J’ai éclaté en sanglots. J’ai voulu rentrer au pays. Quitte à rester au chaud derrière des barreaux. Mais ne pas mourir en mer.
Cette idée a obsédé Ahmed lors de sa première traversée. Les vagues étaient hostiles. Il était seul, avait perdu la trace de la seule étoile qui l’aidait encore à trouver son chemin vers l’île italienne de Lampedusa. Le vent n’arrangeait rien, avec sa musique entêtante, enivrante.
Ahmed a cru, un moment, que ses rêves allaient se réaliser, de l’autre côté de la Méditerranée. Mais le sort en a décidé autrement. Les conditions climatiques, terribles lors de cette cinquième tentative, l’ont empêché de poursuivre sa harga, son voyage clandestin.
Il n’était pas seul, à bord. Cinq personnes avaient embarqué, direction l’Europe. Mais la frêle embarcation sur laquelle ils étaient tous n’a pas su faire face aux vagues scélérates. Impossible, par moment, de distinguer ciel et mer, tant les flots sombres et la nuit noire se ressemblaient. L’équipage était terrorisé. Ahmed, qui était alors âgé de 19 ans, était le seul à savoir conduire le radeau. Et trois jours durant, il n’a pas fermé l’oeil. Il a tenu la barre. Jusqu’à la panne d’essence.
Ils ont fini par attendre des secours. Parce qu’ils ne pouvaient plus rien faire d’autre, sinon attendre. Et espérer qu’on les retrouve. Qu’on les secoure. Il a fallu se débrouiller pour survivre jusqu’à ce que, au bout de trois jours, un bateau de pêche passe par là. Son propriétaire leur fournit alors du carburant. De quoi rentrer au port. “Faites comme si je ne vous avais pas vu”. Et les voilà repartis. En sens inverse, puisqu’ils n’avaient pas réussi à s’approcher des côtes européennes. Ahmed n’a pas cessé de prier, espérant voir une lumière émanant au loin. Un phare, un port, un signe de vie. Il pensait pouvoir retourner à Kerkennah. Il s’est trompé. Ils se sont retrouvés devant la plateforme d’extraction de gaz offshore d’Achtart, située à près de 50 miles nautiques de l’île de Kerkennah…
Comme le proverbe dit, “mieux vaut une heureuse coïncidence qu’un millier de rendez-vous manqués”. L’un des proches d’Ahmed travaillait alors sur cette plateforme. Ce dernier l’a tout de suite reconnu. Et l’a d’abord alpagué : “alors comme ça, on joue les hors-la-loi !” La compagnie d’extraction a dénoncé Ahmed et ses camarades auprès des autorités compétentes : la tentative d’immigration illégale a échoué là, nous étions fin 1996. Ahmed a purgé une peine de quatre mois et demi dans la prison de Sidi Bouzid où, malgré tout, son rêve de paradis italien ne l’a jamais quitté.
Ahmed n’a jamais cédé sur ses rêves. Comme beaucoup de jeunes Kerkennois qui connaissent des difficultés en matière d’insertion professionnelle ou qui vivent dans la pauvreté, il pense à un ailleurs. A l’Italie. Sans cesse. C’est pour cette raison qu’il a récidivé. Quatre fois, il a retenté sa chance. Et il a réussi à poser les pieds sur la terre de Lampedusa, sas d’entrée de la péninsule italienne.
C’est une question de vie ou de mort, souvent. La traversée, pour tout migrant clandestin, est une affaire à l’issue incertaine , raconte Ahmed.
En 1997, deux jours après avoir fini de purger sa peine, Ahmed est déjà reparti. Pis encore : il est à Lampedusa. Il a réussi. Son rêve devient réalité. Et ce succès efface d’un coup d’un seul tout ce qu’il a vécu, auparavant, en Tunisie. Il pense que l’avenir l’attend enfin. Qu’une nouvelle vie commence pour lui.
Mais l’Italie n’a rien du paradis dont il rêvait. Et l’aventure tourne très vite au cauchemar : Ahmed se retrouve impliqué dans des affaires de trafic de drogue… Ce n’est pas tout. Ahmed, sur place, s’est marié. Mais là encore, catastrophe. Les larmes aux yeux, il se souvient de l’accident de voiture qui a coûté la vie à son épouse. Il n’a jamais oublié l’état de panique et de tension qui l’a hanté, à l’hôpital. Il a longuement attendu. Mais rien à faire, les médecins n’ont pas pu sauver sa femme, Angela.
"C’était à se cogner la tête contre les murs". Et Ahmed d’ajouter : " J’ai perdu ce que j’avais de plus cher dans ma vie".
A cette époque, je me rappelle de l’ambulance qu’il a fallu que je laisse passer en me garant sur le bas-côté. Quand je suis arrivé devant la maison, j’ai vu la bicyclette de ma femme Angela jetée par terre. J’ai vu tous les courses achetées à la superette éparpillés par terre. J’ai pleuré, j’étais choqué, j’ai eu peur, et je suis allé à l’hôpital avec une voisine.
Décès de son épouse, trafic de drogue, prison : sa vie en Italie tourne au fiasco. Et le mauvais sort le pourchasse, où qu’il soit, où qu’il aille. Le jour de la Saint Valentin, en 1999, ça recommence : il se retrouve à l’hôpital après un accident de la route. Résultat des courses : une déchirure au niveau des poumons, un handicap permanent.
Quand Ahmed raconte son histoire, c’est comme un long cortège de malheurs. Enfant, il a grandi dans un centre de rééducation pour mineurs délinquants, un lieu qu’il considère d’ailleurs comme la plus affreuse de ses expériences.
Ce centre de rééducation est une sorte de catalyseur de la haine qu’on peut avoir à l’encontre de ce pays, estime-t-il.
Ahmed Taktak se souvient des actes de torture et des mauvais traitement subis dans ce centre. De quoi, dès le plus jeune âge, attiser sa volonté de quitter le pays.
Quand il évoque ses mésaventures, il ne peut pas ne pas raconter non plus ce qui lui est arrivé en 2011, alors qu’il était près de Lampedusa, pour la cinquième fois. Le moteur de son embarcation est tombé en panne, soudainement. Sans crier gare. Ahmed a essayé de réparer la panne mais en vain. Finalement, n’ayant pas d’autre option, il a appelé au secours. Personne n’a répondu, évidemment. C’est alors qu’il a choisi de mettre le feu à son bateau pour s’en débarrasser. Il a versé le reste du carburant en mer, il a pris son briquet… puis Ahmed s’est retrouvé au beau milieu d’une scène insensée : les flammes ont été bien plus rapides qu’Ahmed ne l’imaginait. Il a failli y passer, son cuir chevelu s’en souvient encore.
J’ai passé toute ma vie dans des établissements de toutes sortes : hôpitaux, centres de rééducation et prisons.
Drogues, vols, violences, recours aux armes ou aux arnaques, finalement, il a tout fait. Sans parler de son rôle de passeur. Conclure des compromis pour organiser des traversées illégales : toutes ces affaires ont toujours ramené Ahmed à la case prison. En Tunisie, son pays d’origine, et en Italie, son paradis perdu.
Finalement, après 19 ans de vie aux prises avec la mer et les incertitudes, Ahmed est rentré à Kerkennah pour s’y réinstaller, à Oualed Yaneg précisément. Il y vit depuis quatre ans en compagnie de ses deux filles, Raja et Nermine, et de sa deuxième épouse, Francesca, d’origine italienne. Francesca a 24 ans. Cette jeune femme, timide, répond à peine aux questions qu’on lui pose. Sa voix est inaudible. Elle répond par des sourires. Des regards. Francesca n’a pas l’air épanouie, d’ailleurs. On voit comme un manque d’expression rivé sur son visage, comme si tout ne pouvait pas être dit. Entre deux silences mûrement réfléchis, elle donne des indices. Rien de plus.
Francesca a rencontré Ahmed dans le golfe de Gênes, raconte-t-elle. Ils habitaient le même quartier. Et maintenant, c’est elle qui vit ici, en Tunisie, avec leurs deux filles. Et son avenir, elle prétend ne le voir qu’en Tunisie. Jusque et y compris pour ses filles, à la différence d’Ahmed qui, pour le coup, souhaite que ses filles partent un jour étudier en Italie. Pour s’y installer. Émigrer par procuration, c’est peut-être ça, le truc. Et souhaiter ce qu’il y a de meilleur pour ses enfants, c’est sans doute naturel.
Chez eux, l’ambiance est familiale. Le père joue avec l’aînée, cajole la benjamine. On a presque l’impression qu’il existe un décalage entre ce côté douillet, chaleureux, et l’histoire de cet éternel clandestin, regardant l’Italie comme son seul salut.
Ahmed Taktak est une petite célébrité locale. Tout le monde le connaît, à Kerkennah. C’est une personnalité plutôt estimée. En cas de besoin, il offre son aide. C’est ainsi que Maher, un de ses voisins, le présente.
Ahmed est en tout cas un fin connaisseur des différentes astuces pour effectuer sa harga (ou traversée illégale des frontières). Il rassemble ses amis chaque fois que l’occasion se présente. Et de temps à autre, il vole une embarcation pour devenir, fût-ce de manière éphémère, le maître à bord, quitte à mettre la main sur une bonne quantité de carburant pour partir au loin, en mer. Ahmed n’a jamais tiré bénéfice des opérations de Harga, tient-il à dire. Et d’ajouter :
Je fais toujours mon possible pour ne pas mettre en danger la vie des personnes à bord.
Ahmed n’est pas comme ces autres passeurs qui sont avant tout des arnaqueurs, organisant des voyages qui peuvent durer une douzaine d’heures, au départ d’El Ataya ou d’El Kraten. En général, ces aspirants à l’émigration illégale s’aperçoivent qu’ils terminent en fait leur périple sur un autre point de l’archipel…
Cette arnaque commune, un agent de police de Sfax, Abderrazak Hamza, en confirme l’existence. Les autorités luttent et tentent d’organiser des réponses adaptées pour limiter ces phénomènes. Mais là encore, le manque de ressources des autorités n’aide guère. Cela étant, Ahmed Taktak est l’un des harragas les plus célèbres de Kerkennah – au point de se faire appeler le “taxi-man de la mer” par l’agent de police Abderrazak.
Ahmed Taktak travaille actuellement pour la compagnie de gaz Petrofac, qui en ce printemps 2015 est comme bloquée par un mouvement social interrompu à ses portes. Un groupe de jeunes de l’île ont décidé d’organiser un sit-in devant le siège de cette société pour revendiquer des créations d’emplois et de meilleures conditions d’embauche.
La compagnie, de son côté, n’a pas trouvé mieux que de tenter de recruter quelques “gros bras”, au nombre desquels on trouve Ahmed et certains de ses copains, pour parvenir à lever la manifestation. " Mais moi j’ai choisi de soutenir les jeunes de ma région". Ahmed veut se sentir bien, et bien se faire avoir, aujourd’hui, à Kerkennah. Comme s’il tentait d’améliorer son image longuement liée, aux yeux des habitants de l’archipel, à une personne au casier judiciaire insensé… Sachant que son histoire avec Am Makhlouf est toujours là, dans les esprits.
Am Makhlouf est un vieil homme qui n’a rien oublié du jour où il a pris, comme d’habitude, le chemin le conduisant vers son travail au port d’Oualed Ezzeddine. En arrivant sur place, sa barque avait disparu. " Mon dieu m’a infligé un châtiment", a d’abord murmuré Am Makhlouf, en ne trouvant pas son embarcation. Nous étions en 1996, et le jeune Ahmed avait volé la felouque pour traverser illégalement les eaux séparant Kerkennah de l’Italie. Am Makhlouf a beau avoir récupéré sa barque, il éprouve toujours de la haine envers Ahmed.
Nous resterons des ennemis jusqu’au dernier jour.
Ahmed, lui, ne regrette rien de ses multiples tentatives d’émigration. Pis encore : selon lui, c’est grâce à ses aller-retours en Italie et ses traversées que sa situation financière s’est améliorée. Et toutes ces aventures ont contribué, estime-t-il, à enrichir ses connaissances techniques et à apprendre beaucoup sur les autres cultures. Lui qui, tant de fois, a souhaité poursuivre ses études, obtenir un diplôme et devenir cadre, la harga lui a au moins permis de ne pas stagner. De se sentir vivre et d’apprendre.
Pour autant, Ahmed Taktak conseille aux jeunes de ne pas faire comme lui. C’est à l’Etat de permettre aux jeunes de se fabriquer un avenir meilleur. Créer une maison de jeunes, enseigner, éduquer, consolider l’amour à l’égard de son pays : voilà ce qu’il faut, aux yeux d’Ahmed, pour empêcher que de jeunes Tunisiens ne tentent leur chance en partant en mer… à la recherche d’un destin libre et heureux.
C’est sans doute là le paradoxe de ce personnage : Ahmed Taktak est d’une bien étrange lucidité. Faites ce que je dis, pas ce que je fais, pourrait être son enseignement. Il sait que Kerkennah mène la vie dure à ses enfants. Que la Tunisie a bien autre chose à offrir que le chômage de masse ou les emplois de complaisance. Que l’Italie est loin, que la voie est étroite, que les malhonnêtes de tout bord peuvent vous faire croire tout et n’importe quoi sur ces voyages vers un ailleurs fantasmé, et qu’il faut aussi penser aux siens, ici. A Kerkennah. Qu’on ne quitte finalement pas si facilement que ça.