Janvier 2013. Plusieurs documents du cabinet Mossack Fonseca font état de la création d’une société dans les Îles Vierges britanniques, dont le directeur et unique actionnaire connu est Jamel Dallali. Cette société s’appelle “ Tunisia News Network Radio and Television Limited ”. M. Dallali indique alors être domicilié à El Menzah, dans la banlieue de Tunis.
Un an et demi plus tôt, en juin 2011, la société “Jasmin Prod” dont l’activité principale est la “production audiovisuelle”, est enregistrée au Journal officiel de la République tunisienne. Cette société est domiciliée à la même adresse que celle indiquée par Jamel Dallali pour sa société offshore. C’est aussi la même adresse que celle des studios de la chaîne de télévision tunisienne Tunisia News Network (TNN).
Le miroir sans tain de TNN dans un paradis fiscal
Inkyfada est parvenu à joindre Jamel Dallali une première fois le 4 avril dernier concernant sa société domiciliée dans un paradis fiscal. Lors de cette conversation téléphonique, il nie toutes les informations contenues dans les documents.
“Vos informations sont fausses, je n’ai rien à voir avec cette société”, assurait alors M. Dallali. Une copie de son passeport figure pourtant parmi les documents du cabinet d’avocats panaméen. “ N’importe qui peut avoir le numéro de mon passeport ”, rétorque-t-il. Campant sur ses positions, l’intéressé affirme également avoir quitté TNN.
M. Dallali change de version, une dizaine de jours plus tard, dans un courrier électronique envoyé à Inkyfada le 14 avril où il répond aux questions qui lui ont été adressées.
“La société ‘Tunisia News Network Radio and Television’ a été créée dans le but de conserver le nom commercial de la chaîne. C’est une société inactive depuis sa constitution jusqu’à aujourd’hui et qui n’a aucune activité financière ou commerciale, ni même de compte bancaire. J’en suis l’unique détenteur”, précise M. Dallali.
Selon lui, le choix du cabinet d’avocats Mossack Fonseca a été fait par la société de conseil avec laquelle il travaille habituellement. “L’enregistrement de sociétés de ce type est ordinaire en Grande-Bretagne”.
Comment une société domiciliée dans les Îles Vierges et dont l’existence n’est pas publique pourrait “empêcher une utilisation du nom de la chaîne de nature à porter atteinte à son image”, comme l’avance son propriétaire?
“La création d’une société à l’étranger n’assure pas la propriété de la marque”, explique à Inkyfada Maître Yassine Younsi, Avocat à la Cour spécialisé notamment dans le droit de la propriété intellectuelle. Le propriétaire d’une marque en Tunisie doit d’abord l’enregistrer auprès de l’INNORPI (Institut national de la normalisation et de la propriété industrielle), précise Me Younsi.
Au niveau international, le système de Madrid, sous l’égide de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, “permet d’enregistrer sa marque dans le monde entier et de la gérer dans plusieurs pays en déposant une seule demande internationale et donc assurer la protection de sa marque sur les territoires des 113 pays membres”.
L’enregistrement de Tunisia News Network a bien été effectué pour la Tunisie en octobre 2013 au nom de Jamel Dallali, mais le nom de la marque n’a pas été protégé au niveau international.
Contrairement à ce qu’affirme Jamel Dallali, la création d’une société dans les Îles Vierges n’a donc aucun impact sur la protection du nom de la chaîne. “Il peut enregistrer le nom de sa marque avec une simple demande dans les pays où il souhaite cette protection, sans la création d’une société”, confirme Brahim Latrech, Docteur d’Etat en Droit et également avocat au barreau de Tunis.
Jamel Dallali, Jasmin Prod, TNN… une seule adresse
Jamel Dallali avec sa société offshore “Tunisia News Network”, Jasmin Prod, ainsi que les studios de la chaîne de télévision tunisienne TNN sont domiciliés à une seule et même adresse, à Tunis.
Jasmin Prod n’est autre que la société propriétaire de TNN, la chaîne qui a vu le jour en 2012 et obtenu sa licence auprès de la HAICA en septembre 2014.
Selon le registre de commerce de la société et les documents officiels datant d’octobre 2014 (qu’Inkyfada a pu consulter), Jamel Dallali est l’actionnaire principal de Jasmin Prod, avec 36% des parts. Il était également le directeur général de cette société jusqu’à l’obtention de la licence de TNN. A ce moment-là, le capital de Jasmin Prod est détenu par sept actionnaires et Fathi Jaouadi est nommé Directeur général.
Le Directeur de TNN, ses explications et son lien caché avec les Panama Papers
Jeune directeur de TNN en Tunisie, Fathi Jaouadi a vécu longtemps en Angleterre, pendant la dictature de Ben Ali. C’est là qu’il a fait la connaissance d’une partie de ses futurs associés mais aussi côtoyé des cadres exilés du parti Ennahdha.
Selon lui, le fait que Jamel Dallali ait ouvert une société dans les Îles Vierges britanniques pour “protéger la propriété intellectuelle” de Tunisia News Network est quelque chose de normal. “Pourquoi pas? En Grande-Bretagne, c’est quelque chose de banal. N’importe qui peut créer une société en quelques secondes dans les Îles Vierges”, affirme-t-il le 14 avril lors d’un entretien accordé à Inkyfada.
“Propriété intellectuelle”, “pas d’activité commerciale ou financière ”, “société inactive”… Les mêmes arguments sont avancés pour défendre la création de cette société par son associé. Pour M. Jaouadi, le fait que cette “ propriété intellectuelle” puisse être détenue par une seule personne ne pose aucun problème non plus. En cas de différend, “nous réunirons le Conseil d’administration (de Jasmin Prod) et nous trouverons une solution”, assure-t-il.
Pendant l’entretien, Fathi Jaouadi a salué le travail des journalistes travaillant sur les Panama Papers. “Faites votre travail, même si nous étions cités… heureusement nous n’avons aucun lien avec les ‘documents de Panama’… mais même si c’était le cas, continuez!”, a-t-il lancé.
Après cette rencontre, il s’est avéré que le nom de Fathi Jaouadi figurait dans les documents de Mossack Fonseca. Le 19 septembre 2008, le dirigeant de TNN en Tunisie devient effectivement directeur de Parabro Limited, une “Shelf Company” prête à l’emploi créée quelques mois plus tôt, avec 1000 actions sans valeur nominale. M. Jaouadi était alors domicilié en Angleterre.
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Actions sans valeur nominale
Une action sans valeur nominale (ou no par value share) est une action sur laquelle il n’est pas mentionné quelle part du capital social d’une entreprise elle représente. Elle n’en reste pas moins une action qui, avec toutes les autres, représente le capital social.
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Une “Shelf Company ”
est une société sans activité et pré-enregistrée – dans ce cas par le cabinet d’avocats panaméen – pour être revendue à une personne qui souhaite lancer une société sans passer par les procédures nécessaires pour en créer une.
Aucune information n’est disponible sur les activités de cette société après son acquisition par Fathi Jaouadi. Le 16 avril, ce dernier envoie finalement un courrier électronique dans lequel il donne quelques précisions, avant de menacer Inkyfada de poursuites judiciaires.
“ La société est à but non lucratif et faisait partie d’une campagne humanitaire internationale. Elle a été dissoute dès que la campagne a pris fin, en 2010 ”.
Quelles étaient les activités exactes de Parabro Limited et à quelle “ campagne humanitaire ” fait-il allusion? Pour quelles raisons une société à but non lucratif inscrite dans une campagne internationale serait créée dans les Îles Vierges, à l’abris des regards? Fathi Jaouadi ne donne aucun détail.
Au lieu de cela, il insiste sur le fait que lorsqu’il avait “ enregistré cette société, il était citoyen britannique ”. “ Je me demande donc si, en tant que Tunisiens, cela fait partie de votre mandat d’investigation ”, s’interroge M. Jaouadi.
“ Pour votre propre intérêt, vous devez être conscients que si vous impliquez d’autres organisations, entreprises ou individus à cette enquête, alors qu’ils n’ont rien à voir avec celle-ci et n’y sont liés d’aucune façon, vous risquez des poursuites judiciaires contre vous et vos associés ”, conclut-il.
L’île sans trésor
Si les Îles Vierges sont un paradis prisé par les hommes d’affaires et autres personnes soucieuses de mener leurs activités en toute discrétion, elles n’offrent pourtant pas l’option du secret bancaire aux détenteurs de comptes, contrairement à d’autres pays.
“The money is not here!” (“L’argent n’est pas ici!”), lançait Neil Smith, secrétaire d’Etat aux finances des îles Vierges, au quotidien Le Monde, en 2014, après les révélations de l’OffshoreLeaks, menées cette fois encore par l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ). “Ici, nous enregistrons des sociétés pour des investisseurs dont nous protégeons l’identité. Nous n’ouvrons pas de comptes en banque. (…) L’argent de ces sociétés est au Panama, au Liechtenstein, en Suisse. Parfois même sur des comptes à New York ou Paris”, s’était-il défendu.
Alors qu’est-ce qui incite des milliers d’entrepreneurs à se tourner vers les Îles Vierges? Dans le même article, le quotidien français explique certains avantages liés à la constitution de sociétés fantômes sur ces territoires:
“Une économie virtuelle, un coffre-fort vide… De quoi dédouaner les autorités de leurs responsabilités? Pas selon les experts de la lutte contre l’évasion fiscale. Ils pointent le rôle central des îles Vierges en matière d’enregistrement de sociétés fictives, ces quick ou shell companies, qu’on peut créer en moins de quarante-huit heures. Le droit y est si arrangeant et le secret si bien protégé, qu’il facilite la création de sociétés factices. Même dans celles qui ne sont pas des coquilles vides, l’opacité permet de dissimuler des flux frauduleux”, rapporte Le Monde.
Des “Horizons” en Angleterre aux liens avec des cadres d’Ennahdha
Parmi les sept actionnaires de Jasmin Prod enregistrés fin 2014, quatre d’entre eux figurent dans les informations publiques relatives à une société constituée en Angleterre: “Horizons For Media Productions Limited”, créée en janvier 2010 et toujours en activité.
On y retrouve Salah Oueslati au poste de Directeur, Moumen Bannani, également Directeur du 16 octobre 2010 au 19 janvier 2015… mais aussi Jamel Dallali qui assurera la fonction de secrétaire pendant les deux premières années. “Je n’ai plus aucun lien avec cette société, j’y ai travaillé pendant une courte période dans le passé”, commente à ce sujet M. Dallali dans son mail adressé à Inkyfada.
Le capital de cette société est détenu à parts égales par quatre actionnaires. MM. Oueslati et Bannani, Fathi Jaouadi, actuel directeur de TNN et enfin Lotfi Zitoun, un des cadres du parti Ennahdha qui travaille également dans le domaine des médias.
Quels sont les liens entretenus entre ces quatre actionnaires de Jasmin Prod, maison mère de la chaîne TNN, et Lotfi Zitoun? “ Lotfi Zitoun est un ami. On s’est connus à l’étranger lorsque nous étions exilés politiques. Je n’ai aucun lien avec Ennahdha, j’étais activiste dans le milieu étudiant avant de quitter la Tunisie ”, répond Jamel Dallali.
“ Lotfi Zitoun était chercheur dans cette société. Mais récemment, en 2016, il a été nommé en tant qu’actionnaire, car il fournit un travail conséquent (…) ”, précise Fathi Jaouadi. Même son de cloche du côté de Lotfi Zitoun, qu’Inkyfada a contacté par téléphone le même jour.
“La question de ses activités politiques s’était posée entre nous, mais nous avons quand même décidé de l’intégrer”, avoue M. Jaouadi.
L’actuel Directeur général de TNN explique avoir été lui-même exilé politique en Angleterre, inquiété par le régime de Ben Ali alors qu’il était lycéen. Il dit y avoir rencontré la plupart de ses futurs partenaires, “spécialisés dans les domaines du cinéma et de la télévision”, avec qui il s’associera plus tard pour “Horizons For Media Productions” à Londres, puis Jasmin Prod en Tunisie, la maison mère de la chaîne de télévision TNN.
Durant ces années d’exil, M. Jaouadi avait brièvement assumé le poste de secrétaire au sein de la société Ezzeitouna For Islamic Information LTD, une société créée en 2000 par Rached Kherigi (Ghannouchi), président et leader historique d’Ennahdha, et dissoute en 2003.
“Le fait d’avoir fait la rencontre de Rached Ghannouchi et d’avoir travaillé avec lui dans cette société ne veut rien dire. (…) Aujourd’hui je m’associe avec un islamiste, demain avec un communiste, et alors? Il n’y a pas de conclusions à tirer”, rétorque Fathi Jaouadi.
D’un autre côté, Salah Oueslati, actuel directeur de Horizons For Media Production et actionnaire de Jasmin Prod, a été nommé secrétaire en 2005 du “Maghreb Centre For Islamic Studies”, une société créée en 1994 et dissoute en 2015. Plusieurs personnes ont assumé le poste de directeur de cette société, dont Rafik Bouchlaka (Abdessalem), gendre de Rached Ghannouchi et ancien ministre des Affaires étrangères sous la Troïka. Il a exercé ses fonctions entre 1994 et 1996.
Interrogé sur d’éventuels changements d’actionnariat dans le capital de Jasmin Prod depuis l’obtention de sa licence, le Directeur de TNN a refusé de répondre, prétextant devoir consulter son conseil d’administration.
Les déclarations de Jamel Dallali étaient également ambigües, jouant sur la différence entre le nom de la télévision et sa société mère. Il assure dans un premier temps ne plus faire partie de TNN, avant d’affirmer détenir encore des parts dans le capital de Jasmin Prod. “Il était question que Jamel vende ses parts à un moment, mais je ne peux pas vous en dire plus, c’est à lui d’en parler”, commente Fathi Jaouadi.
L’explosion de la scène médiatique après la révolution a créé un enthousiasme certain et va dans le sens du pluralisme et de la libre expression. Mais l’opacité relative à l’identité de certains propriétaires de médias inquiète encore car la question de leurs intérêts politico-financiers s’est posée à de nombreuses reprises.