Ce soir de septembre, pour le lancement de la bibliothèque, une soirée était prévue dans le café culturel Liber’thé. Du coin de la rue d’Iran, dans le quartier Lafayette, la rumeur montait. A 18h le café était plein et chacun se préparait à monter sur scène : pour un mot de présentation ou de remerciement, pour une lecture de texte ou pour un slam.
C’est Rahma Beldi, en maîtresse de cérémonie, qui a pris la parole la première.« Bienvenue à tous ! L’association Culturelle de Création et Réflexion Optimiste est heureuse de vous accueillir pour l’inauguration de notre bibliothèque » lance la présidente de l’association ACCRO, à la salle pleine à craquer, après avoir demandé un peu de calme. Il y a de l’effervescence dans l’air. Les invités sont nombreux, tout comme les habitués des lieux, tous entassés dans tous les coins du café, sirotant jus de fruits et boissons chaudes.
Rahma présente la bibliothèque et remercie chaleureusement toutes les personnes qui ont donné un coup de main pour que ce projet voit le jour. Puis Ghassen Labidi prend le micro pour présenter le programme culturel du mois d’octobre du café Liber’thé. En plus d’être l’un des jumeaux cofondateurs du lieu, il est vice-président de l’association ACCRO.
2000 ouvrages
Ce soir-là, c’est la bibliothèque qui est dévoilée en même temps que le programme du mois d’octobre. Dans le fond du café, sur deux pans de murs, des étagères débordant de livres ont été installées. En tout ce sont 2000 ouvrages dans 6 langues qui sont à disposition des adhérents. Pour créer ce fond un appel a été lancé aux âmes charitables. Une fois la récolte faite, pendant un mois, les livres ont été triés. Le listing des livres doit rapidement être mis en ligne. Romans, cinéma, photographie… chaque lecteur pourra trouver de quoi se nourrir.
Café culturel
Cet événement n’est pas le premier du genre car le Liber’thé n’en est pas à son coup d’essai. Le café culturel, lancé en 2011 par les jumeaux Labidi, est un repère de la culture alternative, ouvert à tous et prêt à accueillir les nouvelles initiatives. Ghassen est comptable de formation, Mohamed Lassaad ingénieur informatique. En 2010 alors qu’ils ont « une vie rangée » ils réfléchissent à lancer un projet. Leur passion pour la culture et leur frustration face au manque de possibilités culturelles les emportent, raconte Mohamed Lassaad. Les voilà qui s’embarquent dans l’ouverture d’un café culturel.
« Plus jeunes, on était accro à la vie culturelle. Même s’il y avait peu de choses à faire à Tunis, on allait à tous les événements où l’on pouvait se rendre », se souvient-il.
Quand les frères louent le local en 2010 il était insalubre. Il leur a fallu 3 mois de travaux pour le remettre en état, alors que toutes les activités étaient suspendues en Tunisie car la révolution battait son plein.
Ghassen Labidi explique que le lancement a été compliqué financièrement, mais que c’est en s’accrochant à l’aspect culturel que le projet a réussi à décoller:« On a commencé par créer des événements, plus de 400 au total depuis 2011 : concerts, projections de films, expos de peintres, d’illustrateurs, d’auteurs de BD… nous en sommes à la 51e exposition ».
« Il y a du travail derrière, nous restons tard pour faire tourner le café, pour organiser les événements, pour accrocher les expos… Mais c’est notre bébé, donc on donne de nous-même », raconte Mohamed Lassaad.
« L’idée c’était de faire un endroit avec des rendez-vous culturels et artistiques, car cela nous manquait quand on était étudiant ». Comprendre : étudiants sans le sou, ici vous pouvez découvrir, réfléchir, créer, chanter… la porte est ouverte à tous. C’est d’ailleurs le slogan du lieu : Culture pour tous.
« Ce n’est pas facile de faire une sortie quand on est étudiant à Tunis. Ici les événements sont gratuits, il suffit de venir pour assister à un concert, voir un film, participer à un événement ». Une petite révolution culturelle en marche dans une ville en mouvement et où les initiatives de chacun comblent le vide béant que creuse l’absence de volonté publique de développer la culture. On voit alors émerger idées, talents et volontés.
Le lieu est convivial, met vite à l’aise et l’ambiance pousse chacun à s’essayer à la scène. Tables et chaises sont faites de récup’ de palettes, les prix des consommations défient toute concurrence. Différentes population s’y croisent : les jeunes du centre-ville ont un lieu où venir, sans devoir s’exiler en banlieue dans des cafés hors de prix et ceux des quartiers résidentiels de Tunis se déplacent pour assister à un événement. Le programme chargé du mois d’octobre, avec 17 événements organisés, a réussi à fidéliser et attirer encore plus de monde. Le mois de novembre en a compté 13. En décembre les habitués pourront se retrouver autour de 12 moments : cinéma, slam, expo, café philo…
« Une communauté se crée ici, elle est de plus en plus avertie et c’est ce que nous voulons : que les jeunes réfléchissent et qu’ils reviennent dans les endroits de culture, qui ont été désertés pour les cafés où on regarde la télé et fume des chichas. Notre idées c’était de créer une alternative aux simples cafés de consommation », explique Ghassen.
Créer une association pour pouvoir exister
Rahma Beldi a débarqué au Liber’thé en 2012 : « A l’époque il y avait quatre tables et pas de machine à café, on se préparait des ‘nescafé’ » sourie-t-elle. Avec l’équipe, le courant passe. Alors les soirées s’improvisent autour de diffusion de films ou d’organisation de concerts. Voilà comment la jeune femme se retrouve embarquée dans l’aventure du café culturel.
« Petit à petit une communauté d’artistes s’est créée, chacun apportait ce qu’il pouvait comme cotisation… on a monté la scène… petit à petit… mais c’était difficile faute de moyens ». C’est avec le temps que l’idée de l’association a vu le jour raconte-t-elle.
« On a eu beaucoup de mal avec le café culturel au début car le statut n’existe pas… la police venait pour interrompre nos activités. Donc pour légaliser l’activité nous avons créé l’association. Et puis avec une structure associative nous pouvons lever des fonds pour notre programmation culturelle de l’année », explique Ghassen.
L’association a plusieurs objectifs dont ceux de créer une dynamique culturelle dans le pays, aider les artistes dans leur réflexion et création ou encore rendre l’art et la culture accessibles à la jeunesse tunisienne.
« Notre idée est de vulgariser et démocratiser la culture. Car en Tunisie, comme ailleurs, ce domaine reste élitiste. Aller voir une pièce de théâtre à 10 ou 12 dinars, un concert à 30… ce n’est pas évident pour tout le monde. Nous travaillons là-dessus, tout en étant exigeants dans le choix des projets artistiques que l’on ramène au Liber’thé », précise Med Lassaad. Et finalement c’est une communauté artistique qui commence à prendre forme, à force d’années de travail à rassembler, si bien qu’il n’est pas si compliqué pour l’équipe du Liber’thé, en partenariat avec ACCRO, de permettre à des créations artistiques alternatives de se produire.
Toutes disciplines bienvenues
Dans le café toutes les activités sont bienvenues. Sur scène Ghassen énumère les événements prévus en octobre, à l’ouverture de la saison culturelle. Au programme, des projections hebdomadaire de films, avec chaque mois, un pays ou une région mis en avant et un penchant pour le cinéma d’auteur « car nous promouvons la culture alternative », explique Ghassen. Des concerts sont projetés ou en live et des soirées slam sont proposées pour faire la part belle à la musique, en plus d’un travail sur la création et la réflexion avec des ateliers d’écriture pour femmes de l’association Notre Dame des Mots ou encore des cafés philo.
« On a lancé le café philo sans savoir si ça marcherait. Mais ça a pris de l’ampleur au point de se retrouver avec la salle pleine à craquer. Les gens venaient nombreux prendre la parole et s’écouter, sur des sujets compliqués ». Ainsi au mois d’octobre la thématique choisie était : Pourquoi la guerre ?
Et puis Ghassen n’est pas peu fier de parler d’une initiative qui est une première dans un café tunisien : du théâtre d’improvisation, une création théâtrale sans texte préécrit et sans répétitions de la part des comédiens.« L’idée est de créer une troupe de théâtre d’ici la fin de l’année, en intégrant des membres petit à petit », explique le jeune homme.
Création et réflexion optimistes
En arabe, le nom exact de l’association est « positif » mais lors de la traduction en français c’est le terme optimiste qui a été retenu :
« On sent que 5 ans après la révolution, tout le monde est un peu déçu. Nous voulons plutôt encourager l’idée qu’il faut continuer à avancer, créer, il faut aller de l’avant et continuer à réfléchir, c’est une manière de trouver des solutions », précise Ghassen.
L’idée de café culturel n’était pas ancrée dans l’esprit du public. « C’est avec le temps que les jeunes qui venaient au café ont compris qu’ils devaient s’impliquer. C’est ainsi que beaucoup se sont dévoilés ici, en montant sur scène. » Et Ghassen de citer Mehdi Mahjoub, Sabrine Ghannoudi ou encore Anis Chouchen, qui ont débuté sur les planches du Liber’thé.
Finalement le Liber’thé et ACCRO sont un beau pied de nez au pessimisme de beaucoup et aux tentatives de rétropédalage de certains. L’incubateur artistique, au nom choisi en pleine révolution, est un lieu de confiance où il fait bon partager ses idées et espérer ensemble.