De l’ombre à la lumière

Elles sont toutes les deux championnes, l’une en boxe, l’autre en course d’obstacles. Les trajectoires de Wided Younsi et de Habiba Ghribi, faites entre déboires et succès, illustrent le chemin semé d’embûches pour devenir une championne sportive en Tunisie

Par | 07 Novembre 2015 | reading-duration 15 minutes

Disponible en arabe
"J'aime bien être coquette, même pendant une course, je me maquille toujours un peu avant", sourit Habiba Ghribi. C’est une des premières phrases qu’elle lance avant de débuter l’entretien. Les ongles manucurées couleur pourpre, les cheveux lâchés et soigneusement lissés, Habiba ne s’apprête pas à se lancer dans un 3000 mètres steeple. Posée sur le canapé d’un hôtel de Tunis, seule la nervosité de ses jambes fuselées trahit la championne olympique.

Wided Younsi reçoit dans le sous-sol d’une salle de sport de Tunis, transformé en club de boxe. Elle laisse échapper un bref sourire. La jeune femme a failli mettre un crochet un peu trop fort à son adversaire, il a eu le malheur de baisser sa garde. Wided s’est retenue avant le coup. " Sa stratégie, c’est l’agressivité et elle ne s’entraîne qu’avec les hommes". Son entraîneur Ridha Hellali l’observe, et approuve.

La seule pause que la jeune femme s’octroie, c’est pour s’hydrater et réajuster son bandeau, le regard toujours aux aguets, afin de donner des conseils aux débutants qui s’agitent à ses côtés. Elle n’accordera l’interview qu’une fois son entraînement terminé.

A l’hôtel Sheraton, Habiba, elle, fixe franchement la journaliste et s’apprête à parler. L’exercice, elle le connaît, elle y est désormais rodée.

Championne / Battante

Habiba Ghribi. Crédit image : Amine Boufaied.

Wided et Habiba ne se connaissent pas personnellement. Chacune fait son bout de chemin dans le sport tunisien depuis plus de dix ans. Leur seul point commun, être deux femmes avec une carrière de sportive et la rage au ventre pour réussir.

Sinon, tout les oppose. Habiba Ghribi vit une histoire digne des contes américains, une self-made woman née dans la campagne kairouanaise pour atteindre les podiums olympiques. Une enfant qui aimait aller à pied de son village à l’école, devenue une femme qui file au-devant des stades et retourne au pays, comme une fille prodigue. Née dans une fratrie de sept frères et soeurs, elle raconte une enfance bercée par un père amateur de sport et un grand-père champion d’équitation.

"Mon père me parlait de Mohammed Gammoudi, le premier coureur de fond tunisien à avoir remporté une médaille olympique. Il insistait pour m’emmener à l’école en voiture et moi, je voulais toujours aller à pied. La première rupture avec mon monde, ça a été le passage de la campagne à la ville quand j’avais neuf ans et que l’on a déménagé à Sfax, j’ai eu beaucoup de mal à l’accepter."

Wided Younsi, centre de boxe à Manar, Tunis. Crédit image : Amine Boufaied.

Plus question de courir des kilomètres pour écouter les leçons de la maîtresse mais elle découvre vite la course en compétition, par hasard, à 15 ans, en accompagnant une amie à un tournoi de lycée. " J’ai enfilé des baskets et j’ai couru avec elle et d’autres, et j’ai gagné ! Je me souviendrai toujours de cette course et de celle de 2008 aux Jeux Olympiques de Pékin."

La première symbolise l’enthousiasme et la naïveté de la victoire, la seconde, la frustration et l’apprentissage de l’humilité car ni la médaille ni le rêve de podium ne sont au rendez-vous. Le souvenir d’une savoureuse victoire et d’un premier échec, les deux rythmeront la carrière de la championne. Repérée au lycée par un entraîneur, Habiba intègre le club de Radès avec qui elle remporte son premier championnat national puis, part en France s’entraîner avec l’Entente Franconville Césame en région parisienne. Depuis, Habiba Ghribi court pour le bronze, l’argent et surtout les records.

Elle est vice-championne du monde et vice-championne olympique sur le 3000 mètres steeple, devenant la deuxième athlète tunisienne après son modèle, Mohammed Gammoudi, à obtenir une médaille olympique. Sa dernière victoire date de septembre 2015 où elle gagne la Ligue de Diamant à Bruxelles et bat le record d’Afrique dans sa discipline.

Il y a trois ans, elle portait encore un appareil dentaire, timide lors d’une interview sur skype alors qu’elle venait de remporter une médaille d’argent aux championnats du monde de Daegu, en Corée du Sud et la médaille d’argent olympique aux JO de Londres en 2012. A l’époque moins connue qu’aujourd’hui, elle affirmait déjà sa ligne en tant que femme sportive et balayait avec audace les polémiques dans son pays, autour de sa tenue de course jugée "indécente".

Aujourd’hui, un grand sourire aux lèvres, elle ne démord de ses principes et dédie la plupart de ses titres aux "femmes tunisiennes".

"On me dit que je cours en culotte, qu’est ce vous voulez que j’y fasse ? Cela n’empêche pas des femmes voilées de venir me féliciter dans la rue et mes parents sont fiers de moi, c’est tout ce qui compte."

L’autre sportive ne cherche pas la gloire, elle l’a déjà eue à une échelle moins grande qu‘Habiba, en remportant deux championnats mondiaux et plusieurs ceintures. Wided Younsi est championne du monde arabe en boxe française et deux fois championne du monde amateur (en 2004 et 2014). Mais la reconnaissance de son pays lui manque. Son histoire commence aussi comme les success story de l’oncle Tom, mais, elle stagne aujourd’hui dans une triste réalité. Pas de fiche Wikipédia ni de palmarès disponible sur internet comme Habiba, seules les vidéos des combats de Wided prouvent ses performances. Son profil facebook et quelques articles confirment son succès, confidentiel.

Wided aux championnats d’arts martiaux de Gabès en 2015. Wided à Rome, médaillée d’or en 2014.

Wided Younsi appartient au quartier populaire de Kabaria, dans la banlieue de Tunis. Elle vit dans une famille de cinq enfants. La boxe, c’est son quotidien mais aussi un virus, dont elle ne peut se débarrasser. Le milieu dans lequel elle grandit, conservateur et parfois violent, d’autant plus dur quand on est une fille, la pousse à opter pour des sports de “ garçon” comme elle le dit elle-même.

Pendant l’adolescence, après avoir pratiqué plusieurs sports de combat comme le Karaté ou le Taekwondo et regardé les vidéos des combats de la fille du boxeur Mohammed Ali, Laila, elle se tourne vers la boxe. Elle maîtrise vite la boxe française et anglaise en s’entraînant dans des petits clubs et boxer devient une addiction.

"Lorsque je me suis passionnée pour la boxe, personne n’acceptait qu’une fille fasse ce sport, même ma famille n’a pas adhéré. Je me suis souvent disputée avec mon père et il m’est arrivé de faire semblant de fuguer pour obtenir ce que je voulais, boxer. Je passais quelques jours chez ma tante et je continuais à m’entraîner. Ils sont devenus compréhensifs quand j’ai commencé à remporter des titres."

Mais la gloire ne nourrit pas. Douze ans qu’elle boxe quotidiennement, dont huit passés à réclamer un diplôme d’entraîneur au ministère de la Jeunesse et des Sports. Le précieux sésame doit lui permettre d’entraîner des élèves et d’avoir un métier stable, à côté des compétitions, où elle se rend seule, sans défraiements, ni subventions. Autant de tentatives que de refus, sans autres explications que des problèmes de bureaucratie.

"La boxe, aujourd’hui je déteste ça, ça me bouffe et ça ne paye pas. Mais c’est tout que je sais faire maintenant, je ne peux plus reculer. La prochaine fois je vais leur amener mon lot de médailles et mettre toutes mes ceintures d’un coup pour qu’ils comprennent qui je suis. L’année dernière, le 8 novembre, j’ai eu un titre mondial à Rome et le ministère ne m’a donné aucun sou. On m’a dit qu’ils n’ont pas reçu mon dossier."

Wided Younsi en plein entraînement. Crédit image : Amine Boufaied

La détermination et la rage

Au centre de Manar, quartier de Tunis où elle s’entraîne le soir, les coups répétés dans les «sparrings» (entraînement avec un partenaire) de Wided sont moins disciplinés mais tout aussi déterminées que les foulées d’Habiba sur la piste. L’une et l’autre travaillent en solo dans leur discipline. Malgré des coachs fidèles et des entraîneurs entêtés, ces femmes restent seules dans leur discipline à représenter la Tunisie.

"Quand je cours, je réfléchis à ce que je suis en train de faire, à ce que je fais dans la course, où je dois me placer, je me bats et je me parle, 'tu fais ça, tu fais ça', toute la course, je me parle et j’essaye toujours d’être la meilleure."

Elle s’est habituée à se faire une place, en solitaire.

"La dernière course, chaque pays avait deux ou trois athlètes et moi je les voyais soudées ensemble alors que de mon côté, j’étais seule, je me disais qu’elles étaient contre moi et j’essayais quand même de batailler, l’Américaine m’a bousculée, la Kenyanne me serrait de près, c’était une course vraiment 'excitée' tellement les premiers 2000 mètres étaient longs. Tout le monde voulait gagner et à la fin, c’est l’Allemande qui a créé la surprise." 

Pour son nouveau coach, le français Jean-Michel Dirringer, qui l’entraîne depuis un an, Habiba est une rescapée, une survivante sur le plan physique, car elle a su se remettre à niveau après une opération qui aurait pû être fatale pour sa carrière. En 2010, elle subit une opération de l’hallux valgus (oignon) au pied qui aurait dû l’empêcher de revenir sur la piste.

"Elle était consciente des risques de l’opération mais elle l’a fait. Je la suivais de loin depuis dix ans, une chose est sûre c’est une battante. Aujourd’hui, elle a encore des bouts de métal dans le pied mais son dernier record est classé deuxième au monde dans sa discipline. ça tient du miracle." 

Les 75 kilos de muscles de Wided pèsent lourd face aux 52 kilos d’endurance d’Habiba, à 34 et 31 ans, les deux sportives sont à un stade avancé de leur carrière, la période charnière où il faut choisir, soit de continuer en sacrifiant le reste, soit abandonner.

"Le fait qu’elles soient arrivées jusque là tient du miracle car même si le sport féminin a été encouragé sous Bourguiba, ce n’est toujours pas facile d’être une sportive de haut niveau dans une société en majorité musulmane", commente Ezzedine Ben Yacoub qui organise des galas de boxe en Tunisie et en France. Pour lui, Wided et Habiba font figure d’exception à la fois pour la longévité de leur carrière tout comme pour leur résistance.

"Habiba, c’est vraiment la première femme tunisienne à aller aussi loin dans cette discipline, il peut y avoir des exemples similaires du côté marocain ou algérien mais pas en Tunisie, quant à Wided, elle aussi, est seule, avant elle, il y a eu Ahlem Grisset, également championne du monde, mais après elle, je peine à trouver une relève."

Si l’une est dans la lumière tandis que l’autre reste encore dans l’ombre, elles ont la même force dans le regard. Pour Habiba, il y a la pression de faire durer ce succès tardif en rapportant une autre médaille des Jeux Olympiques de Rio. Quant à Wided, il s’agit d’arriver à vivre et à obtenir enfin un geste de son pays.

"Elles connaissent le succès dans un contexte où la situation économique de la Tunisie s’est détériorée donc elles ne peuvent pas attendre beaucoup de l’Etat, c’est leur mérite, avoir su se bâtir grâce à elles-mêmes", témoigne Chaker Belhadj qui suit Habiba Ghribi depuis 2008. Cet habitué du monde du sport tunisien gère la carrière de la demi-fondeuse.

Habiba est méthodique, elle a gagné ses galons, en étant persévérante car elle aussi, a connu la traversée du désert à ses débuts.

"Pendant cinq ans, je n’avais rien, ni les bons équipements, ni les financements, ni les stages adéquats et pourtant j’avais déjà fait des performances."

Malgré ses premiers records dès 2004 et sa médaille d’argent aux championnats d’Afrique en 2006, elle accuse en 2012, la Fédération sportive tunisienne de marginaliser les athlètes qui concourent dans des disciplines individuelles.

"Nous étions six filles sur le circuit et je n’avais pas les bons réseaux. Maintenant, vu que je suis la seule à avoir tenu et que j’ai obtenu des titres mondiaux, les gens s’intéressent à moi. Mais j’ai galèré à cause des problèmes de mentalités dans ce pays, on encourage les filles à faire du sport mais ensuite on ne les soutient pas quand il s’agit d’atteindre un niveau de compétition."

Habiba a acquis de ces années de galères une force mentale rompue à toute épreuve. Elle se prépare, étudie soigneusement chacune de ses adversaires, regarde leurs courses, se renseigne, l’acharnement et la persévérance ont eu raison de ceux qui ne croyaient pas en elle. Pour Wided, c’est la frustration et la colère qui la font avancer sur le ring, c’est ce qui crée sa stratégie, ce qui motive ses coups.

"Quand je monte sur le ring je pense à tous les problèmes que j’ai et je me focalise là-dessus. Et je commence à envier mon adversaire parce que son pays lui a tout fourni pour réussir, pas comme moi qui galère. Et je me dis que ce titre est pour moi, je dois l’avoir pour le rajouter à mon palmarès pourvu que le ministère me réponde. Même le coach, je l’envoie balader parce que c’est moi qui suis sur le ring. Je lui demande juste de me prévenir quand on atteint les trente dernières minutes."

Un contraste par rapport à Habiba qui s’est entraînée avec le même coach pendant quatorze ans, en suivant religieusement ses conseils, avec quatre à cinq heures d’entraînement par jour et aucun faux pas : «Je ne laisse jamais de bouteille d’eau ouverte traîner pendant que je m’entraîne. Le dopage, ce ne sera jamais pour moi.» Et c’est cette discipline de fer qui pourrait lui faire gagner l’or. La jeune femme pourrait bientôt récupérer la médaille d’or olympique de 2012 à la suite de l’annulation des résultats pour cause de dopage de l’athlète russe Yliya Zaripova.

Wided Younsi prête à l’attaque. Crédit image : Amine Boufaied.

Déceptions

Quand Wided frappe, elle frappe fort et sans hésiter. Parfois elle crie, d’autres fois, elle taquine son adversaire. L’ambiance est bonne enfant. Ses collègues masculins la regardent avec respect, les deux seules filles, des débutantes, lui jettent des coups d’œil envieux.

Sa tignasse aubergine et son visage ovoïdale sont dénués d’apparat, la transpiration suit les mouvements de son corps, précis à chaque "kick" (coup de pied). Les perles de sueur encerclent de brillance les piques qu’elle jette parfois à son audience, pour les encourager à faire mieux.

Deux heures d’entraînement collectif trois fois par semaine, hors du ring, Wided se comporte comme une autre boxeuse amateur faute de pouvoir être mieux considérée en tant que professionnelle. Et pourtant la révérence qui se lit dans les yeux de chacun ce soir, montrent qu’elle est bien plus. Après l’entraînement elle enlève son bandeau et se confie, amère:

"Je n’encourage aucune fille à faire de la boxe. Même quand je vois des filles s’entraîner je leur dit 'vous n’avez pas trouvé un autre sport à part la boxe ?' Des hommes étaient prêts à se marier avec moi, et quand ils m’ont demandé de choisir entre eux et le sport, j’ai toujours choisi le sport. J’ai sacrifié mon avenir pour le sport…et voilà où j’en suis."

Repos, régime, discipline

Legging, baskets et T-shirt, Habiba saute dans l’ascenseur pour « se changer ». Séance de musculation quotidienne oblige, la jeune femme veut se mettre en tenue, les vacances ne lui vont pas, l’entraînement lui manque.

Les cheveux relevés et un autre legging plus tard, la jeune femme ne peut s’empêcher de marcher au pas de course jusqu’à la salle. « Je suis en train de perdre mes muscles avec tout ce repos », elle rigole, tâte du bout des doigts sa ceinture abdominale et comme rassurée, se dirige vers l’une des machines.

Habiba s’entraîne dans la salle de musculation de l’hôtel. Crédit image : Amine Boufaied.

"Le repos pour un sportif, c’est le plus important, c’est là où tu récupères et tu prépares tes muscles. Encore plus quand tu cours, il faut savoir courir intelligemment, c’est–à–dire ne pas te fatiguer pour pouvoir terminer."

Autre point commun entre les deux championnes, un régime sec. « Aujourd’hui j’ai mangé un croissant mais c’est exceptionnel », pétille Habiba. Dans tous les sacrifices faits pour sa carrière, la nourriture occupe une bonne place :

"Le matin, c’est confiture, œufs et beaucoup de fruits secs, des figues, des dattes, pendant l’entraînement. Beaucoup de temps de repos, pas de télé, je me douche, je mange, après je dois faire ma sieste, et rebelote, comme un robot, c’est militaire. Mon seul plaisir, un carré de chocolat noir, mais je peux manger tunisien du moment que ce n’est pas piquant. Le couscous aux légumes, c’est très sain pour moi par exemple".

Depuis l’amélioration de son niveau de vie, Habiba peut se permettre de s’occuper de sa famille financièrement et d’avoir sa sœur à ses côtés pour l’aider dans sa vie quotidienne. Selon son manager, son budget annuel est passé de 30 000 dinars à ses débuts à 300 000 pour cette année. Aujourd’hui, une partie est prise en charge par l’Etat, il y a eu les récompenses après les médailles olympiques et le reste, c’est Habiba qui le gagne grâce à ses sponsors et contrats publicitaires (la marque de serviettes hygiéniques Nana en 2013 et Citroen en 2015).

Wided Younsi dans un championnat de boxe en 2008

Pour Wided, c’est encore une autre histoire.

"Avant, je travaillais comme portier à Gammarth, donc la nuit j’étais au boulot, après quand je me réveillais le matin, je m’entraînais à 7h et je reprenais le travail à 20h. C’est avec ça que je pouvais faire des courses en viande et poisson quand je devais préparer un tournoi. Mais je ne peux pas me permettre ce régime au quotidien, je ne change d’hygiène de vie qu’à l’approche d’un tournoi."

Habiba en pleine séance de musculation. Crédit photo: Amine Boufaied.

Médiatisation/Avenir

Habiba soulève un haltère, fait de l’équilibre sur un ballon de yoga, prend la pose à chaque fois, elle se prête au jeu du photographe, elle qui fut longtemps ignorée des objectifs tunisiens. Maintenant, des plateaux télévisés aux hommages rendus par le président de la république, Béji Caid Essebssi, Habiba est devenu un nom dont on se souvient :

"Je pense que les jeunes ont besoin de rêver. Je ne veux pas que les jeunes se disent que partir à l’étranger, c’est la solution pour devenir un sportif de renom, la première qualité qu’il faut avoir, c’est être prêt à faire des sacrifices : sacrifier son temps, sa famille, ses amis et se mettre dans une mentalité pour être un champion."

Pourtant Habiba a fait le choix de partir s’entraîner en France en 2007 avec l’aide de sa famille, une décision difficile mais qui a été un tournant pour sa carrière. "Il y a eu le fait de quitter con pays mais aussi le fait qu’elle ait changé de discipline, de la course de fond, elle est passée au steeple, une course d’obstacles, ça a été dur au début mais à présent, on en voit les résultats", commente son coach. Aujourd’hui, les saisons d’entraînement se passent en Afrique du Sud et dans l’altitude de Font-Romeu dans le sud de la France avec les grandes familles de l’athlétisme français.

Avant de prendre sa retraite, d’envisager de construire une famille, Habiba se concentre sur 2016 et envisage aussi 2020. « Avec son âge, c’est bien qu’elle soit encore motivée surtout sur ses dernières performances mais il faut envisager saison par saison, l’objectif premier étant Rio », conclue Jean- Michel Dirringer. Wided, elle, survit au jour le jour, car la boxe la dévore, quoi qu’elle fasse. Elle ne peut pas se permettre de partir et de laisser sa famille derrière.

"A chaque combat, je me dis que c’est le dernier, et après, c’est plus fort que moi je me retrouve en train de préparer le tournoi suivant. Je regrette d’avoir fait de la boxe, j’aurais dû suivre une autre discipline, peut-être que ça aurait été plus facile pour obtenir une reconnaissance."

Wided s’apprête à faire un enchaînement pieds-poings. Crédit image : Amine Boufaied.

Entre les poteaux de la salle de sport où elle s’entraîne, la boxeuse a l’œil fatiguée mais la parole loquace, comme si s’exprimer lui permettait de soulager un peu sa peine.

"A 34 ans passés, je n’ai pas de salaire, ma mère me donne encore mon argent de poche. Avant de venir au club, elle m’a donné dix dinars pour faire l’aller-retour, entre le taxi et le métro. J’arrive chez moi vers minuit. Les gens de mon quartier croient que je suis très riche, que j’ai un compte bloqué et que je ne veux pas exhiber ma richesse. Quand on me voit faire mes courses au marché on me demande comment ça se fait qu’une championne du monde fasse ses achats au souk."

Vidéo amateur de Wided Younsi en train de s’entraîner en 2013

Pas question de renoncer pour autant. A défaut de représenter une Tunisie qui ne la reconnaît pas , elle reste un modèle pour les jeunes de son quartier :

"Ils veulent que je les entraîne pour perdre du poids. Et aussi, je ne travaille qu’avec les garçons donc je dois leur montrer que je suis forte. Même quand je reçois un coup dur je fais comme si de rien n’était."

Elle dit avoir un fiancé mais ne pas avoir les moyens de se marier. La boxe reste sa seule issue tout comme les futurs championnats à venir, dont un en France en décembre prochain. Quant à Habiba, il s’agit de rester sur sa lancée afin de pas retomber dans l’oubli, si facile, dans la frénésie de l’actualité tunisienne.

Wided, seule femme au milieu des autres boxeurs. Crédit image : Amine Boufaied.

Et les problèmes qu’illustrent les parcours de ces deux jeunes femmes ne sont pas propres qu’à leur discipline. La nageuse Sarra Lajnef, championne également, a dénoncé à plusieurs reprises un manque de soutien de la fédération tunisienne de natation.

Les JO de Rio sont dans le viseur d’Habiba à chaque entraînement. Crédit photo : Amine Boufaied.

"C’est plus un problème de budget et de politique octroyée à ces jeunes championnes qu’un problème de machisme ou de réticence à soutenir des championnes, mais c’est en train de changer", affirme Azdine Ben Yacoub. Dans un pays où le modèle de la " femme tunisienne" est érigé comme symbole de modernisme, Habiba et Wided offrent des images plus réalistes, des femmes battantes et courageuses mais dont les galères montrent aussi les limites de cette émancipation.

"C’est pour cela que la plupart de mes discours et de mes interventions portent sur la femme tunisienne, car nous avons des acquis mais pas dans tous les domaines. Le sport féminin doit être d’avantage encouragé, quelles que soient les disciplines", conclut Habiba.