En manque de matière première
Wassila Lachtar, est “désespérée par sa situation”. Après plus de 20 ans de travail dans le textile, cette femme de 50 ans se retrouve au chômage et ne sait pas comment subvenir à ses besoins. Son mari et son fils sont pêcheurs, et leurs revenus ne suffisent pas. “J’ai une famille, des dettes… On n’arrive pas à joindre les deux bouts”, explique-t-elle, au bord des larmes. En attendant de trouver du travail, Wassila a transformé son garage en petit magasin d’objets récupérés. Sa moto, qu’elle utilisait quotidiennement pour se rendre à l’usine, encombre désormais le couloir de sa maison. Depuis la fermeture de Mamotex et l’ouverture de son dépôt-vente, l’engin est laissé à l’abandon.
A l’écart du centre-ville de Chebba, dans un quartier calme, Leila Deyyek montre le chantier de sa maison en construction. Les fondations ne sont pas encore terminées, mais l’ancienne ouvrière imagine déjà avec enthousiasme l’agencement de sa future habitation. Cette mère de famille a travaillé toute sa vie dans des usines de textile dont 20 ans à Mamotex, avec Wassila. “Malgré mon salaire de 500 dinars, j’ai réussi à élever mes 3 enfants”, dit-elle fièrement. “Ils sont maintenant médecin, doctorant et responsable commercial. Au moins ils auront une meilleure situation que moi !”, assure-t-elle.
En janvier 2016, Leila, Wassila et leurs collègues se sont unies pour protester contre leur patron, Mounir Idriss. Ce dernier venait de leur annoncer que la prime de fin d’année ne serait pas versée et qu’il n’avait plus les moyens de les payer. Selon lui, l’entreprise se porte mal depuis les soulèvements de 2011, à cause de la situation économique et des demandes des ouvrières. “Elles ont commencé à demander de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires. Je n’étais pas en mesure de répondre à leurs demandes car le marché du textile traversait une période creuse. Tous les problèmes ont commencé lorsqu’elles se sont syndiquées”, justifie le directeur.
C’est l’humiliation de trop pour ces femmes qui ont alors décidé de s’organiser et de manifester pendant plusieurs semaines. Après plus d’un mois de lutte, un accord inédit est signé entre le gouvernement, l’UGTT et le patron de l’usine. Les 67 ouvrières ont obtenu l’autogestion de l’entreprise afin de se rembourser elle-mêmes leurs salaires à partir des bénéfices… Une première en Tunisie.
Mais la bataille n’est pas encore gagnée pour ces travailleuses en sursis. L’entreprise Sodrico, tenue par le cousin de M. Idriss, est à la fois approvisionneuse et cliente de Mamotex. Ce fournisseur s’était oralement engagé à leur livrer la matière première. Mais le propriétaire s’est finalement rétracté et refuse désormais de faire parvenir les tissus nécessaires à la confection des produits. Selon Sabri Ben Kileli, avocat de Mamotex et Sodrico, l’entreprise craint “que la marchandise ne soit prise en otage” et “que les commandes ne soient pas réalisées dans les temps”. C’est un retour à la case départ pour les ouvrières.
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Le recours à la justice
Plusieurs travailleuses, en particulier les plus jeunes, ont préféré chercher du travail ailleurs. Une dizaine d’entre elles ont réussi à retrouver un emploi, contrairement à Wassila. “La situation est compliquée pour les femmes de plus de 30 ans”, explique-t-elle, “Les autres entreprises de textile ne veulent embaucher que des jeunes, ils savent que c’est un travail ingrat et prenant. Ils ont peur que nous, les femmes plus âgées, réduisions le rendement… Pourtant, c’est grâce au travail de chef de contrôle de Leila, mon travail de formatrice et celui d’autres anciennes que Mamotex a une bonne réputation !” s’exclame-t-elle.
Malgré tous ces obstacles, ces femmes refusent de baisser les bras. En voyant qu’il leur était impossible de reprendre le travail, elles ont décidé, en février, de porter plainte. Elles réclament le versement du salaire du mois de janvier ainsi que leurs primes de rendements, les indemnisations de chômage et les versements de la Sécurité Sociale (CNSS). “On a décidé de porter l’affaire devant le tribunal à cause du manque de bonne volonté de Sodrico et Mamotex”, explique Wassila, “C’était la dernière solution. Nous nous sommes dit qu’il existait peut-être une justice en Tunisie…”
Chaque ouvrière a déposé trois plaintes, environ 150 en tout. Les procès concernant les salaires, les primes et le chômage viennent d’être remportés, tandis que celui de la CNSS a été reporté. Depuis cette première victoire, Wassila garde précieusement le document attestant de cette réussite dans sa poche. Mais elle préfère rester lucide. “Même si nous avons gagné, je n’ai toujours pas de travail, ni d’argent”.
En effet, “même si ces femmes ont obtenu gain de cause, elles ont très peu de chances de recevoir leur argent”, explique Maître Ben Kileli, “L’entreprise a contracté plus de 200.000 dinars de dettes, et mon client ne peut pas rembourser ses employées.” L’huissier de justice chargé de la procédure de remboursement devrait prochainement faire un état des lieux des biens dans l’usine. Mais Leila et Wassila sont persuadées que les machines obsolètes de Mamotex ne rembourseront pas les dettes. Derrière le comptoir de l’huissier, les deux femmes s’impatientent. Elles n’obtiendront rien de plus de lui.
Un « échec » pour l’UGTT
La situation bloquée n’empêche pas Wassila de réitérer ses demandes et de frapper à toutes les portes. Au nom de toutes ses collègues, elle va régulièrement au tribunal de Mahdia pour suivre l’avancement du dernier procès. En parallèle, elle va souvent demander conseil à Bahri Hedili, représentant de l’UGTT à Chebba. Ce syndicaliste joue un rôle d’intermédiaire entre le tribunal et les ouvrières. “Les ouvriers n’ont en général pas d’avocat”, explique-t-il, “Du coup, ils attendent un soutien et un accompagnement de la part de l’UGTT”.
Ce mercredi, à l’arrivée de Leila et Wassila, le bureau de M.Hedili est déjà occupé. Trois ouvrières de l’usine Sodrico se plaignent vivement de leurs conditions de travail et du syndicat de l’entreprise, jugé plus favorable au patronat. M.Hedili les écoute patiemment avant de s’occuper de Leila et Wassila. “Depuis 2011, je suis submergé, je n’ai que ça toute la journée”, soupire-t-il, “mais cela montre que les ouvriers commencent à se syndiquer et à revendiquer leurs droits.”
Cependant, M.Hedili n’a pas plus d’informations concernant l’avancée du procès de Mamotex. “Au final on ne peut pas dire que c’est une réussite pour l’UGTT” commente le syndicaliste, “c’est plutôt un échec dans le sens où on aurait aimé sauver Mamotex. Mais nous avons tiré des leçons, cela restera dans nos archives.”
“On ne peut imaginer tout ce que j’ai donné”
Leila est à présent à la retraite depuis plus d’un an. Cela ne l’a pas empêchée de suivre l’affaire depuis le début. En janvier dernier, lorsque ses camarades ont décidé de protester contre leur patron, elle a fait le choix de rejoindre et soutenir ses anciennes collègues. Leila se devait d’être là, car en 2013, elle a été la première à se syndiquer et à pousser ces femmes à se battre pour leurs droits. « Imaginez des personnes qui travaillent 17 ans, sans contrat, avec un salaire de 120 dinars par mois,” décrit l’ancienne ouvrière. Elle explique que grâce au syndicat, 21 femmes ont pu obtenir des contrats. “Toutes les employées de Mamotex ont fini par se syndiquer ! C’était inimaginable il y a quelque années.”
Malgré son sourire apparent, il est difficile pour Leila d’évoquer les conditions précaires dans lesquelles elle travaillait. Pour ces femmes, ces deux décennies ont été un calvaire. “Au début, le directeur était gentil et motivé. Mais, petit à petit, il est devenu manipulateur, il jouait avec nos émotions, il nous rabaissait”, raconte Leila, “les conditions de travail étaient insupportables. J’ai essayé plusieurs fois de démissionner mais il réussissait toujours à me convaincre en discutant avec mon mari ou mon entourage. Je n’avais pas le choix, je voulais que mes enfants réussissent. Je n’arrive pas à croire que j’ai pu rester 20 ans…”
Wassila ressent de l’amertume à l’égard de son ancien patron. Sous sa tutelle, elle a toujours travaillé dans des conditions déplorables et humiliantes. Cette mère de famille ne peut retenir ses larmes en se remémorant cette période. “Pendant 20 ans, j’ai investi toute ma jeunesse, toute mon énergie dans ce travail et finalement, je ne reçois rien en retour…”
Malgré tout ce ressentiment, au vu de sa situation actuelle, l’ancienne ouvrière avoue qu’elle pourrait retourner travailler avec M. Idriss si l’usine rouvrait ses portes. Le tribunal mène actuellement une étude financière pour déterminer si la faillite de l’entreprise était inéluctable, ou si un redressement économique était possible. Dans ce dernier cas de figure, le directeur pourrait reprendre ses fonctions. Certaines ouvrières seraient même prêtes à abandonner les poursuites et à reprendre leur travail sous sa tutelle, même sans leur salaire de janvier et leurs primes.
Sans trop d’illusions, Leila attend quant à elle les dédommagements prévus par la loi. Elle perçoit 235 dinars de retraite par mois, alors qu’elle devrait recevoir une somme plus conséquente. “Le directeur me payait une partie de mon salaire au noir”, explique-t-elle, “et cette somme de 235 dinars ne correspond pas à mon véritable nombre d’heures de travail.” Il lui est aujourd’hui impossible de contester cette décision en portant plainte car Leila est déjà à la retraite depuis plus d’un an. “Même si j’étais syndiquée, je ne savais rien de tout cela” déplore l’ancienne travailleuse. Cette mère de famille ne percevra probablement jamais cet argent, mais elle considère qu’en confrontant son ancien patron à la justice, Leila a retrouvé “le plus important” : sa dignité.