MAJ- 2 septembre 2015 17h50 : Le groupe des migrants est arrivé à Tunis, après avoir été libéré.
15h45 : Ce matin les migrants étaient à nouveau sur le territoire tunisien. Les forces de l’ordre tunisiennes seraient venus les chercher. A la mi-journée ils disaient être avec la Garde Nationale à Feriana. Depuis les téléphones ne répondent plus. Les organisations de défense des droits de l’homme ont contacté la Garde nationale mais n’ont pas obtenu d’informations.
- Allo ?
- Allo, oui quelqu’un a essayé de m’appeler de ce numéro.
- Bright?
- Oui.
- C’est Sana.
- Ils nous ont emmenés à la frontière algérienne.
Ils nous emmènent de force vers l’Algérie.
- Où es-tu?
- A la frontière algérienne.
- Tu es à la frontière algérienne? Dans quelle ville?
- Je ne sais pas.
- Je vais te rappeler.
Quelques heures plus tôt, à 6h30, il a prévenu Martina Tazzioli, chercheuse italienne, présente à Tunis, que depuis 5h30, lui et 12 autres migrants, étaient à bord de deux fourgonnettes de police, en train de rouler en direction d’une destination inconnue, et qu’ils ne reconnaissaient pas la route menant à Choucha. Dans le groupe des migrants originaires du Soudan, du Nigéria, du Kenya, du Libéria ou encore du Cameroun.
Détenus depuis fin août
Bright Samson était détenu au centre d’accueil et d’orientation de Ouardiya, depuis le 24 août. Arrivé en Tunisie en 2011, après avoir fui la guerre en Libye. Débouté du statut de réfugié, il s’est retrouvé en Tunisie sans statut légal, comme de nombreux autres migrants, ayant fui le conflit et abandonnés à leur sort dans un no man’s land depuis : le HCR a fermé le camp en juin 2013 et les autorités tunisiennes n’ont jamais délivré les cartes de séjour qu’elles avaient promises.
Lundi 24 août, 10 migrants se sont rassemblés devant le siège de l’Union Européenne à Tunis. Ils demandent a être réinstallés en Europe. “La police nous a dit de venir au commissariat, que quelqu’un de l’UE allait venir nous parler. Une fois là-bas ils nous ont enfermé”, témoigne Bright.
Les 10 protestataires sont emmenés au Centre d’accueil et d’orientation de Ouardiya. Contactés, alors qu’ils sont enfermés, les migrants expliquent ne pas avoir bénéficié d’assistance juridique.
Pas de contact avec leur avocat
Tunisie Terre d’Asile, organisation d’assistance aux étrangers en Tunisie, habituée à offrir un accompagnement juridique aux migrants enfermés, souvent sous le coup d’une décision d’expulsion, tente de dépêcher un avocat, pour représenter le groupe.
"Les personnes nous ont contacté depuis Ouardiya, et avec leur accord nous avons mobilisé une avocate pour avoir plus d’informations sur la procédure, sur la raison de l’arrestation, sur l’existence d’une décision de mise en détention et une procédure d’expulsion en cours”, explique Anais El Bassil, responsable de la section tunisienne.
L’avocate, maître Semia Djelassi, ne pourra jamais avoir accès aux documents et se verra refuser le droit d’accès au centre. Elle aura bien confirmation par le commissariat de l’arrestation des migrants pour situation irrégulière sur le territoire, mais ne pourra pas leur prêter assistance. “Il y a une convention avec le ministère de la Justice, les avocats peuvent visiter les prisons et les commissariats. Mais il n’y en a pas pour les centres de détention, qui dépendent du ministère de l’Intérieur. J’ai voulu rendre visite aux migrants en tant que membre de l’équipe nationale de monitoring des lieux de détention, mais je n’ai pas eu de réponse”, témoigne maître Semia Djelassi.
Après la détention, l’expulsion
A Ouardiya les migrants craignent d’être ramenés à Choucha, or le camp est dans une zone militaire, considérée comme dangereuse, car frontalière avec la Libye. Ou d’être expulsés à la frontière algérienne.
C’est ce qui s’est produit finalement mardi 1er septembre, puisque 9 des 10 protestataires et 4 autres migrants détenus à Ouardiya, seront expulsés à la frontière.
Peu de temps après l’échange téléphonique de ce matin, le groupe de migrants est obligé de passer la frontière algérienne :
"Les forces de l’ordre tunisiennes nous ont frappé avec des bâtons et nous ont menacés : 'Si vous vous retournez on vous tire dessus'. C’est inimaginable! Pourquoi ce genre de traitement ? Pourquoi tant de violence?", demande Bright.
Il explique qu’ils sont donc passés du côté algérien et qu’ils se sont retrouvés prés d’un poste frontière où ils ont demandé aux forces de l’ordre algériennes sur place, leur localisation : Poste frontière de Bouchebka, à la limite du gouvernorat de Kasserine.
Le groupe des neuf de Choucha décide de rester prés du poste frontière, après avoir expliqué leur situation aux forces de l’ordre algériennes :
"Nous voulons que les autorités tunisiennes prennent leurs responsabilités."
Le groupe des quatre autres migrants décide de rentrer sur le territoire algérien.
Les autorités tunisiennes silencieuses
Interrogé il y a quelques jours sur de possibles expulsions aux frontières algériennes ou libyennes, le porte parole du ministère de l’Intérieur, Walid Lougini, s’est contenté d’esquisser une moue d’incrédulité.
A la caserne de la garde nationale à l’Aouina, le porte parole, Colonel Tarek Amraoui prend l’affaire plus au sérieux, mais s’étonne aussi de la possibilité d’expulsion de migrants aux frontières. Il répond que seul le directeur du centre de Ouardiya peut s’exprimer sur la question, mais il est en “déplacement de travail”. Il renvoie également vers la Direction de la sûreté publique, qu’il tente de joindre à plusieurs reprises sans succès.
Si la possibilité d’expulsions aux frontières, dans des zones désertiques (sud), dangereuses ou zone militaire ( Kasserine) laisse sceptique, les témoignages de Bright et Othman, et des autres migrants, les différents appels et conversations lors de leur trajet d’aujourd’hui, ne laissent plus que peu de place au doute.
La Tunisie expulse des migrants à ses frontières
Ces témoignages ne sont pas les premiers. En avril dernier, trois chercheuses italiennes ont publié “Réfugiés en Tunisie: entre détention et déportation”, un dossier établi par Glenda Garelli, Federica Sossi, Martina Tazzioli.
Martina Tazzioli explique : “A l’automne 2014, un migrant nous a appelés pour nous demander de l’aide pour un ami à lui retenu à Ouardiya. Nous avons contacté ce migrant par téléphone et nous avons régulièrement discuté avec lui pendant toute sa détention ainsi qu’avec d’autres migrants.”
Leur rapport fait état des conditions d’enfermement, de l’absence d’aide juridique, de la diversité de la population détenue, mais surtout des manières de quitter le centre : en payant son billet d’avion ou en risquant une expulsion.
Inkyfada a essayé depuis le mois d’avril d’avoir des réponses de la part du ministère de l’Intérieur sur ce sujet. L’évènement d’aujourd’hui nous a poussé à publier, même faute de réponse claire de la part des autorités.
Quelle cadre pour ces expulsions ?
Si la loi tunisienne parle d’expulsion, comme sanction pour un séjour ou une entrée irrégulière sur le territoire, pourquoi expulser des migrants non-ressortissants ou n’étant pas entrés sur le territoire tunisien, en Algérie ou en Libye ?
Au ministère de l’Intérieur, on renvoie vers le ministère des Affaires étrangères, pour vérifier l’existence d’une éventuelle convention. Le chargé de communication est absent et personne d’autre ne sait répondre à cette question.
Il semble que les migrants autorisés à entrer sur le territoire algérien sans visa, suivant les accords bilatéraux, sont envoyés aux frontières. Une manière de leur faire quitter le territoire tunisien, où il sont dans en situation irrégulière, et de les faire rentrer en territoire algérien, là où ils n’ont pas besoin de visa.
"Personne ne vous dit clairement que les migrants sont envoyés aux frontières. C’est gênant à dire. Je n’ai pas été informée directement du fait qu’ils étaient déportés et d’ailleurs personne ne vous le dit, ça leur pose problème, d’un point de vue des Droits de l’homme, de dire qu’ils font ça, c’est comme dire : "On veut s’en débarrasser'. Que peuvent faire les migrants si tu les déposes à la frontière?", s’interroge maître Djellassi.
Bright, Othman et les autres se posent la question. En plus d’avoir été déportés ils se retrouvent maintenant sans ressources, prés d’une zone militaire, où l’armée est présente et restreint les mouvements, pour raison sécuritaire.