je me souviens de comment il a demandé à la gardienne de ramener un balai. Comment la fille s’est réveillée le matin et qu’elle a dit qu’il y avait du sang…”
L’événement a profondément marqué Amina Sboui. “Je vois souvent des gens qui se font casser la gueule dans des manifestations, mais ce n’est pas pareil. Là, c’était juste deux filles qui s’insultaient dont une qui allaitait et l’autre qui était enceinte. Ça aurait pu être résolu de pleins d’autres manières...”.
Mariem, Leila et Amina ont finalement été libérées. Mariem attend toujours son procès pour divorce et celui pour adultère qui ne cessent d’être reportés. L’expérience de la prison laisse un goût amer à Leila et Mariem. Traumatisées, elles continuent d’entendre les cris de Nour dans leurs cauchemars.
“En dix jours, j’ai pris dix ans d'expérience”, résume Mariem. “Le plus important, c’est la souffrance des gens qu’il y a là- bas. C’est ma déception par rapport à la Tunisie, par rapport à ces femmes qui sont toutes persécutées. Même si elles sont violentes, même si elles sont agressives, même si elles ont fait des crimes horribles, ce sont elles les victimes”.