Premiers pas
Originaire du Grand Tunis, Hamrouni commence par vendre des briquets dans la rue pour subvenir aux besoins de son foyer, étant mère de trois enfants. Il y a bientôt neuf ans, elle apprend qu’une de ses filles, usagère de drogues injectables a contracté le VIH.
Entre les médicaments et les soins, Hamrouni ne se sent plus capable d’assumer les dépenses de sa famille par des ventes informelles. Sans y connaître personne, l’idée lui vient d’aller frapper à la porte de l’impasse Abdallah Guech pour se faire embaucher et “gagner plus d’argent”.
La mère de famille se rend donc à la municipalité de Tunis. “Il y a une Police des mœurs, spécialisée dans les femmes qui veulent être travailleuses du sexe”, explique Hamrouni. Là-bas, elle assure être convaincue de sa décision et affirme ne pas être engagée dans une relation, condition nécessaire à l’obtention d’une place à Abdallah Guech.
“Si elle (une femme) veut se marier, elle fait la demande à la Police des mœurs et elle arrête de travailler”.
Dès son arrivée, la tenancière de l’appartement qu’elle occupe lui prête 2.000 dinars, “pour l’encourager”. Neuf ans après, Hamrouni continue de rembourser cette dette en lui versant quelques dizaines de dinars chaque mois.
Contrairement à Hamrouni, Aziz s’est tourné vers le travail du sexe par hasard. Vers 13-14 ans, son chemin croise celui d’un homme, un étranger. “Je crois que c’était dans la rue, ou sur la plage”, se remémore Aziz. Plus de dix ans ont passé depuis cette rencontre et certains détails se sont estompés avec le temps. Il se rappelle que cet homme lui avait proposé de venir “jouer au docteur”. L’adolescent accepte de l’accompagner, n’ayant pas saisi le sous-entendu. “Au départ, je n’ai rien cherché…”, confie Aziz.
Peu de temps après, le jeune homme commence à se faire payer contre des faveurs sexuelles. “Lorsque tu prends cette route, tu banalises ces choses. Tu te dis: ce n’est qu’un cul, ce n’est qu’un corps, ce n’est qu’une bouche…”, justifie-t-il.
Il devient rapidement dépendant de l’argent et des cadeaux que ses partenaires lui donnent et multiplie les sorties et dépense sans compter. “C’était un moyen d’avoir... par exemple... son Walkman dernier cri... Ça peut sembler futile, mais dans les yeux de quelqu’un qui n’a même pas atteint les 18 ans, c’est quelque chose”, explique-t-il posément.
Vie quotidienne
À Abdallah Guech, Hamrouni partage un petit appartement avec plusieurs collègues travailleuses du sexe. Toute l’impasse est organisée de cette manière, chaque tenancière possédant quelques chambres dans les logements. Le prix des passes est fixe : “8 dinars 500”, affirme la jeune femme. Cette somme est ensuite répartie entre la matrone et la travailleuse. Sur une passe, l'employée gagne 3 dinars, qui sont parfois complétés par quelques pièces laissées en supplément par les clients.
Concernant leurs droits, les empoyées des maisons closes ne travaillent jamais le vendredi, jour de fermeture de l’impasse. Un·e médecin leur rend visite deux fois par semaine les examiner. Le personnel médical leur délivre également un arrêt de travail lors de leurs menstruations.
Le soir, une fois les portes de l’impasse fermées, la plupart d’entre elles continuent à exercer leur profession illégalement. À ce moment-là, elles ne se soumettent plus à aucune règle et fixent leurs prix suivant les clients et leurs demandes.
Aziz n’a jamais eu accès à tout cela, n’exerçant pas dans un cadre légal. À l’époque où il s'adonnait régulièrement au travail du sexe, il fixait le prix de ses passes entre 200 et 300 dinars. Ses clients, majoritairement étrangers, pouvaient dépenser des centaines de dinars pour passer un peu de temps avec lui, parfois même uniquement le temps d’un dîner. “C’était plus de l’escort, de la compagnie”. Le jeune homme ne parle jamais d’argent avec ses clients.
“Il ne faut pas leur montrer que tu es là pour ça, qu’ils payent pour un service”, explique-t-il, “je préfère que ce soit plus spontané de leur part.”
Depuis quelques années, il ne travaille presque plus dans le sexe, “c’est devenu ennuyeux…”, justifie-t-il. “J’avais peur que ça me consomme. C’est l’excitation qui a diminué, peut-être qu’avec l’âge, le besoin a changé.”
Financièrement, il a trouvé d’autres moyens de gagner sa vie en parallèle de ses études : il consacre beaucoup de temps à la vente d’accessoires sur internet. C’est d’ailleurs cette passion qui lui a permis de camoufler à ses parents ses rentrées d’argent depuis son adolescence. Il pense que sa famille ne se doute de rien, hormis sa mère, qui ne serait pas dupe de ses activités.
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Clients
Une fois les portes de l’impasse Abdallah Guech franchies, le client se retrouve face à plusieurs femmes et choisit celle avec qui il souhaite avoir un rapport sexuel. La travailleuse du sexe garde le dernier mot, et peut refuser si l’homme ne lui inspire pas confiance ou semble présenter des signes d'infection. “Ah les femmes qui travaillent en maison close, avant d’avoir un rapport sexuel, elles voient s’il y a des soucis !”, s'esclaffe Hamrouni.
Avec le temps, certains clients deviennent des habitués. Il leur arrive d’appeler Hamrouni avant de venir, pour qu’elle prenne une douche et se prépare. Mais souvent, ils ne sont que de passage. En discutant avec eux, Hamrouni apprend que la plupart d’entre eux viennent à Tunis pour des raisons professionnelles et, une fois leurs affaires bouclées, “ils passent en maison close”.
Pour le travail du sexe clandestin, le rapport aux clients est différent. Si les nouveaux venus ne font appel à Aziz que pour un acte sexuel, les habitués de longue date paient également pour des services d’escort.
“Les coins les plus connus c’est les coins touristiques”, décrit le jeune homme, “il y a des coins encore plus chauds, le soir par exemple le jardin d’amour, le jardin du Passage, le Belvédère.” Mais dans ces lieux, les risques d’agression augmentent avec la présence de policier·es ou de riverain·es.
Risques
L’impasse Abdallah Guech est connue des forces de l’ordre. Elles ont d’ailleurs protégé la maison close lors des tentatives de fermeture après la révolution. Depuis, une porte ferme l’impasse chaque soir, pour éviter que n’importe qui ne s’y aventure. En plus de cela, plusieurs personnes du quartier aident les prostituées dans leur quotidien et surveillent les allées et venues des passant·es. En cas de débordement, les policier·es ne sont jamais très loin.
D’un point de vue sanitaire, les travailleuses du sexe de la maison close sont suivies deux fois par semaine par un·e médecin. Ce·tte dernier·e leur donne quelques préservatifs, insistant sur leur importance pour éviter les infections, maladies et les grossesses non désirées. Cependant, Hamrouni doit régulièrement piocher dans ses revenus pour en acheter d’autres. Face à l’insistance de certains clients et pour quelques dinars supplémentaires, il lui arrive de ne pas se protéger.
Aziz, lui, ne mettait pas du tout de préservatif, “c’était excitant. Tu prenais le risque de jouer...” À 23 ans, il se rend dans un bureau de l'association ATL MST Sida pour se faire dépister. Il reste stupéfait de voir qu’il n’a pas contracté le virus. “Je n’arrivais pas à comprendre ! Même dans l’association, même eux ils étaient bouche bée”, se souvient-il. Désormais plus prudent, il met un préservatif avant chaque rapport.
L’un des autres risques pour un travailleur du sexe clandestin est de se faire arrêter par la police. Aziz a toujours été très prévoyant par rapport à cela. “Je ne passais pas par les hôtels”, confie-t-il, “Ailleurs, mais pas les hôtels. Chez des amis, chez lui…”.
Si un travailleur du sexe se trouve en présence d’un homme d’un certain âge, “ils devinent, ils sont pas stupides”, explique Aziz, “C’est des loups. Ils veulent eux aussi leur part du gâteau. Pour eux c’est une opportunité : ou ils te baisent, ou ils profitent du gain” pour acheter leur silence.
Malgré ses précautions et ses contacts au sein de la police, Aziz n’a pas échappé aux arrestations. Avant la révolution, à Monastir, alors qu’il attendait un client à l’aéroport, des policier·es l’interpellent, le questionnent sur sa présence ici avant de l’emmener au commissariat. “J’ai passé toute la nuit avec les regards, tous les regards sur moi. Les moqueries… ‘Oh la pédale de Tunis’…” , se souvient Aziz.
Avenir
La difficulté d’exercer ce métier, légalement ou illégalement, pousse beaucoup de travailleurs et travailleuses du sexe à changer de métier ou du moins à diminuer leur activité.
Aziz, par exemple, ne croit pas en son avenir, professionnel ou sentimental. Il est persuadé qu’il terminera sa vie seul. “Ça ne marche pas, c’est perdu d’avance”, confie le jeune homme. “Peut-être que j’ai abusé, j’ai trop exagéré”. Il se sent discriminé du fait de son orientation sexuelle, ajouté à son ancien travail. Même s’il a désormais quitté ce milieu-là, il garde un rôle d’entremetteur entre les clients et ses ami·es travailleurs et travailleuses du sexe.
“On a toujours un pied dans le milieu, on garde toujours ses contacts. On sait jamais, ça peut servir.”
Pour Hamrouni, la priorité est désormais de s’occuper de son fils, encore écolier. Sa fille atteinte du VIH est décédée en 2016, tandis que sa cadette est en prison pour consommation de drogues. La mère de famille souhaite désormais changer de métier, mais craint de ne pas gagner aussi bien sa vie sans la prostitution. Avec l’aide de l’association ATL MST Sida, elle apprend à faire du crochet, une technique de tissage, pour éventuellement se professionnaliser dans cette voie. En plus de cela, l’organisation lui verse une petite somme d’argent pour qu’elle se détache petit à petit de son activité de travailleuse du sexe.