Il y a beaucoup moins de poissons qu’autrefois. Et c’est à cause de la pêche au kiss.
Sur les îles Kerkennah, ce sont deux façons de pêcher qui s’affrontent au quotidien. Et curieusement, chacune des deux îles principales, Gharbi, la plus au sud, et Chergui, tournée vers l’est, a pris son parti. Du côté de Sidi Youssef et de Sfax, la tartaronne (un filet traînant derrière les chalutiers). Et passé le pont romain jusqu’au nord de l’île, la charfia (une pêcherie fixe installée sur les hauts-fonds de l’île).
Pour autant, le kiss (ou tartaronne) n’est pas une innovation du XXIe siècle. Si les deux techniques du kiss et de la charfia coexistent depuis des lustres, les autorités l’ont interdite dès 1942. Mais depuis quelques années, quelque chose a changé à Kerkennah. Le phénomène a pris de l’ampleur et le nombre de chalutiers a augmenté depuis la révolution.
Abdelhamid El Fehri est un fin observateur de l’évolution de l’archipel. Professeur d’histoire médiévale, il a inauguré, le 24 avril 2006, les portes du musée Abassia, véritable cathédrale érigée à la mémoire du patrimoine et de la culture locale. L’homme, toujours disert quand il s’agit d’évoquer la pêche sur ses îles natales, confirme ce basculement des pratiques chez les pêcheurs kerkenniens :
Le phénomène de pêche à la tartaronne était une exception. Maintenant, c’est plutôt l’utilisation de la charfia qui est devenue une exception à Mellita.
Dommage collatéral de ce changement radical : la tartarone, qui fait fi des petits poissons en embarquant tout ce qui passe dans ses filets, est à l’origine de la diminution drastique des ressources halieutiques au large de l’archipel.
Sur le quai, Habib retrouve son ami Ziad Benamor, 26 ans, adossé à son véhicule frigorifique garé tout au bout de la digue. Ziad est un guechar (un intermédiaire) qui assure la liaison entre les pêcheurs de l’île et les grossistes en poissons. Et ce dernier pense qu’ici, à Kerkennah, on n’a pas vraiment le choix quand il s’agit de travailler.
A part la mer, ici, il n’y a pas d’autres ressources pour nourrir nos enfants. On est entouré d’eau, on est emprisonné !
Sur le quai du port du Kraten, Mohamed El Haydri, un autre mareyeur (ou guechar), fume sa cigarette et sirote son café noir tout en regardant les pêcheurs préparer les filets de pêche avant de partir en mer :
Je suis né pêcheur, et j’ai travaillé au large pendant plus de 30 ans. La mer, je l’aime bien. Mais je l’ai quitté parce qu’elle n’est plus la même. J’ai choisi de travailler en tant que guechar pour rester prêt de la mer sans avoir à y retourner. Parce que je n’arrive plus à supporter le fait de savoir que nous avons tout détruit.
On s’adapte, à Kerkennah, parce qu’il n’y a pas trop le choix. Si Habib s’oppose au kiss, Ziad compose. A chacun sa recette. La pêche, sur l’archipel, a toujours été une activité de subsistance, ni plus ni moins. Et les pêcheurs kerkenniens ont su mettre au point des techniques adaptées à cet environnement singulier : entre les hauts-fonds (un à deux mètres de profondeur, par endroits) et le cycle des saisons, l’île pensait avoir trouvé son équilibre.
Equilibre qui n’a pas passé le cap du XXIe siècle. Entre 1986 et 2011, on est passé de 3585 tonnes de poissons pêchés par an à un total de 1815 tonnes, selon la Cellule territoriale de vulgarisation (CTV), rattachée au ministère de l’Agriculture. Et la tendance semble se confirmer, chacun en est conscient sur l’île. Jusques et y compris chez les pêcheurs à la tartarone.
Il n’est qu’à entendre Jamil Messadak pour comprendre. Il n’y va pas par quatre chemins :
Le kiss et les cherfias ne sont pas des techniques si différentes. Tous les pêcheurs les maîtrisent. Mais tout le monde connait les effets néfastes du kiss sur les ressources naturelles.
Jamil Messadak, 42 ans, est l’un des pêcheurs que l’on peut croiser, au petit matin, sur les quais du port de Sidi Youssef. Son bateau, épais, au bleu usé rayé de rouge, est amarré en face de la gare maritime. Autour d’un café, entouré de marins, il parle assez facilement. S’il a commencé, dès l’âge de 12 ans, à pêcher dans des cherfias, il est passé très vite à la pêche au kiss. Pour quelle raison ?
On connaît tous les dégâts provoqués par la pêche au kiss. Et ceux qui se sont lancés n’ont pas chercher à laisser quoi que ce soit aux pêcheurs continuant de travailler sur leurs charfias.
Alaa Suissi, 29 ans, est titulaire d’une maîtrise en langue française. Mais il n’enseigne pas ; il est pêcheur depuis l’obtention de son diplôme. Il prépare ses filets méticuleusement à bord d’une barque de pêche artisanale au port El Kraten, en compagnie de ses collègues. Alaa est un cas un peu à part. Il a essayé de pêcher au kiss. Avant de revenir aux techniques de pêche traditionnelles :
"Quelque part, je n’avais pas le choix, au départ. Il est devenu extrêmement difficile de travailler à cause des pêcheurs recourant au kiss… Ces filets traînants troublent l’eau de mer et détruisent le matériel de pêche traditionnelle, notamment les gargoulettes que l’on plonge en eau profonde pour pêcher le poulpe. Les filets sont régulièrement déchirés et les pertes énormes."
Moi, à l’époque, je n’avais pas le choix, je devais assurer mon gagne-pain. C’est pour ça que j’ai choisi de travailler sur une barque de pêche au kiss. Mais dès que j’ai pu reprendre la pêche artisanale, je l’ai fait. Le kiss est un vrai désastre pour la mer et une vraie menace pour nos revenus.
Habib ne raisonne pas tout à fait de cette manière. Il ne possède rien, sinon sa mobylette, sa charfia, et sa felouque à moteur. Et ce dernier ne veut pas se résoudre à passer au kiss. Pis encore ; il s’y oppose fermement. Question d’équilibre et de respect des tradition, d’abord : « je pense qu’il faut préserver cette technique de la charfia que j’ai appris très tôt ». De bon sens, aussi, il le voit bien. Les poissons, il en pêche de moins en moins.
"J’espère qu’on arrêtera les gens du Kiss pour que la mer s’améliore et les poissons se multiplient"
Au nord de l’île, il est vrai que quelque chose ne bouge pas. Si les autorités ont tenté d’implanter un "nouveau port" de pêche à Lataya, avec ses frigos déglingués, sa cale et ses quais aménagés, subsistent un peu partout sur l’île ces petits ports abritant des quantités d’embarcations en bois, avec leurs voiles en trapèzes, toujours en usages, les felouques.
Benamrana Ayadi amarre son navire le long d’une digue de l’ancien port de Lataya. Professeur de français à la retraite, il passe aujourd’hui la plupart de son temps en mer. La pêche est, à ses yeux, une tradition pour les habitants de l’île de Kerkennah. D’ailleurs, il n’arrêterait pour rien au monde. Ce soir, il prépare sa felouque et attend l’arrivée de son fils pour aller pêcher ensemble. En revanche, Benamrana utilise un moteur sur son embarcation pour lui faciliter le travail. La voile se fait rare. Elle n’apparaît plus que les jours de printemps.
La voile, que l’on peut apercevoir au large les jours de beau temps, reste utilisée par les pêcheurs travaillant sur des charfia. Le moteur n’est qu’un renfort contre les caprices du vent et les courants incessants.
Certes pour les uns, le moteur n’est qu’un soutien mais pour les autres, c’est devenu la norme.
Habib est de ceux-là. Il embarque fréquemment deux bahrea pour l’aider à tirer les filets qu’il dresse entre deux cherfia. Et à bord, ils partagent la pêche du jour à égalité selon une règle très précise : on déduit les dépenses, on partage en six, et chacun prend deux parts. Habib, qui est le rayes, veille sur le respect de cette coutume :
« On nous a appris à faire de notre gagne-pain une source de revenus pour tous et à ne pas monopoliser les ressources. »
Tout du long de la côte, des cherfias s’étendent à quelques centimètres au-dessus de la surface des eaux. Plus ou moins resserrées, ces constructions fabriquées à base de palmes et de cannes (en plastique ou en bois) forment un cercle entouré de filets permettant d’emprisonner les poissons à marée haute. Quand la marée redescend, ces derniers cherchent à s’échapper. Mais des pièges, ou drinas, sont disposés à chacune des ouvertures.
"C’est ce qu’on appelle la chambre de la mort », explique Habib El-Macha, en relevant l’une de ses drinas. Originellement tissées à partir de palmes, ce sont aujourd’hui des nasses en plastique."
Les cherfias se transmettent de père en fils. Et autre caractéristique locale, les pêcheurs sont propriétaires des parcelles sur lesquelles reposent ces cherfias. (Cf code de la mer) Pour construire ces vastes cercles de bois plantés dans les hauts-fonds, il faut faire appel à des Rayes El Rmou, experts capables de bien prendre en compte les courants marins et les saisons.
Autre technique de pêche artisanale que l’on retrouve encore à Lataya ou Ouled Bou Ali : la gargoulette ou qarour. Ces petits pots en argile cuite sont utilisés essentiellement pour pêcher en déposant un appât au fond (comme des crabes). Les gargoulettes sont ensuite sorties hors de l’eau manuellement en tirant sur des cordes qui leurs sont attachées.
Les gargoulettes peuvent aussi être utilisées comme outil de préservation des espèces maritimes, selon Habib : "on verse du ciment dessus pour en faire un bloc. Une fois à l’eau, les poissons viendront pondre leurs oeufs dedans sans craindre qu’ils soient rasés”.
Ces techniques, aussi artisanales soient-elles, ont permis de composer avec un environnement naturel à la fois singulier, fragile et riche.
Mais à l’heure où le kiss prend le pouvoir sur les eaux de l’archipel, rien ne dit que les felouques pourront continuer de travailler comme ça, de cherfia en cherfia.
Le port de Sidi Youssef, au sud de Kerkennah, est un cirque permanent. Entre le ballet du bac, avec ses huit allers et retours quotidiens vers Sfax, le défilé des bateaux de pêcheurs, et l’agitation autour du marché aux poissons, on est loin du paisible ressac balayant la côté est.
Les marins pêcheurs qui reviennent de campagne au kiss arrivent nuit et jour. Tandis que les uns déchargent les poissons, les autres nettoient les bateaux : algues mortes, cadavres de poissons, déchets en tous genre, tout y passe.
Jamil est de ceux-là, qui partent en mer deux, trois, quatre jours consécutivement. Ce matin, il remet ses trois gajous (caisses en plastique) remplis de poissons à son gachar qui attend, planté là, à côté de sa camionnette japonaise. Et Jamil a l’air satisfait de sa pêche.
"Hamdoulilah", lance-t-il, satisfait.
Quand Jamil rentre au port, on n’a pas les mêmes ordres de grandeur qu’avec la pêche faite par Habib. Avec ses kiss ou tartaronnes, il attrape tout ce qui passe en mer. Le kiss est fabriqué à base d’un tarf de ghzal (ou filet de pêche) fermé d’un côté et ouvert de l’autre. Il faut 4 heures environ pour installer le kiss, après quoi le chalutier (ou babour) relance ses machines pour tirer le kiss et rase, au passage, tout ce qui se trouve sur son chemin.
Si la plupart des pêcheurs à la tartaronne sont Mellitois, c’est sans doute lié à la nature de la mer au large de l’île septentrionale de l’archipel. Il s’agit d’une mer peu profonde qui facilite la tâche pour les pêcheurs à la tartaronne mais qui nuit, par contrecoup, à la faune et à la flore sous-marine… Abdelhamid Fehri considère tout bonnement ce type de pêcheurs comme "des voleurs". Et l’historien de dénoncer : "Ces pêcheurs jettent des filets qui raclent les fonds marins et enlèvent tout ce qui se trouve devant eux. Cette technique provoque la destruction totale des poches d’œufs." Dès lors, il est impossible de permettre le renouvellement des espèces de poissons.
Peu de trafic, en cet après-midi, au port de Sidi Youssef. Le ferry Loud Kerkennah s’apprête à partir vers Sfax. Tout autour du bac, sur les quais, les bateaux de pêche au kiss sont alignés, côte à côte. De l’autre côté du bassin, les barques de pêche artisanale servant à aller inspecter les cherfias attendent la prochaine marée.
Départ du chalutier de Montassar du port de Sidi Youssef. Montassar est accompagné par deux autres marins-pêcheurs, Mehrez et Oussama. Ils ont la vingtaine, aussi, mais viennent tout juste d’entrer dans le métier. Images : Safa Mtaallah
Il n’est pas très compliqué de convaincre un chalutier de vous embarquer. En accostant au quai du port, Montassar affiche un sourire jovial. Agé d’une vingtaine d’année, marié depuis deux ans et père d’un nouveau-né, il a commencé à travailler en mer il y a longtemps, déjà. Il possède sa propre barque de pêche à bord de laquelle il est accompagné par deux autres marins-pêcheurs, Mehrez et Oussama. Ils ont la vingtaine, aussi, mais viennent tout juste d’entrer dans le métier. Ils s’affairent autour du bateau, chargent les bidons d’essence à l’arrière en embarquant le matériel de pêche.
Quelques minutes plus tard, le bateau quitte le port de Sidi Youssef entouré de nuées de mouettes qui passent leur temps à pourchasser ces navires et leurs pêches. Il faut s’éloigner un peu avant de pouvoir lancer en mer les filets (ou kiss) qui traînent en amas à l’arrière du navire.
Utiliser ce genre de filet (ou kiss) ne nécessite pas de grands préparatifs. Tout ce que nous devons faire avant de pouvoir le lancer, c’est de le nettoyer en dégageant les algues qui s’y sont attachées pendant les dernières campagnes de pêche.
Dès qu’on s’éloigne un peu des côtes de Kerkennah, à 30 mins de navigation, la houle s’intensifie. Mais on reste sur des hauts-fonds. « La profondeur de l’eau, ici, ne dépasse pas les deux ou trois mètres », explique Montassar. C’est donc là qu’il faut pêcher : ordre est aussitôt donné aux pêcheurs de lancer les filets. La barque, aussitôt, se met à tanguer en raison du vent qui souffle fort et de la traction du filet. Les embruns éclaboussent le point. Les vagues montent à bord, parfois.
"Pourtant, aujourd’hui, il fait beau en comparaison des jours précédents. On a passé cinq nuits consécutives au large à travailler malgré ce temps froid. Nous étions mouillés de la tête au pied. Vous savez, contrairement à ce qu’on dit parfois, la pêche au kiss est une activité épuisante… Et si je pouvais, je l’aurais abandonnée", raconte Montassar.
"Personne n’a envie de travailler dans l’illégalité, mais nous sommes obligés de pratiquer la pêche au kiss en raison du coût élevé des engins de pêche traditionnelle", estime-t-il encore.
Pour lui, faire les comptes, c’est simple. Chaque saison de pêche traditionnelle nécessite un matériel dont le coût peut atteindre jusqu’à 15 000 dinars (sans parler. Alors que le coût global de l’outillage de pêche au kiss ne dépasse pas les 1 500 dinars. Et on peut l’utiliser tout au long de l’année sans avoir besoin de les changer (sauf s’ils sont abimés).
Après deux heures passées à laisser traîner les filets de pêche derrière le bateau, Montassar ordonne aux deux marins pêcheurs de les remonter à bord. C’est tout un processus mécanique qui prend place : les cordages, au bout desquels est attaché le filet, sont remontés à l’aide d’une machine. Le filet est doté d’une "gueule" : la lèvre supérieure est munie d’un flotteur pour ouvrir le filet, tandis que la lèvre inférieure est équipée d’un bourrelet lourdement lesté par du plomb. Histoire de pouvoir attraper tout ce qui passe.
Petit à petit, le filet de kiss est tiré vers le haut du navire afin de permettre à Montassar de découvrir le fruit de cette campagne de pêche sur un autre filet, étalé préalablement sur le pont du bateau. Quand le filet de pêche est ouvert, des flopées d’algues, des dizaines de petits poissons, ainsi que des coquillages et des crabes s’entassent sur le pont. Cinq seiches (chouabi), deux poulpes et quelques poissons de petit et moyen calibres s’ajoutent à cette pêche. Les pêcheurs trient alors rapidement le contenu des filets ; ils remettent à l’eau les petits poissons (invendables, immangeables) et les herbes marines. Puis ils repartent au port, suivis par des mouettes cherchant à attraper à la volée ces poissons rejetés en mer. Dès ce soir, après avoir déchargé son bateau, Montassar repartira en mer. Pour une campagne qui durera toute la nuit.
Le kiss est un fait établi, à Sidi Youssef. Cela fait des années, pourtant, que l’on observe des vagues de protestations contre cette technique de pêche qui tue les fonds marins. En 2012, chacun se souvient des manifestations organisées par des pêcheurs de Kerkennah. A l’époque, des centaines de pêcheurs ont embarqué leur famille à bord de leurs embarcations en prétendant partir pour l’Italie. C’était là une façon d’exprimer leur colère contre la persistance du laxisme des autorités à l’égard de ces techniques pourtant formellement interdites. Il faut dire qu’ils ont eu beau bloquer le port de Sidi Youssef, empêcher le passage du ferry Loud Kerkennah, barrer des routes et organiser des sit-ins de protestation au fil des ans : rien n’a jamais changé au sujet du dossier de la pêche au kiss.
"Prenez la seule localité d’el-Kraten : la mer a été surexploitée par les pêcheurs au kiss, ici. Ils l’ont vandalisée et l’ont dévastée. Quand on part pêcher, on rentre les mains vides. A peine pouvons-nous couvrir le coût du carburant utilisé lors de notre sortie en mer", déplore Hassine Souissi, qui pêche par ici depuis 45 ans.
Quand le kiss est apparu à Kerkennah, il y avait des contrôles effectués par la direction de la pêche maritime. Il y avait des patrouilles intensives au large qui interceptaient les barques de pêche ne respectant pas les normes règlementaires. De nos jours, mais surtout depuis la révolution, le phénomène de la pêche au kiss n’a cessé de se propager en l’absence de tout contrôle.
Et le vieux marin de dénoncer le fait que ces embarcations, le plus souvent, partent sans numéro d’immatriculation. Impossible, donc, de les dénoncer en cas d’agression. Qu’importe : les autorités "laissent faire".
Jetant sa cigarette à terre, Hassine finit par dire : "les garde-côtes veulent qu’on soit comme ces pêcheurs, des hors-la-loi. Mais nous ne le voulons pas : on a toujours été élevés dans le respect de la mer et de ce qu’elle nous apporte. Nous ne pouvons pas détruire notre gagne-pain."
Récemment, tout le monde parlait du terrorisme… Mais on oublie que ce phénomène existe aussi en mer ! Le fait de détruire les moyens de subsistance des îliens n’est-il pas une forme de terrorisme ?
Naji Hdider est aussi marin pêcheur depuis plus de vingt ans. Il suffit de le suivre en mer pour constater les dégâts infligés à ses filets par le kiss et l’état des gargoulettes après le passage d’un chalutier… Et pourtant : tout ce matériel est fait pour vivre au rythme des saisons et des marées.
"Quand on suit les méthodes de la pêche traditionnelle, chaque saison de l’année se caractérise par sa propre marée (ou "misra"). A chaque saison, un type de filets et de matériel. Prenez l’exemple des gargoulettes : c’est un moyen traditionnel, utilisé depuis des lustres, pour capturer les poulpes sans nuire aux richesses halieutiques. Elles favorisent la croissance des herbes marines et forment autant de lieux de ponte pour les poissons. De la même manière, nous déposons des gargoulettes liées, les unes à côté des autres. Au passage d’un bateau pêchant au kiss, les gargoulettes sont arrachées par les filets au fonds marins puis saccagées."
Naji Hdider remonte ainsi, en cette fin d’après-midi, quelques gargoulettes endommagées et inexploitables. Il tire la moue. Une gargoulette coûte deux dinars deux cents millimes. Et ce n’est pas rien. Le calcul est simple. Chaque saison, les pêcheurs sont obligés de renouveler leur stock de gargoulettes. Les pêcheurs dépensent donc au moins trois mille dinars chaque début de saison pour assurer ainsi leurs techniques de pêche aux poulpes. Et ce phénomène est renforcé par les destructions systématiques ; autrefois, les pêcheurs utilisaient, d’une année sur l’autre, les mêmes gargoulettes.
Naji Hdider explique encore : "Nous perdons aussi fréquemment nos filets jetés en mer. Ils sont détruits par les kiss. La valeur de chaque filet peut atteindre 110 dinars et, chaque saison, le coût du renouvellement de nos filets dépasse notre pouvoir d’achat!" Il suffit de regarder le long des quasi du port d’El-Kraten : des tas de filets abimés et des gargoulettes brisées sont laissés là par leurs propriétaires puisqu’ils sont devenus inutilisables.
Le vieux Salah Ben Chikha, pêcheur depuis plus de 35 ans, traîne par là. Et maugrée : "Nous n’en pouvons plus de tous ces mouvements de protestation et de ces plaintes auprès des responsables… Soit les autorités compétentes prennent en charge l’organisation du secteur de la pêche, soit nous repartons avec nos familles à bord direction l’Italie !" Et le marin d’ajouter que la "harga" (le convoyage de clandestin) menace aussi la mer… Devenue le théâtre de toutes formes d’activités illégales.
Au nouveau port de Lataya, un responsable de la direction de la pêche préfère garder l’anonymat pour pouvoir s’exprimer. Et ce dernier cache à peine son avis sur la responsabilité des autorités locales à l’égard de cette situation de la pêche à Kerkennah.
Après la révolution, les pêcheurs au kiss ont cessé d’avoir peur de la loi. Et la direction de la pêche a perdu son pouvoir d’antan. Pour être tout à fait franc, les autorités locales, régionales et même nationales, assument une grande partie des responsabilités.
"Toutes celles et ceux qui sont là pour réguler la pêche ont cessé d’infliger des sanctions, de rédiger des procès verbaux et d’effectuer des patrouilles en mer. Une telle situation n’a fait qu’encourager les pêcheurs au kiss !" Et l’homme de conclure : "on a beau faire, personne ne veut prendre ses responsablités".
La pêche au kiss est interdite, c’est donc une affaire entendue. Autrefois, rares étaient les contrevenants, confirme l’historien Abdelhamid Fehri. "Il s’agissait autrefois de cas isolés. Certains pêcheurs sortaient les nuits pour pêcher à la tartarone en cachette." Aujourd’hui, Jamil et les autres le font à ciel ouvert. Ou presque. Chacun est prudent, tout le monde s’observe en chiens de faïence, mais le kiss est bel et bien une réalité quotidienne.
Complicité, duplicité, impuissance des autorités locales ? Fehri y voit un peu tout à la fois. Il s’agit de bandes et de lobbies qui profitent de la faiblesse des autorités à arrêter la pêche au kiss.
Quand les garde-côtes arrêtent un pêcheur à la tartarone, d’autres pêcheurs ferment le passage maritime pour le bac en utilisant les chaluts. Ils bloquent l’île. Ils ne réouvrent le passage qu’après la libération du pêcheur arrêté.
Cette solidarité des pêcheurs dans l’affrontement avec les forces de l’ordre, Jamil la connaît bien. Il peut lui-même en témoigner. Quelques jours plus tôt, au beau milieu d’une campagne de pêche en compagnie de son fils, âgé de 16 ans, un navire des garde-côtes est venu aborder son chalutier. Les forces de l’ordre ont tenté de les arrêter en pleine mer mais le message a circulé très vite au sein de la communauté des pêcheurs locaux ; aussitôt, des amis sont venus lui prêter main forte, empêchant la police de réquisitionner son bateau et son matériel de pêche.
Si les Kerkenniens se sont majoritairement convertis à la pêche à la tartaronne, il ne faut pas oublier la flotte de chalutiers venus d’autres régions (Amra, Ellouza, Jbenyéna) pour racler les fonds marins autour de l’archipel, contribuant au passage aux tensions entre marins et à la pression exercée sur l’environnement naturel. Et rien n’indique une prise de conscience chez les acteurs de la pêche industrielle.
Sidi Youssef, c’est un monde à part. Rien à voir avec ces skalla (ports) qui jalonnnent les côtes situées à l’est de Chergui. Sidi Youssef, c’est le bac. C’est l’industrie de la pêche. C’est l’antichambre de Sfax et le seuil du continent. Ici, les question d’avenir, de gestion des ressources naturelles, de développement d’une pêche durable et responsable, on en est très loin.
Pourtant, des acteurs locaux ont tenté de se mobiliser pour sensibiliser les habitants et les pêcheurs aux méfaits de la surpêche et aux menaces pesant sur l’île. En tant que directeur du centre Cercina pour les recherches sur les îles méditérranéennes, Abdelhamid Fehri suit et soutient toutes ces initiatives. Mais elles sont rares. Et les pressions sont nombreuses. « Il y a eu une association de Kerkennah pour la protection de l’environnement, mais son président est décédé récemment. Il avait du mal à évoquer la problématique de la tartarone et je suis sûr qu’il a été menacé », confie l’historien. « Les consommateurs, aussi, ont leur part de responsabilité », estime encore Fehri. Un exemple : le succès du commerce des tortues de mer qui, lui non plus, ne se dément pas.