La Tunisie ne fait pas exception : la chirurgie esthétique s’y développe de plus en plus. De nombreuses femmes, souvent européennes, viennent bénéficier d’opérations à moindre coût, ce qui en fait la “deuxième destination africaine pour le tourisme médical”, commente Nadia Fenina, présidente de l’unité d’exportation des services de santé au sein du ministère de la santé.
Les agences du tourisme médical
La plupart de ces patientes organisent leur opération par le biais de tours opérateurs. Ces sociétés permettent la mise en contact avec le chirurgien et organisent un séjour à l’hôtel d’une semaine qui inclut une à deux journées en clinique pour l’opération.
C’est ce qu’a fait Sophie*. Après ses trois grossesses, cette mère de famille souhaite bénéficier d’un lifting au niveau des seins et du ventre. En 2016, elle contacte plusieurs tours opérateurs tunisiens sur internet afin de comparer les différentes formules.
Face à ses inquiétudes, l’un des tours opérateurs, Estetika Tour, lui propose d’intégrer des groupes Facebook d’opérées par leurs médecins. Sur ces groupes, uniquement des commentaires positifs. “Elles avaient toutes de beaux résultats du coup j’ai bloqué une date et j’ai dit c’est bon, je viens”, raconte-t-elle.
Tout comme elle, Audrey* et Céline* sont passées par un tour opérateur pour venir en Tunisie augmenter leur poitrine. Toutes les trois ont ensuite subi des complications et témoignent avoir manqué d’informations concernant leurs implants, tant de la part du tour opérateur que du chirurgien.
Pour finaliser sa réservation, il faut compléter un questionnaire en ligne portant sur les antécédents et les habitudes de la patiente : opérations antérieures, grossesse, tabac, alcool… Il faut également fournir des photos de sa poitrine afin que le chirurgien établisse un pré-diagnostic à distance.
À partir de ces informations, le tour opérateur fournit un devis détaillant l’organisation du séjour ainsi que des indications sur le type d’opération et de prothèses préconisées par le chirurgien. Il est également demandé à la patiente d’effectuer un bilan sanguin et une mammographie afin que le chirurgien donne son feu vert à sa venue.
Il existe deux types de prothèses mammaires : lisses et texturées. Depuis plusieurs années, les autorités sanitaires alertent sur les risques que présentent les prothèses texturées, accusées entre autres de provoquer un cancer rare des ganglions lymphatiques (LACG).
Depuis, la plupart des organisations sanitaires préconisent les prothèses lisses mais les texturées continuent à être utilisées, notamment en Tunisie.
Sophie, Audrey et Céline se sont toutes les trois fait implanter des prothèses texturées de la marque française Sebbin. N’étant pas au courant qu’il existait différentes textures ni des risques de cancers, elles n’ont pas réclamé de prothèses lisses. Selon leurs témoignages, ni le tour opérateur ni le chirurgien n’ont pris la peine de mentionner cette possibilité.
Une minimisation des risques ?
Lorsqu’on demande un devis par mail, presque aucune information n’est transmise sur les risques que présente la pose de prothèses mammaires. Le tour opérateur Estetika Tour fournit simplement une fiche d’informations rédigée par la Société française de chirurgie plastique reconstructrice et esthétique (Sofcpre).
Cette fiche, datant de 2015, décrit les complications possibles après une augmentation mammaire mais reste relativement vague : elle mentionne de “rares” complications sans fournir aucun chiffre. Par ailleurs, elle ne précise pas que les prothèses texturées causent statistiquement plus de cancers que les lisses.
Le tour opérateur ne préconise pas non plus de “délai de réflexion”. Alors que le Code de la santé publique français - pays de référence des prestataires de service - impose 15 jours de délai entre la délivrance du devis et l’opération, en Tunisie, il n’est pas obligatoire d’observer un tel délai.
Les trois patientes soulignent en ce sens que l’opération se fait de manière assez expéditive. Le jour de leur arrivée, elles ont une consultation avec le chirurgien qui dure à peine “une dizaine deminutes” selon Sophie. Le lendemain, l’opération a lieu.
Une rapidité que le président du Conseil national de l’ordre des médecins, le docteur Mounir Youssef Makni, impute à la distance et au format du séjour organisé par les tours opérateurs, qui réduit “lecontact direct”. Le médecin témoigne que plusieurs de ses collègues ne trouvent pas “acceptable qu’il y ait un intermédiaire entre le médecin et le malade”. Il estime que le profil psychologique de la patiente n’est pas assez pris en compte avec cette rapidité d’opération. “Ça en devient presque industriel et on fait énormément d’économie sur la qualité de soins”, continue-t-il
“La médecine ne devrait pas être exercée sur ce mode, il faut toujours qu’il y ait une concertation entre le patient et le médecin”.
Pour obtenir plus de renseignements sur les risques, les tours opérateurs Estetika Tour et Medespoir ont été contactés par téléphone. Dans les deux cas, les opératrices ont insisté sur la fiabilité des prothèses utilisées. “Nos prothèses sont toutes certifiées, elles sont d’une marque mondialement reconnue et ne présentent aucun risque”, affirme Nadia* qui travaille à Medespoir.
Du côté d’Estetika Tour, l’opératrice tient le même discours et rappelle que les prothèses utilisées, de la marque française Sebbin, “répondent aux normes européennes”. À une question portant sur les cas de cancers, le tour opérateur a reconnu qu’il y avait “effectivement débat autour de la question” et les “risques de cancer pour les prothèses texturées étaient de l’ordre de 1 pour 3000 cas”. Pour répondre à cela, Estetika Tour se base sur les informations et recommandations de la Sofcpre.
Le tour opérateur ajoute qu’en “l’état actuel des données, il n’y a pas lieu de suspendre la pose des prothèses texturées en France”. Il est vrai que pour l’instant, les prothèses texturées sont toujours commercialisées en France. L’agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) est censée prendre une décision en février 2019. Pour l’instant, seules les prothèses texturées de la marque Allergan ont été retirées du marché européen depuis le mardi 18 décembre, en raison du nombre important de cancers chez les femmes porteuses de ces implants.
Selon la liste des médicaments et dispositifs médicaux commercialisés en Tunisie disponible sur le site de la Distribution de la pharmacie et du médicament (DPM), ce type de prothèse de la marque Allergan n’est plus commercialisée depuis plusieurs années. Mais d’autres implants texturés, des marques Arion, Eurosilicone, Sebbin et Polytech, dont on ne connaît pas exactement les risques, sont toujours utilisés.
Chez le chirurgien
Aux Berges du Lac II, nouveau quartier huppé de la banlieue de Tunis, le chirurgien reçoit ses patient·es dans son cabinet. La consultation commence par des questions générales sur la santé et les antécédents de la patiente. Après auscultation, le médecin donne son avis sur le type de prothèse à utiliser (taille, forme, emplacement, etc.) puis détaille le déroulement de l’opération et explique la procédure à suivre : “pas de tabac ni d’alcool avant et après, pas de sport ni d’activité physique”.
Aux questions portant sur les éventuelles complications, le docteur rappelle “qu’il n’y a pas d’intervention sans risque” et énumère les possibilités “d’hémorragie”, “d’infection” ou encore de “coque”. Pour les cancers, il souligne que cela ne concerne “qu’une cinquantaine de cas sur peut-être des millions de prothèses posées”. Ce chiffre de 50 correspond au nombre de cancers LAGC détectés depuis 2011 en France. À l’échelle mondiale, ce sont 656 cas de LAGC qui ont été répertoriés.
Le médecin rappelle qu’il utilise des prothèses “de marque Sebbin ou Polytech qui sont des marques reconnues” et tient à préciser que ce sont “des prothèses microtexturées et donc presque lisses”. Selon lui, les risques, notamment de cancers, seraient moindres qu’avec des “prothèses macrotexturées”.
Pourtant, aucune étude n’atteste que ces prothèses présentent moins de risques. De plus, l’enquête Implant Files a révélé que cette dénomination de “macro” ou “micro” ne répondait à aucune classification scientifique. Selon une étude menée par l’ANSM, les prothèses “macrotexturées” et “microtexturées” présentent bien un aspect différent mais ce sont avant tout des appellations à visée marketing et définies par les fabricants.
Un suivi expéditif
Que ce soit du côté des tours opérateurs ou du chirurgien, tous affirment qu’une augmentation mammaire ne nécessite que très peu de repos ou de suivi post-opératoire. Le tour opérateur Medespoir préconise “du repos les quinze jours suivant l’opération”. Si la patiente vit à l’étranger, il lui propose un suivi sur Whatsapp avec le chirurgien pendant le mois suivant l’opération. Ensuite, il suffit de contrôler “avec une échographie mammaire par an”, ajoute le chirurgien en consultation.
Pour Sophie, les complications arrivent quatre mois après son opération. En raison d’une forte douleur au sein droit, son médecin traitant en France lui prescrit une échographie et une mammographie pour vérifier ses prothèses. Le résultat est clair : elle doit rapidement consulter un spécialiste car la prothèse droite est plissée. Cela se traduit par une “cassure” du sein, qui perd sa forme habituelle en faisant apparaître un creux ou un renflement.
Sophie reprend alors contact avec le médecin l’ayant opéré en Tunisie pour lui expliquer ce qui lui arrive. Il lui demande de faire un IRM : cela lui permettra de confirmer le diagnostic et de demander un changement de sa prothèse auprès de la marque Sebbin en vue d’une nouvelle opération.
La mère de famille se rend dans un centre spécialisé français pour faire cet examen. “La médecin m’a demandé depuis combien de temps j’avais les prothèses”, se souvient-elle, “elle m’a dit que ce n’était pas possible, qu’elle n’avait vu ce cas de figure qu’avec des prothèses de 10 ans !”
D’après l’IRM, la prothèse de Sophie est en train de se rompre. À cause des plissures, le gel en silicone contenu dans l’implant risque de se répandre. Le centre conseille à la patiente de contacter au plus vite un chirurgien.
D’après son devis avec Estetika Tour, Sophie a une garantie de huit mois pour revenir en Tunisie en cas de problème avec ses prothèses. Elle continue donc de communiquer avec son médecin à travers Whatsapp pour connaître la procédure à suivre.
Mais le médecin lui affirme ne rien pouvoir faire tant que la marque Sebbin ne lui a pas répondu. Il déclare ensuite ne plus avoir sa prothèse en stock. Quatre mois supplémentaires passent sans que Sophie puisse changer sa prothèse défectueuse. La douleur s’amplifie, au point qu’elle éprouve des difficultés à bouger son bras droit. Ni le chirurgien ni le tour opérateur ne sont à même de lui fournir une solution.
Quel responsable ?
Désespérée, Sophie insiste auprès d’Estetika Tour qui finit par accepter de la faire revenir en Tunisie pour changer sa prothèse. Mais quand elle arrive à la clinique, le docteur s’étonne. Il n’a pas l’air d’avoir été prévenu par le tour opérateur du retour de sa patiente. Il accepte malgré tout de la réopérer le lendemain.
Après son retour en France, Sophie continue à parler avec son chirurgien par messages et l’accuse de ne pas l’avoir assez informée des risques et éventuelles complications de l’opération. La conversation s’envenime et il finit par la menacer de “diffuser des photos de sa poitrine” si elle continuait “ses messages de diffamation”. Des menaces qui sont contraires au secret médical. Contacté pour répondre à ces accusations, le médecin n’a pas souhaité réagir.
Sophie a fini par revenir une dernière fois se faire opérer en Tunisie, auprès d’un autre chirurgien et après avoir comparé plus en détails les offres et la réputation des tours opérateurs. Elle n’a jamais su si ses complications étaient dues à une prothèse défectueuse ou à une erreur du chirurgien. Selon la marque Sebbin, dans un courrier adressé au médecin de Sophie, “le dossier de fabrication de l’implant correspond aux spécifications en vigueur lors de sa fabrication”. Son chirurgien avance la possibilité que certains produits de ce lot aient pu être défectueux mais les investigations n’ont pas été plus loin.
Audrey a elle aussi eu des plissures au niveau de sa prothèse texturée Sebbin. Même si cette complication ne lui est pas douloureuse, elle a pris la décision de revenir en Tunisie faire changer ses implants. En théorie, une prothèse mammaire peut être portée pendant une dizaine d’années. Pour elle, ses prothèses Sebbin n’auront duré que deux ans.
Pour Céline, les complications ont été différentes. La prothèse ne plisse pas mais une coque s’est formée autour d’elle. L’organisme crée une enveloppe pour entourer le corps étranger, en l'occurrence, l’implant mammaire. Tant qu’elle ne durcit pas et ne devient pas douloureuse, il n’est pas nécessaire de réopérer la patiente. Ses prothèses ont seulement trois ans, mais Céline ressent des douleurs à la poitrine et commence à s’inquiéter.
Elle ne peut se permettre de se faire opérer en France, par manque de moyens et envisage plutôt de revenir en Tunisie si sa situation se complique. Sophie et Audrey auraient elles souhaité rattraper leurs augmentations mammaire en France “mais les chirurgiens ont refusé”, assure Sophie. “Ils ne veulent pas prendre de risque, car en cas de souci, c’est le dernier (chirurgien) qui est responsable”.
Certain·es chirurgien·nes en France ont pourtant pris l’habitude de réopérer des patient·es opéré·es initialement à l’étranger. C’est le cas du Docteur Michael Atlan qui en reçoit “environ deux à trois fois par mois”. “La plupart sont allées en Tunisie, où l’on propose beaucoup de packages. D’autres sont allées au Maroc, plus rarement en Algérie”, précise le chirurgien.
Selon lui, de nombreux risques sont inhérents à ces interventions faites de manière expéditive et loin du lieu de résidence des patient·es. “Les problèmes les plus fréquents sont les infections, les désunions de plaies et les résultats cosmétiques pas acceptables”, poursuit-il.Mais s’il juge que “globalement, ce n’est pas mal”, l’absence de suivi demeure “un gros problème”.
Le médecin évoque également un autre risque, lié au fait de prendre l’avion quelques jours seulement après une opération. “Le risque de phlébite ou d’embolie pulmonaire est réel. Cela devrait être interdit”, prévient-il.
Le manque d’informations, la rapidité du séjour en Tunisie, le suivi postopératoire à distance sont autant de raisons qui auraient pu être fatales à Sophie, Céline ou Audrey.
Mais Sophie espère ne pas en rester là. Elle a contacté un avocat en Tunisie afin de porter plainte contre son chirurgien et le tour opérateur pour ne pas l’avoir suffisamment informée des risques. Elle n’est pas la seule dans ce cas : “plusieurs plaintes ont déjà été déposées contre des chirurgiens esthétiques”, précise le docteur Mounir Youssef Makni, président du Conseil de l’ordre des médecins.
Mais ces procédures judiciaires prennent du temps et sans preuves de “faute grave” de la part du chirurgien, ce dernier peut continuer à exercer. Pour manque d’informations, il encourt au maximum “un blâme” du Conseil de l’ordre des médecins.
Selon des chiffres du ministère datant de 2013, ce sont 376.000 patient·es qui viennent chaque année en Tunisie “dans le cadre du “tourisme médical”. “Mais c’est une estimation, c’est très difficile d’avoir un chiffre exact”, commente Nadia Fenina du ministère de la santé, “on peut facilement multiplier ce chiffre par deux ou trois”.
Pour une régulation et un meilleur suivi, le ministère de la santé a pour projet de créer une liste de tours opérateurs “certifiés”, ce qui permettrait de mieux contrôler ces agences et de garantir la sécurité des patient·es. Une réforme que le président du Conseil de l’ordre des médecins, estime nécessaire pour que “le patient ne soit plus considéré comme un numéro” conclut-il.
Se faire refaire les seins lors d’une semaine de voyage en Tunisie? Audrey, Sophie et Céline en ont fait l’expérience il y a quelques années. Mais derrière l’offre alléchante des tours opérateurs, toutes ont eu des complications et un manque de suivi médical.