Quelques jours plus tard, plusieurs agents de la Banque centrale sont arrêtés par les forces de l’ordre. Ils sont accusés d’appartenir à un réseau de blanchiment d’argent qui échangeait des sommes en petites coupures contre des billets plus importants, afin de faciliter leur transport. Une découverte apparemment peu surprenante. La Banque centrale, “c’est une plateforme de blanchiment”, confie une source au sein de la présidence du Gouvernement.
Les premières répercussions
Avant le 7 février et l’annonce officielle de l’Union européenne de maintenir la Tunisie sur la liste des juridictions à haut risques, des mesures avaient déjà été prises. “Les ressortissants tunisiens font déjà l’objet d’une vigilance renforcée”, confirme une source au sein d’une ambassade européenne.
Mais ce classement “entraînera l’obligation de contrôles de conformité additionnels des banques qui traitent avec la Tunisie”, explique une source proche du dossier. “Les clients feront l’objet de vérifications supplémentaires. Bien sûr que vous allez vérifier ses papiers d’identité, mais aussi d’où vient l’argent et comment il a été généré”.
Lotfi Hachicha n’y voit pas d’inconvénients. “Et encore, moi je dirais que cette vigilance supplémentaire ne fait pas de mal. Elle évite les problèmes et les risques”, commente le secrétaire général de la CTAF.
Pour l’Union européenne, il s’agit “d’atténuer les risques”, même si aucune directive commune n’est encore définie. Chaque État membre détermine ses propres mesures de vigilance renforcées à prendre envers les ressortissant·es des juridictions jugées “à haut risque”, “conformément aux obligations internationales”.
“Il est important de renforcer l’efficacité de la liste des pays tiers à haut risque établie par la Commission en harmonisant le traitement réservé à ces pays au niveau de l’Union. Cette approche harmonisée devrait se concentrer en priorité sur des mesures de vigilance renforcées à l’égard de la clientèle”, définit un communiqué de presse du Parlement européen. “Ces lacunes peuvent être exploitées par les terroristes pour introduire des capitaux dans le système financier de l’Union ou les en sortir.”
Le secrétaire général de la CTAF estime que les banques tunisiennes sont connues des banques européennes, avec lesquelles elles ont des accords, et que les répercussions se feront uniquement ressentir pour les prochain·es client·es. “Maintenant est-ce que les pays européens vont prendre plus de temps et prendre plus de précautions avec les relations (tunisiennes) ? Moi je pense que non”, considère Lotfi Hachicha.
“Pour nous, (le problème) ce n’est pas la vigilance renforcée en tant que telle, mais c’est plus ce label de ‘blacklist’, ça touche à l’image, ça peut faire peur à l’investisseur.”
Une décision critiquée
Au Parlement européen, le jour du vote, plusieurs député·es se sont élevé·es contre la volonté européenne d’inscrire la Tunisie sur liste noire. “Plusieurs députés européens se sont plaints de la Commission, qui a ignoré les récents efforts de la Tunisie”, commente l’attachée de presse de l’Union européenne Hyun-Sung Khang.
L’eurodéputée Marie-Christine Vergiat a déposé une objection au nom de son groupe parlementaire sur la présence de la Tunisie au sein de cette liste. “La question n’est pas la lutte contre le blanchiment d’argent ou le financement du terrorisme. Nous sommes tous d’accord pour aller de l’avant. C’est une question d’affichage et de priorités en ce domaine”, explique l’eurodéputée lors de son allocution.
“La liste noire en question ne comportait début décembre que 11 pays, dont 5 du MENA, tous en guerre. Afghanistan, Irak, Syrie, Yémen, plus l’Iran mais pas la Libye ni aucun (pays) du Golfe. Que vient faire la Tunisie là-dedans ? On nous dit en off bien sûr que d’autres vont venir y compris des pays européens. Permettez-moi d’être sceptique.” L’eurodéputée a également déploré le fait que l’image de la Tunisie serait touchée par sa présence dans ce classement.
Malgré cette opposition, le Parlement européen a difficilement tranché le 7 février : il confirme l'inscription de la Tunisie dans la catégorie des pays à haut risque pour la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, tout comme le Sri Lanka et Trinité-et-Tobago. À 19 voix près, son inclusion sur la liste aurait été rejetée.
Une décision difficilement acceptable pour la Tunisie. “L’Union européenne liste des pays, alors que ce n’est pas sa compétence, c’est celle du GAFI”, avance Lotfi Hachicha.
Pour établir ces listes, l’Union européenne se base en effet sur les travaux d’un groupe d’actions financières, le GAFI, chargé de relever les défaillances des pays en matière de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme.
“Nous considérons que l’acte des européens est un acte abusif à tout point de vue, irresponsable par rapport à la réalité du pays, et par rapport aux enjeux de cette démocratie, aux enjeux de la relation privilégiée des pays de l’Union européenne et de la Tunisie.”
Sortir de la liste : les critères du GAFI
Comment la Tunisie peut-elle sortir de cette blacklist ? “On n’a aucun contrat au niveau des procédures (de sortie) avec l’Union européenne. C’est elle qui a pris cette décision unilatéralement, elle n’est pas une instance d’évaluation ni de notation”, commente le secrétaire général de la CTAF, “Ils disent que lorsque le GAFI retirera la Tunisie, ils feront (de même) rapidement.”
Contrairement au classement de l’Union européenne, l’inscription sur la liste du GAFI n'entraîne aucune conséquence. Le groupe d’actions financières donne uniquement son avis et aide les juridictions dans leurs démarches de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
Initialement inscrite par le GAFI sur la liste noire des “juridictions à haut risque et non coopératives”, la Tunisie était classée au même niveau que l’Iran et la Corée du Nord depuis le 3 novembre 2017.
La CTAF, seule interlocutrice du GAFI dans le pays, a présenté une requête pour demander une réévaluation du cas de la Tunisie. Contrairement aux deux pays précités, la Tunisie n’est pas un pays “non-coopératif”, avance cette cellule de renseignements financiers, chargée de recevoir les déclarations d’opérations suspectes de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme.
Le groupe d’actions financières accepte alors de faire la distinction entre les “juridictions à haut risque”, et celles “sous surveillance”. La Tunisie fait partie de cette seconde liste depuis le 27 janvier 2018. Le pays est désormais inscrit aux côtés de la Bosnie-Herzégovine, de l’Éthiopie, de l’Irak, du Sri Lanka, de la Syrie, Trinité-et-Tobago, du Vanuatu et du Yémen.
Selon ses nouveaux critères, le GAFI évalue “la conformité technique aux recommandations et l'effectivité des structures ou mesures” par le biais de 40 recommandations. “On est arrivés à un résultat de 26 recommandations (valables)”, commente Lotfi Hachicha, le secrétaire général de la CTAF, “et aujourd’hui on est à 27, avec le gel des avoirs des terroristes. Le décret a été publié le 4 janvier 2018”.
Ce texte de loi faisait partie des demandes formulées par le GAFI envers la Tunisie lors de son évaluation. Il consiste en la mise en place de listes de personnes considérées comme terroristes et permet le gel de leurs biens.
Malgré ces efforts, d’autres aspects ont été jugés partiellement valables ou non-conformes aux exigences du groupe, particulièrement ceux en rapport avec le financement du terrorisme et des organismes à but non lucratif.
Les défaillances principalement visées sont “les insuffisances en matière de supervision du secteur financier et des professions financières non désignées* et le manque de transparence des registres commerciaux”, détaille une source proche du dossier.
Ces critiques avaient déjà été mentionnées en décembre 2017, lors de la publication du rapport d’évaluation mutuelle de la Tunisie. Il indiquait également les différentes améliorations à mettre en place : “le système tunisien est toujours incomplet dans son application des sanctions financières ciblées qui restent associées au développement des moyens nécessaires pour l’application de chaque sanction”.
Toutes les juridictions n’ont pas encore été évaluées suivant les nouveaux critères du GAFI. “Ce résultat n’est donc pas, à lui seul, la preuve d’un système moins performant que celui du reste des pays de la zone”, confie une source au sein d’une ambassade européenne.
Afin d’aider les juridictions à répondre à ses nouvelles exigences, le groupe d’actions financières leur a fait parvenir le détail des différents points à améliorer. Pour la Tunisie, plusieurs axes ont été mentionnés dans un plan d’action en cinq points, dont le contrôle des associations. “Nous l’avons accepté directement. Les cinq points qui sont inscrits dans le plan d’action, nous les avions déjà inscrits dans le National Risk Assessment (avril 2017). Ça ne nous a pas surpris, nous en sommes conscients”, explique une employée de la CTAF.
Ce plan d’action arrive à échéance en janvier 2019, et “le gouvernement (tunisien) est en train de le mettre en place”, détaille le secrétaire général de la CTAF. “Le renforcement du Conseil du marché financier, c’est bon, ça marche. Le mécanisme de gel des avoirs des terroristes, c’est fait. La mise en place de l’approche basée sur les risques, c’est déjà fait. Avant fin mars, je pense que le Conseil général des assurances, le Conseil du marché financier ou bien la Banque centrale commenceront à faire leur inspection sur le travail basé sur les risques”.
En ce qui concerne la CTAF, le plan d’action du GAFI recommande un renforcement des ressources humaines afin de lutter plus efficacement contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
“C’est déjà fait”, assure Lotfi Hachicha, “et il y aura 12 personnes qui viendront à la suite d’un concours qu’on a lancé ces derniers jours”. En 2017, la CTAF a pu traiter et transférer aux autorités concernées environ 150 déclarations de suspicions de blanchiment d’argent. “On estime qu’avec le renforcement des ressources humaines qui viendra, on commencera à avoir une cellule respectable en termes de moyens”.
Au niveau de la transparence, certaines lacunes sont également pointées du doigt. Par exemple, il est long et difficile de trouver les informations sur le ou la propriétaire effectif·ve d’une entreprise dans le registre du commerce avec le système actuel, “particulièrement quand ce sont des sociétés étrangères qui sont concernées”. Le plan d’action du GAFI prévoit une simplification de la recherche de ces personnes, afin de gagner en efficacité et en temps.
“Les banques n’ont pas de mécanisme pour vérifier les informations déclarées (par les institutions)”.
Un autre aspect de la transparence concerne le secret bancaire. Les banques, notées en risque “relativement élevé” en matière de blanchiment d’argent dans le National Risk Assessment, ne sont pas tenues de divulguer les informations de leurs client·es à quelques exceptions près, comme pour les services de l’administration fiscale, des douanes, ou en cas de jugement pénal ou soupçon de blanchiment d’argent. Dans tous les cas, il est nécessaire d’avoir l’avis d’un·e juge pour permettre cette opération.
Dans le projet de loi de finances 2017, un des articles proposait sa levée. Il a finalement été rejeté par la majorité des député·es, mettant en avant qu’il n’était pas compatible avec la loi sur la protection des données personnelles. Pour le secrétaire général de la CTAF, l’adoption de la levée du secret bancaire n’aurait pas joué dans le classement du GAFI, “ça concerne l’administration fiscale, c’est pas le blanchiment d’argent qui est concerné”.
La Tunisie a jusqu’à la fin de l’année 2018 pour se conformer aux exigences du GAFI. “Mais le gouvernement a pris la décision d’en finir avant cette date. Maintenant toutes les parties concernées sont à pied d’œuvre pour la respecter” explique Lotfi Hachicha. Selon lui, si toutes les mesures sont prises à temps, la Tunisie devrait demander une visite de contrôle au GAFI en juin, pour envisager sa sortie de liste.