Mais si elles peuvent participer à une prise de conscience collective et à la sensibilisation de l’opinion publique au processus de restauration d’une mémoire souvent occultée, ces auditions ne seront que la partie visible du travail titanesque que doit achever l’Instance à l’issue de ses quatre ou cinq années de mandat.
Plus de 60.000 dossiers à traiter
Plus de 60.000 dossiers ont été déposés à l’IVD à la clôture des dépôts, en juin 2016. Ce n’est alors que le début d’un long périple, commençant par le tri et la numérisation de chaque dossier, pour s’achever par un éventuel jugement, le rétablissement de la vérité, l’indemnisation des victimes, la reconnaissance des violations ou encore la réconciliation.
A la fin du mois d’octobre 2016, les employés de l’IVD sont parvenus à trier environ 90% des dossiers déposés. Près de 8% de ces dossiers ont été rejetés car ils n’entrent pas dans le mandat de l’Instance.
Parmi ces dizaines de milliers de cas recensés, plus des ⅔ concernent des hommes, contre seulement 23% de femmes. 30 dossiers de “régions victimes” (localités, villes, gouvernorats marginalisés) ont également été déposés.
Répartition des dossiers par région
Après Tunis, avec près de 8.000 dossiers, les régions historiquement explosives de Gafsa et de Kasserine sont celles dont sont originaires le plus grand nombre de dépositaires (plus ou moins 6.000 chacune). Le gouvernorat de Zaghouan est le moins représenté avec moins de 400 dossiers déposés.
1,7% des dossiers proviennent de Tozeur, mais la région est une des seules à compter plus d’1 dossier par 100 habitants. Le plus grand taux de dossiers par habitants est enregistré à Gafsa (1,86%), devant la “région victime” de Kasserine (1,33%).
32 types de violations
Parmi les 50.000 dossiers triés, 32 types de violations ont été répertoriées. Plus des ¾ se rapportent aux droits humains civiques et politiques, dont les “violations graves” (selon l’article 8 de la loi relative à la Justice transitionnelle) comme l’homicide volontaire, le viol et toute autre forme de violence sexuelle, la torture, la disparition forcée et la peine de mort sans garanties d’un procès équitable.
Les premières auditions publiques seront consacrées exclusivement aux témoignages relatifs à ce type de violations.
Les arrestations abusives et l’emprisonnement sont les atteintes les plus récurrentes, avec 13.752 cas recensés, devant les atteintes à la liberté d’expression, les cas de torture ou encore les atteintes à l’intégrité physique.
603 cas d’homicides, 194 disparitions forcées et 61 condamnations à mort sans garanties d’un procès équitable ont également été répertoriés, en plus de 355 viols ou agressions sexuelles.
La répression du pouvoir en place ne se limitait pas aux atteintes à l’intégrité physique, mais pouvait aussi prendre la forme de restrictions administratives, vestimentaires ou de circulation. Les nombreux obstacles rencontrés par les victimes dans l’accès au travail, à l’éducation, aux soins ou même à la culture faisaient également partie des outils d’oppression communément cités. Par ailleurs, 4166 cas de corruptions et de détournement de fonds publics sont à relever.
Femme et victime: Une double peine
En juillet 2015, seuls 12% des dossiers concernaient des femmes victimes de violations. Un an plus tard, ce taux s’élève à 23%. Cette proportion relativement faible ne signifie pas forcément que la répression ait touché plus d’hommes que de femmes, selon Ibtihel Abdellatif, membre de l’IVD et présidente de la Commission femmes.
“Nous avons fait un grand travail de sensibilisation, au début elles n’avaient pas confiance, elles avaient peur que leurs proches soient mis au courant, surtout dans les petites villes où tout le monde se connaît”, explique-t-elle.
La garantie du secret, une priorité pour ces femmes victimes qui ont peur du regard de leur entourage et de la société. La commission femmes a mené en ce sens un certain nombre d’études qualitatives avec des groupes de victimes à Tunis et à Sfax, avec la collaboration de l’université canadienne York.
La majorité des femmes victimes interrogées ont indiqué que leur principale peur quant à leur participation éventuelle aux auditions publiques était leur famille. La peur de la société arrive en deuxième position, devant l’Etat et le coupable des violations.
“Quand il sort de prison, l’homme est considéré comme un héros, alors que les femmes sont confrontées au jugement de la société. Il y a une femme dont le mari était prisonnier politique. Ce dernier l’a quittée parce qu’elle a été violée devant lui”, déplore Mme Abdellatif.
Les violations commises sur les femmes sont similaires à celles des hommes, mais dans des proportions sensiblement différentes.
Sur quelque 950 femmes auditionnées à huis clos (à fin octobre), 635 atteintes au droit au logement ou violations de domicile ont été recensées. Dans de nombreux cas, un membre de leur famille a subi la répression du pouvoir en place qui harcelait également les proches de leur victime.
“Au début, elles ne se considéraient pas comme victime à part entière, leur mari ou leur fils ayant déjà déposé un dossier, alors qu’elles ont dû se sacrifier parfois plus que les hommes. Malgré les difficultés, ce sont elles qui se sont occupées de leur famille, qui ont tenté de travailler pour subvenir aux besoins de leurs enfants, qui amenaient le couffin à leur mari…”
Elles sont 350 à avoir été violées ou sexuellement agressées et 201 à avoir été torturées. Ces auditions ont également révélé 486 cas d’atteintes au droit vestimentaire (particulièrement le port du voile), 444 restrictions au droit du travail mais aussi 327 arrestations abusives ou emprisonnement. 41 d’entre elles ont été forcées à divorcer de leur mari, une méthode de répression encore peu connue.
L’Etat sur le banc des accusés
Dans le cadre d’un processus de Justice transitionnelle, les auteurs des violations commises sont en grande majorité des représentants du régime autoritaire ayant précédé une période de transition démocratique ou agissant en son nom.
L’Etat, représenté par le Chargé des contentieux, est donc logiquement le principal accusé, que ce soit pour les violations liées aux droits humains ou les cas de corruption financière, administrative ou de détournement de fonds publics. Dans ce dernier cas, il est aussi la principale victime.
Sur plus de 50.000 dossiers triés, près de 6.000 ont trait à des demandes d’arbitrage. Le cas le plus médiatisé à ce jour étant celui de Slim Chiboub, gendre du président déchu Zine El Abidine Ben Ali, avec lequel une convention a été signé dans le but de restituer des avoirs spoliés.
“Il n’y a pas que lui, plusieurs membres de la famille de Leïla Trabelsi (femme de Ben Ali) ont aussi déposé des demandes d’arbitrage”, précise Seif Soudani, responsable de la communication à l’IVD.
L’Instance peut aussi proposer un arbitrage aux auteurs présumés sans que ces derniers n’en fassent la demande. Mais le principe de redevabilité n’est pas toujours facile à obtenir. Ainsi, l’IVD dénombre 22 refus d’arbitrage dans les cas de corruption. Le chargé du contentieux de l’Etat a aussi refusé 59 arbitrages sur des cas de violations des droits humains.
Ilyes Ben Sedrine, avocat et chargé de dossiers d’homicides, de condamnations à mort et de disparitions forcées explique le processus: “Dès que le dossier arrive, on informe les ministères concernés. Lorsqu’il est constitué, on appelle les témoins, les coupables présumés puis on rappelle la victime dans la phase d’instruction pour tenter de recouper certaines informations”.
Concernant les dossiers d’homicides qu’il traite, la grande majorité des “bourreaux” appartiennent au corps du ministère de l’Intérieur et de la Défense, dont certains sont encore en poste tandis que d’autres sont décédés. “Les bourreaux ne viennent pas facilement. Mais après deux ou trois invitations, ils finissent parfois par se présenter”, précise l’avocat.
Avec les centaines de cas qu’il a dû étudier dans le cadre de son travail d’investigation, Ilyes Ben Sedrine redessine la carte de la Tunisie et son Histoire, selon les types de violations ou les méthodes de répression.
“En 8 mois j’ai redécouvert l’Histoire de mon pays”.
“Il y a des techniques de torture qui n’existaient pas encore dans les années 60 et d’autres qui sont spécifiques à certaines régions. On pourrait presque deviner la période et la région où se trouvait la victime selon les méthodes de répression décrites!”, assure-t-il.
La recherche: 16 groupes ou événements compilés
Afin de consolider le travail d’investigation et d’auditions, d’autres équipes au sein de l’IVD mènent en parallèle un travail de recherche, épluchant documents et ouvrages historiques en rapport avec la période couverte par la Justice transitionnelle.
Un “ mapping” des principaux événements et groupes réprimés entre 1955 et 2013 est en cours d’élaboration et devrait être mis à jour et affiné selon les informations obtenues. A ce jour, 16 grands groupes ou événements historiques ont été dégagés (initialement 18 mais certains ont été rassemblés).
Dans ce “ mapping”, plusieurs courants politiques sont cités, allant des yousséfistes et nationalistes arabes aux islamistes, en passant par un large spectre de la gauche et de l’extrême gauche tunisienne. Si le nombre d’islamistes recensés est bien plus élevé que celui d’autres courants, on dénombre le plus de morts dans les rangs des yousséfistes.
Les violations subies par certains groupes ne sont pas limitées dans le temps, tandis que d’autres événements importants se sont déroulés sur une courte période (la révolte du bassin minier en 2008 ou les “émeutes du pain” en 1984). Certains événements ou groupes peuvent également se croiser. C’est le cas notamment de l’interdiction du port du voile qui est en lien avec la répression des courants islamistes, particulièrement depuis l’accession au pouvoir de Ben Ali.
Un des “ événements” couvre la révolution tunisienne du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011. Si un nombre de victimes est donné, le nombre de morts n’est quant à lui pas communiqué, la liste n’ayant toujours pas été rendue publique près de 6 ans après le déclenchement de la révolte.
Le découpage des violations par événements ou groupes servira aussi à déterminer les critères de sélection des victimes lors des auditions publiques, afin de couvrir la majorité des périodes et des courants concernés.
Des milliers d’heures d’écoute
Au centre de ces compilations, qualifications de violations et autres travail de recherche, se trouvent les écoutants. Ils sont les premiers collecteurs des fragments de la mémoire collective. Après le dépôt et le tri des dossiers, chaque victime est appelée pour une première audition à huis clos, au sein des bureaux de l’IVD. Pour beaucoup, ce sera la première fois qu’elles racontent leur histoire. Ces séances constituent la base du travail d’investigation et de recoupement d’informations.
Chaque audition dure de plusieurs heures à plusieurs jours. Dans chaque bureau d’écoute, au moins deux personnes sont présentes, un juriste et un spécialiste en psychologie ou en sociologie. L’IVD compte à ce jour près de 200 écoutants pour une centaine de bureaux d’écoute, dont 45 dans les régions. Plus de 10.000 personnes ont été auditionnées.
“Petit à petit, au fil des séances d’écoute… torture, viols, arrestations…, tu reconstitues ce qui s’est passé, année après année. Et tu cherches plus de détails sur internet, dans les livres et tu arrives à savoir ce qui s’est passé lors de tel ou tel événement”, témoigne Khouloud Ben Maïz, psychologue.
Ce 17 novembre 2016, des victimes sortiront de l’ombre des auditions à huis clos pour préserver la mémoire. Hommes et femmes, de différentes régions, différentes expériences et différentes époques, vont témoigner devant des milliers de spectateurs et téléspectateurs, pour l’Histoire.