Cet article a été écrit en collaboration avec des membres de l’Alliance Sécurité et Libertés (ASL) dont le rapport “Deux mois de lutte contre le Covid-19 en Tunisie - Analyse en matière d'État de droit” est consultable ici.
L'intervention dégénère, la famille Saidani est violentée tandis que le père est amené au commissariat et placé en garde à vue. Le père et le fils sont tous deux poursuivis en justice, d’après un rapport de l’Organisation contre la torture en Tunisie (OCTT).
Des milliers d’arrestations, poursuites et infractions
Toujours d’après l’OCTT, plusieurs personnes témoignent avoir été victimes d’abus policiers au nom de la lutte contre le Covid-19.
Plus de 5000 personnes ont été arrêtées, pour violation du confinement ou du couvre-feu, selon les déclarations de Khaled Hayouni, porte-parole du ministère de l’Intérieur.
Ces arrestations, parfois brutales, inquiètent les associations de droits humains qui craignent des “bavures et des dépassements”, commente Jamel Msallem, président de la Ligue tunisienne pour les droits de l’Homme (LTDH). “Il peut être nécessaire d’instaurer des mesures préventives pour éviter la contamination mais il faut absolument lutter contre les excès de certains agents”.
“Dépêche-toi, allez rentre chez toi !” Le 24 mars, au Bardo, dans la banlieue de Tunis des policiers hurlent et insultent des personnes qui faisaient visiblement la queue devant la municipalité. Sur fond de sirènes hurlantes, les forces de l’ordre dispersent la foule qui s’éloigne sans résister. Brutalement, un policier se précipite sur un homme, le pousse dans le dos et le frappe alors qu’il est à terre. Il se relève ensuite et part précipitamment tandis que le policier derrière lui continue à menacer les passant·es.
Deux jours plus tard, un chauffeur d'une entreprise de logistique témoigne en vidéo avoir été frappé lors d’un contrôle alors qu’il possédait une autorisation de circulation. “Chapeau la Tunisie !”, ironise le jeune homme en montrant sa bouche en sang. Il sera par la suite accusé de diffamation.
Du côté du ministère de l’Intérieur, le porte-parole Khaled Hayouni assure que si des abus sont avérés, “toutes les procédures nécessaires pour atteindre un équilibre entre l’application des lois et le respect des droits de l’homme seront mises en place”.
En plus de ces arrestations, dans le cadre du confinement ciblé, plus de 20.000 personnes n’ayant pas respecté l’assignation à domicile - pour cause de suspicion de maladie ou par prévention - ou étant sorties sans motif jugé valable, ont été verbalisées.
Dès le 13 mars, le Chef du gouvernement Elyes Fakhfakh déclare que les rapatrié·es devront obligatoirement se mettre en auto-isolement pendant deux semaines dès leur arrivée sur le territoire. Mais aucune loi ou texte législatif n’est alors promulgué·e pour instaurer cette mesure.
Le 20 mars, certaines personnes en provenance d’Istanbul et d’Italie refusent de se soumettre à ces mesures de confinement. Il a ensuite été décidé, qu’un représentant du parquet serait désormais à l’aéroport pour faire imposer ces procédures, d’après les déclarations du substitut du procureur du tribunal de première instance (TPI) de Tunis. Ce n’est que le 17 avril que le décret-loi 2020-9 fournira le cadre législatif de ces mesures.
Pendant plus d’un mois, des personnes ont ainsi été interdites de déplacement 24h/24 sans qu’aucune base légale ne l’autorise.
Quelque 75.000 permis et autant de cartes grises ont été retirés et près de 6000 voitures ont été saisies. “Chaque jour, on se retrouve à retirer 3000-4000 permis et cartes grises de personnes qui n’ont rien à faire dehors”, rapporte Khaled Hayouni.
“Pourtant, aucune législation ne permet de retirer un véhicule ou les papiers pour violation du couvre-feu ou du confinement”, commente Johanna Wagman, coordinatrice de projets au sein d’Avocats sans frontières (ASF). Seul un communiqué a été publié par le ministère de l’Intérieur, qui ne mentionne d’ailleurs pas le retrait des voitures. “C’est une décision à caractère administratif”, affirme Khaled Hayouni. Interrogé sur le caractère légal de cette mesure, le porte-parole estime ne pas être habilité à répondre et que “toutes les décisions ont été prises en collaboration avec le pouvoir judiciaire”.
Le pouvoir législatif aux mains de l’exécutif
En mars 2020, la crise du Covid-19 semble n’épargner personne. Aux portes de la Tunisie, l’Italie, la France et l’Espagne sont durement touchées, faisant craindre une épidémie à travers le pays et l’effondrement d’un système de santé déjà fragile. Les autorités anticipent la situation, réduisent les horaires des restaurants et des bars, ferment leurs frontières avec l’Italie… Mais très rapidement, le gouvernement va plus loin. Le 18 mars, par décret présidentiel, Kaïs Saïed instaure un couvre-feu dès 18h puis le confinement général quelques jours après. C’est l’état d’exception.
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Sauf que cet article précise bien que ces mesures doivent être prises “après consultation du Chef du gouvernement et du Président de l’Assemblée des représentants du peuple et après en avoir informé le président de la Cour constitutionnelle”.
Or, la Cour constitutionnelle n’existe toujours pas. “C’est un blocage politique depuis des années”, commente Johanna Wagman d’ASF.
“On peut comprendre la nécessité de prendre des mesures vu l’urgence de la situation. Mais dans ce cas-là, pourquoi la mise en place de la Cour constitutionnelle n’est-elle pas une priorité ?”
Toujours d’après l’article, 30 jours après l’entrée en vigueur de ces mesures et sur demande de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), cette Cour doit être saisie et prendre une décision quant au caractère exceptionnel de la situation. En l’absence de cette institution, aucune instance ne peut contrôler les potentielles dérives de la concentration des pouvoirs entre les mains du Président. “Les lois découlant des décrets ne sont soumises à aucun contrôle de constitutionnalité. C’est un problème en termes de balance des pouvoirs”, résume Johanna Wagman.
Elle souligne par ailleurs le flou entourant les sanctions en cas de violation du couvre-feu et du confinement. Le décret ne précise ni les exceptions, ni comment celles-ci sont évaluées ni les sanctions envisagées. “C’est pourtant un principe fondamental du droit”, insiste-t-elle, “le droit doit être prévisible. En commettant une action, chacun doit savoir si elle est illégale ou pas, ainsi que les sanctions.”
Concrètement, cela se traduit par des arrestations aléatoires et des poursuites se basant sur des motifs et des risques de sanctions différent·es, pas forcément en lien direct avec la violation des mesures prises pour lutter contre l’épidémie.
Comme pour l'isolement à domicile, il faudra attendre le 17 avril - soit près d’un mois après l’annonce du couvre-feu, puis du confinement - pour que le décret-loi 2020-9 précise les sanctions. Ces infractions seront dorénavant passibles d’une amende de 50 dinars à régler directement à la recette des finances.
En parallèle du président de la République, Elyes Fakhfakh demande à l’ARP d’élargir ses prérogatives en se basant cette fois sur l’article 70 de la Constitution. L’Assemblée peut lui permettre de légiférer par décrets-lois “pour un motif déterminé” et une période “qui ne dépasse pas les deux mois”.
Le 4 avril, après un débat houleux de plusieurs heures en visioconférence avec les député·es, le Chef du gouvernement obtient finalement satisfaction. Avec 178 voix pour, 17 contre et 2 abstentions, la loi est largement adoptée. Pendant deux mois, Elyes Fakhfakh va pouvoir promulguer des décrets-lois dans le cadre de la crise sanitaire. Passée cette durée, l’ARP devra étudier et approuver ces décrets.
Entre le 12 avril - date de publication au JORT - et le 12 juin, Elyes Fakhfakh a promulgué 35 décrets-lois. Il n’est censé prendre que des mesures liées à l’épidémie dans certains domaines : sanitaire, financier et fiscal, social, droits et libertés etc.
Des décrets-lois allant au-delà du Covid-19
Mais pour certaines associations, plusieurs décrets-lois pris par le Président du gouvernement dépassent le cadre de l’épidémie du Covid-19. Par exemple, avec la fermeture des tribunaux, il a été décidé de mettre en place des audiences à distance, afin de respecter les règles sanitaires de distanciation. Sur demande du tribunal, les procès pourront donc se tenir en visioconférence “sans que le consentement du prévenu incarcéré ne soit recueilli”, selon les dispositions du décret-loi 2020-12. Une mesure inquiétante pour Jamel Msallem de la LTDH, qui craint que cela “n’impacte la tenue de procès équitables et toutes les garanties de défense”.
“Un autre problème de ce décret, c’est qu’il est clairement indiqué que cette mesure se prolongera dans le temps après l’épidémie”, ajoute Johanna Wagman. Compte tenu de l’importance de la mesure, elle devrait “faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité”.
“On a des mesures qui impactent le pouvoir judiciaire, déléguées par le législatif et prises par l’exécutif. C’est comme s’il n’y avait plus de balance des pouvoirs et que tout était concentré au sein de l’exécutif !”, insiste Johanna Wagman.
Un autre projet inquiète des associations, notamment Access Now et ASF : la création de l’identifiant unique citoyen, un projet en gestation depuis plusieurs années. Le gouvernement a profité de ses prérogatives censées être limitées à l’épidémie pour promulguer deux décret-lois concernant l’identifiant unique citoyen. Selon les dispositions de ces textes, chaque Tunisien·ne se verra désormais attribuer un identifiant dès sa naissance ou au moment de l’acquisition de sa nationalité.
Si cette mesure a été prise pendant l’épidémie du Covid-19, “c’est parce que quand il a fallu distribuer les aides sociales, il a été impossible de savoir qui pouvait en bénéficier ou pas”, affirme Chawki Gaddes, président de l’Instance nationale de protection des données personnelles (INPDP).
Un argument qui ne convainc pas vraiment les organisations de la société civile. Emna Sayadi et Marwa Fatafta de l’association Access Now affirment en ce sens que l’identifiant unique sera mis en place après la crise et la distribution des aides et que cette mesure sort complètement du cadre de l’épidémie du Covid-19.
“Avec l'identifiant unique, impossible de se cacher quelque part. Tu es forcément dans les radars, c'est pour cela que les systèmes juridiques en ont peur !”, s’exclame Chawki Gaddes. Mais d’après lui, pour qu’un État moderne soit efficace, l’identifiant est aujourd’hui nécessaire. “Moi je suis pragmatique et j’ai exigé que l’INPDP soit partie prenante et que cela suive des normes de protection”, explique-t-il.
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Sous la supervision du ministère des Affaires locales, le Centre national de l’Informatique devra créer une plateforme numérique de gestion de données d’état-civil des citoyen·nes et compilant les identifiants uniques des individus.
Chawki Gaddes assure que cela ne pose aucun problème en termes de données personnelles car “on continuera à utiliser les identifiants sectoriels”. Cela signifie que toutes les administrations n’auront pas accès à toutes les informations concernant chaque citoyen·ne. Les informations détenues par chaque structure ne seront en effet pas indiquées sur cette plateforme. L’identifiant unique serait alors un moyen de vérifier la concordance des identifiants sectoriels entre des structures ayant besoin d’échanger des données.
“Pour accéder à ce système, chacune de ces structures devra obtenir une autorisation de l’INPDP pour vérifier si elle suit les normes. Et chaque citoyen aura un accès lui permettant de savoir qui a demandé quoi, et pourquoi”, précise Chawki Gaddes. Enfin, en termes de sécurité, le président de l’INPDP minimise les risques de piratage. “Il y a des mesures à prendre qui seront prises”. “Mais aujourd’hui on a tellement de base de données publiques avec des choses très importantes et rien n’a jamais été hacké”, avance-t-il comme argument.
“Nous ne sommes pas contre l'idée d’instaurer un identifiant unique mais le problème, c’est tout le flou autour de cette mesure : nous n’avons pas les détails sur les mesures de sécurité pour protéger la vie privée, quels moyens seront mis en place pour développer ce système, etc.”, détaille Emna Sayadi.
Marwa Fatafta ajoute que la priorité devrait plutôt être donnée à la révision de la loi sur la protection des données personnelles qui date de 2004 et dont la réforme tarde. De plus, le fait que cette mesure ait été prise sous la forme d’un décret-loi inquiète les membres d’Access Now qui craignent que l’ARP ne prenne pas le temps de la débattre correctement. Chawki Gaddes, de son côté, affirme que “tous ces décrets-lois seront débattus ultérieurement et que rien n’empêche le Parlement d’en discuter”. “S’ils veulent changer quelque chose, ils peuvent !”
Avec le déconfinement, l’ARP a repris son travail au sein de l’Assemblée et, depuis le 12 juin 2020, Elyes Fakhfakh n’est plus habilité à prendre des décrets-lois. Le pouvoir législatif a repris ses droits mais tarde à appliquer l’article 70 de la Constitution qui l’oblige à approuver ces nouvelles mesures. Par ailleurs, même en l’absence de cette approbation, certains décrets-lois ont déjà été mis en œuvre sans qu’ils ne puissent être remis en question. Au mardi 30 juin 2020, aucun décret-loi promulgué pendant l’épidémie n’a été débattu.