Une femme “au moins suspecte”
Entre les mains des autorités, Mabrouka bent Salem est considérée comme une indicatrice suspectée de jouer un rôle important au niveau frontalier entre Ben Gardane et la Tripolitaine 2.
Dans un rapport accompagnant son arrestation (qui regroupe les renseignements fournis par un dénonciateur et par des militaires déployés sur la frontière), on découvre que la suspecte "voyagerait toujours armée d’un revoler à 6 coups", "changerait très fréquemment de costume" et "simulerait la mendicité dans le seul but de surprendre des conversations qu’elle rapporterait aux Tripolitains" ; que "connaissant admirablement la topographie des territoires du Sud, elle servirait de guide aux indigènes désireux de passer de Tripolitaine en Tunisie et aux déserteurs qui cherchent à gagner la Libye pour échapper à la loi sur le recrutement 3" et "serait connue de toutes les tribus du Sud, qui la craindraient beaucoup 4" .
Quoique les verbes qui lui sont associés se conjuguent au conditionnel, que les rapports la disent "inconnue [du] Service" et que le Caïd ait été incapable de "vérifier la présence de cette Tripolitaine à El Hamma lors des dernières opérations de police", Mabrouka bent Salem se retrouve, en raison de ces rumeurs à son égard, en état d’arrestation.
Le contexte de la Première Guerre mondiale, superposé au cadre colonial, met les services de renseignement en état d’alerte. Ainsi, lorsque "Ammar Ben El Hadj Ali Bou Jenah (de la tribu des Ouderna)", trouvant Mabrouka bent Salem suspecte, la dénonce à un agent administratif de Menzel Chergui, la nouvelle met seulement deux jours avant d’arriver chez le Résident général à Tunis. À la suite du premier télégramme, celui-ci reçoit un rapport plus détaillé. On peut y lire ceci :
"Fouillée, elle fut trouvée porteuse de deux lettres adressées, l’une à Fatma bent Ettaïeb Atia et l’autre à Mohamed ben Ammar El Khattab ; je vous les envoie ci-jointes. Sa tête présente la trace d’une blessure faite par une balle. Interrogée sur l’origine de cette blessure, elle répondit d’abord qu’elle l’avait reçue au cours de la révolte des Oudarnas, caïdat d’Ouerghamma ; ensuite qu’elle l’avait eue au cours d’une rixe à Fassato (Tripolitaine). Attendu que son déguisement en homme et la cicatrice qu’elle a à la tête l’ont rendue suspecte, je vous en ai rendu compte, mettant à votre disposition cette femme que vous présentera le spahi Azaïz ben Chibani et ce, aux fins que vous voudrez bien juger utiles."
Compte-rendu du 18 octobre 1917, de la part du Caïd de l’Aradh au Contrôleur civil.
Les rapports sont prudemment catégoriques : "cette femme [est] au moins suspecte". Par conséquent, "il y aurait intérêt à l’éloigner des régions du Sud, surtout dans les circonstances actuelles 5".
“Renseigne-moi sur les dattiers encore solides”
Pièces du dossier n°1197 : Gens Suspects, Série E, Carton 550, Dossier 30/15, Archives nationales de Tunisie
Tout ce que Mabrouka bent Salem est semble louche aux yeux des autorités. Le fait qu’elle porte des habits d’homme, le fait qu’elle ait une trace de balle au niveau de la tête et le fait qu’au moment de son arrestation, elle ait sur elle deux lettres dont elle assurait le transport.
Sur le dos de l’enveloppe, qui figure dans le dossier, est écrit le nom de l’émissaire, "El Mabrouk ben Salem ben Younès", témoignant de l’identité masculine d’emprunt de Mabrouka bent Salem. Quant aux lettres, il s’agit de missives où des personnes demandent des nouvelles à leurs proches. Sur l’une d’elles, on peut lire "وتعلمني اش بقى من النخل الصحيح" (phrase traduite dans le dossier par "Renseigne-moi […] sur les dattiers encore solides (sic) 6").
En l’absence de preuves tangibles, c’est le contenu des lettres qui aggrave le cas de la détenue : il s’agit de "deux lettres […] dont une au moins quelque peu étrange", d’après le Caïd de l’Aradh ; "lettre [...] paraît suspecte", formule plus lapidairement le Contrôleur civil dans son télégramme chiffré. Est-ce le passage sur les "dattiers solides", ce que laisse entendre le "(sic)" du traducteur, ou le caractère foisonnant des noms et des demandes de salutations qui leur semble douteux ?
Mabrouka bent Salem est ainsi coupable de transporter ces correspondances, mais également d’être étrangement accoutrée. Pourtant, dans sa version des faits, si elle s’habille comme un homme, ce n’est pas pour se déguiser. Devant Paul Germain Clapier, commissaire spécial de police et Si Saâdallah, sous-chef de la Section d’État qui fait office d’interprète, elle fait une déposition orale qui est ensuite retranscrite ainsi par les services :
"Je me nomme Mabrouka bent Salem ben Younès, tunisienne, née à Zouagha (côte Tripolitaine) [...], sans enfant, journalière, sans domicile fixe. J’ignore mon âge. Mon père, Salem ben Younès, était tunisien, né à Zarzis. [...] [Il] se remaria, en Tripolitaine, avec une Tripolitaine, ma mère, Zezia bent Ali Louhichi, […] Je suis complètement illettrée. J’ai été élevée comme un garçon, c’est-à-dire que j’ai toujours été habillée en homme et me suis adonné aux occupations des hommes, surtout aux travaux de la terre. J’ignore tout des travaux de ménage [....]. L’année dernière, pendant l’été, je me suis mariée avec M’hamed ben Abdallah ben Ali, agriculteur à Zouagha. Nous nous sommes séparés, sur sa demande, il y a sept mois. [...]. Il y a six mois, n’ayant pas de travail […], je me suis décidée à aller à Zarzis vivre auprès de trois tantes [...]. J’ai fait ce trajet de Zouagha à Zarzis, en quatre jours, à pied, accompagnée de ma cousine [...] mais j’ai laissé cette dernière à Ben Gardane [...] De Ben Gardane, j’ai poursuivi, seule, mon chemin, sur Zarzis [...] j’y suis restée, à la charge des parents précités, jusqu’à l’Aïd-Sghir. Six jours après cette fête, je suis partie avec l’intention d’aller voir les membres de la famille Allagui, qui avaient quitté la Tripolitaine lors de l’invasion italienne pour se réfugier à Oued Rhamel, à l’ouest de Bou Ficha [...] et leur demander un peu d’argent. En quittant Zarzis, j’étais accompagnée de deux indigènes de Accara, que je ne connais pas. [...] À Gabès, j’ai séjourné deux jours, dans un foundouk [...] en compagnie des deux Accari [...] Arrivée à Sfax, j’ai trouvé d’autres bédouins se dirigeant vers le nord [...]. Je me suis rendue à Oued Rhamel chez les Allagui [...]. Deux mois après, j’ai quitté ces derniers qui ne voulaient plus m’héberger pour retourner à Zarzis. À mon passage à Sfax, j’ai pris place sur la diligence qui m’a transportée à Gabès. Le jour de mon arrivée dans cette ville, j’y ai été arrêtée."
Reconstitution du périple de Mabrouka bent Salem Ben Younès avant son arrestation à Gabès, basée sur la retranscription de sa déposition*. Crédit : inkyfada.
*Procès-Verbal
de l’interrogatoire de Mabrouka bent Salem ben Younès; 22 octobre 1917, 9 heures et demie, Commissariat Spécial de la police des Chemins de fer et des Ports.
“En détention jusqu’à la fin des hostilités”
Après avoir expliqué la nature de ses périples puis assuré qu’elle n’avait jamais transporté de lettres auparavant et qu’elle n’était pas au fait des opérations politiques en cours, Mabrouka bent Salem est malgré tout écrouée le 20 octobre 1917 et emprisonnée aussitôt.
En janvier de l’année suivante, les autorités décident de faire suivre son dossier par l’armée et qu’elle "devra être mise à la disposition du Général Commandant la Division d’Occupation 7", ce à quoi ledit général, ministre de la Guerre du Gouvernement tunisien, répond favorablement dans un arrêté du 2 février 1918, qui confirme le maintien de Mabrouka bent Salem "en détention jusqu’à la fin des hostilités". Elle demeure dans le même pénitencier, mais son dossier est récupéré par les autorités militaires, sans doute à cause du contexte de la guerre.
Ainsi, son devenir dépend moins de son affaire propre que d’un contexte international qui la transcende. Après avoir été éloignée spatialement des régions du Sud, elle est écartée pour des raisons de contingences temporaires, la temporalité de sa peine étant arbitrairement indexée à celle d’un conflit mondial.
Il n’y a aucune information sur les conditions de son séjour dans la prison civile de Tunis. Néanmoins, une courte note du service pénitentiaire affirme qu’elle a accouché d’un garçon dans la nuit du 19 au 20 novembre 1917, soit un mois après son arrestation. Cette information rend le cas de la suspecte emprisonnée plus complexe encore. Rien ne permet de savoir pourquoi les rapports de police ne mentionnent à aucun moment qu’elle était enceinte. Son dossier ne contient aucune trace supplémentaire sur cet enfant né en prison.
Cependant, on sait que ce fils n’aura pas connu sa mère très longtemps, puisque Mabrouka bent Salem meurt neuf mois plus tard, le 13 juillet 1918, d’une méningite à l’hôpital Sadiki [actuel hôpital Aziza Othmana]. C’est ce qu’on peut lire dans la froideur de la fiche qui résume sa dernière année.
"Motif : Trouble"
Derrière le terme "Trouble" visible sur le document, se cachent des faits reprochés dépassant de loin le nombre de preuves matérielles. Son statut de marginale ( "derouicha" selon un cireur interrogé par les autorités à El Hamma), l’ambiguïté de son identité de genre, la traduction approximative de l’arabe vers le français des lettres qu’elle transporte, le fait qu’elle semble ignorer les frontières (qui sont traditionnellement plus des lignes administratives que sociales) sont autant de suspicions qui conduisent à ce que Mabrouka bent Salem passe du statut de femme libre, parcourant seule des centaines de kilomètres, à celui de "prévenue", "écrouée" sans même être condamnée et pour un temps indéterminé.
Ironiquement, le système colonial du renseignement, fondé sur le crédit accordé aux informations fournies par des indicateur·ices, et projetant peut-être ses propres pratiques sur les personnes qu’il suspecte, l’accuse d’être elle-même une indicatrice.
Le cas de Mabrouka bent Salem, emprisonnée au cas où, témoigne de la manière dont les vies individuelles peuvent être affectées par des faits politiques transnationaux, parfois jusque dans la mort. Mabrouka bent Salem décède en effet quelques mois avant "la fin des hostilités", date supposée de sa propre libération.
1 Concentrique et centralisée, celle-ci est constituée d’agents
"indigènes" en bas de la hiérarchie qui supervisent des zones réduites (tels que les cheikhs travaillant sous l’autorité des caïds) et d’administrateurs français (tels que les Contrôleurs civils, à la tête de territoires plus étendus, eux-mêmes
sous l’autorité du Résident général établi dans la capitale). Voir Elisabeth Mouilleau,
Fonctionnaires de la République et artisans de l’Empire. Le cas des Contrôleurs Civils en Tunisie (1881-1956), Paris, L’Harmattan, 2000.
2 Le contexte est celui de la Première Guerre mondiale (1914-1918) dont les répercussions sur les territoires colonisés par les différents empires en conflit sont importantes. En 1915, l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de la France
et de ses alliés contre les Empires centraux, dont l’Empire ottoman, entraîne en Tripolitaine (zone ouest de la Libye, colonie italienne depuis 1911) une insurrection des habitant·es appuyée par l’Empire ottoman. La révolte s’étend jusque dans le sud
tunisien et certaines tribus tunisiennes se rangent du côté tripolitain. Ceci pousse les pouvoirs français à envoyer des troupes sur place. Voir Mahmoud Abdelmoula,
Jihad et colonialisme. La Tunisie et la Tripolitaine (1914-1918), Tunis, Tiers-Monde, 1987.
3 Durant la guerre, les Tunisiens mobilisés dans les rangs français sont estimés à plus de 80 000 hommes (soldats et travailleurs coloniaux) pour une population de 1 800 000 habitant·es environ. S’ils se retrouvent au front, c’est qu’ils n’ont
pu être exemptés, les exemptions dépendant du métier, de la classe sociale et de l’appartenance religieuse (les diplômés, les représentants juridiques, les enseignants, les fils de familles riches des milieux urbains sont épargnés, ainsi que la population
juive dite
"israélite"). Il était également possible de se faire exempter contre une somme d’argent ou en rémunérant un remplaçant. Voir François Arnoulet, "Les Tunisiens et la première guerre mondiale (1914 - 1918)",
Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°38, 1984.
4
Rapport du Caïd de l’Aradh envoyé par le Contrôleur civil de Gabès au Résident Général, Monsieur Alapetite, Ministre Plénipotentiaire, Résident Général de la République Française, le 26 octobre 1917.
5
Rapport du Caïd de l’Aradh envoyé par le Contrôleur civil de Gabès au Résident Général, le 26 octobre 1917.
6 La traduction n’est cependant pas totalement fidèle à l’intention de l’auteur de la lettre qui demande plus exactement à avoir des nouvelles sur
“ce qui reste des dattiers...”. Par ailleurs, le terme “الصحيح” est ici traduit par “solide” mais étant polysémique, il aurait également pu être traduit par “sain”.
7
Note de la section d’État en date du 23 janvier 1918.