Lorsque des actes de torture et de mauvais traitement, commis par les forces de l’ordre, sont médiatisés, l’opinon publique est toujours choquée. Mais ce sentiment, dicté par la solidarité provisoire avec les victimes, s’éteint vite, emporté par le flux d’informations. Si bien que la conscience publique se fait à l’idée que la torture est un phénomène marginal, qui n’est pas une pratique généralisée chez les forces de l’ordre. Certains considèrent même l’humiliation des personnes arrêtées comme un moyen efficace de domination et de régulation du crime.
Cette image brouillée de la torture, renforcée par la communication des autorités, ne tient pas, face aux nombreux cas signalés aux organisations locales et internationales. L’Organisation Contre la Torture en Tunisie ( OCTT), reçoit quasi quotidiennement des plaintes, depuis que ses activités sont devenues légales, au mois de janvier 2011.
Des centaines de dossiers, témoignages et rapports médicaux, déposés au bureau de l’OCTT, avenue de la liberté dans la capitale, posent des questions sur ces pratiques inhumaines. Difficile de connaître les circonstances et de retrouver les responsables, ainsi que l’étendu de la pratique. Le faible taux d’inculpation rajoute aux questionnements.
Dans son rapport sur la situation en Tunisie, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture explique que la pratique n’a pas disparu. Publié à la fin du mois de février 2015, le rapport dresse un état des lieux de la situation et suggère des recommandations.
Les chiffres avancés par l’OCTT, qui ne sont pas à considérer comme exhaustifs, permettent de dresser un tableau relatif du phénomène pour les années 2013 et 2014.
Une pratique répandue tous le pays
La torture et les mauvais traitements sont répandus dans tout le pays, avec une majorité de cas dénoncés dans le gouvernorat de Tunis qui cumule 142 des 228 cas recensés par l’OCTT. Un taux élevé qui peut trouver une explication dans la densité de population présente.
Répartition géographie des cas de torture et de mauvais traitement pour la période 2013-2014
Les témoignages des victimes et de leurs familles dépeignent la torture comme «un phénomène ancré» au sein des instances sécuritaires de l’Etat, essentiellement, ceux de la police et de l’institution carcérale.
Les chiffres de l’OCTT montrent que la police est le corps sécuritaire qui fait le plus usage de cette pratique, au vu de l’étendue de sa zone d’intervention, comparativement avec la garde nationale. La police est également en charge des gardes à vues qui, dans certains cas, se prolongent jusqu’à 6 jours.
La violence physique est la forme de torture et de mauvais traitements la plus répandue. Les forces de l’ordre l’emploient dans la rue, dans les commissariats, dans les transports, ou encore aux domiciles des particuliers, en cas de descente.
Brahim Ben Taleb, chargé des projets à l’OCTT explique que les centres de garde à vue sont également un lieu de pratique :
« La plupart des plaintes reçues portent sur des cas de torture ou de mauvais traitement lors de garde à vue et lors des premières heures de détention, qui sont considérées comme les plus dangereuses pour les détenus. La torture est pratiquée dans un contexte où coexistent de nombreuses violations des droits humains et juridiques. »
Les victimes sont dans un vase clos de trois jours au moins, sans assistance juridique ou médicale, sans que les familles ne soient informées de la décision, du lieu de garde à vue et de sa durée, souligne-t-il également.
La prison est aussi un lieu où des actes de torture et de mauvais traitement sont pratiqués, comme le montrent les plaintes des familles, déposées à l’OCTT.
Pour Brahim Ben Taleb ces plaintes montrent l’enracinement de la pratique dans les prisons. Mais le fait que les associations ne puissent pas effectuer de visites inopinées pour documenter les cas et le fait que les détenus craignent les représailles et témoignent peu, ne permet pas d’avancer de chiffres concrets.
En détention une « discipline absolue » est imposée, en vertu de laquelle les droits les plus élémentaires sont bafoués. Les agents des prisons peuvent aller jusqu’à donner de fausses informations sur les familles, la torture devenant synonyme de privation de paix psychologique.
L’Etat passe de garant de l’intégrité physique à son violeur. Abdessatar Sahbani, professeur en sciences sociales à la faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, explique ce changement de rôle de l’Etat :
« La pratique de la torture est ancrée dans le comportement de l’Etat tunisien depuis l’indépendance. La lutte fiévreuse pour le pouvoir a donné une gestion de tous les conflits politiques par le recours à la violence sanguinaire. »
Selon M. Sahbani, la violence s’est ensuite transformée en instrument habituel de domination de la société, auquel on recourt au prétexte de lever le voile sur les circonstances d’un crime.
Les raisons de la pratique
L’usage de la violence serait fait pour dominer la manifestation du suspect, lors de l’interrogatoire. Un « alibi chimérique » pour les défenseurs des droits de l’homme, le détenu étant souvent menotté.
Les coups sont parfois accompagnés d’électrocution ou d’agression sexuelle. Le recours à ces méthodes a lieu au cours de l’interrogation, essentiellement, par les agents de la police judiciaire, si on en croit les rapports de l’OCTT, qui enregistre un maximum de plaintes à leur encontre.
« La torture se déroule au cours de l’interrogatoire dans les postes de police, quand il y a volonté d’arracher des aveux, pour clore le dossier et non pas pour rechercher la vérité », explique Halim Meddeb.
Maître Halim Meddeb, avocat auprès de l’OMCT, explique que différentes formes de torture morale sont pratiquées. Les individus sont parfois affamés pendant la période de l’arrestation, subissent des menaces d’agression sexuelles à l’encontre de leur soeur ou de leur mère, sont volontairement épuisés à force d’interrogatoire ou isolés du monde extérieur au point de ne plus pouvoir se situer dans le temps et dans l’espace.
L’isolement est d’ailleurs classé parmi les formes de torture symbolique agressive les plus pratiquées. Le philosophe français Paul Ricoeur dit à ce propos :
« La torture commence lorsque le prisonnier est isolé du monde extérieur et il faut que nous sachions ce qui découle du procédé d’isolement comme destruction de la personnalité, ce que nous devons dénoncer. »
D’après les témoignages des familles des prisonniers, accordés à OCTT, les formes de tortures et de mauvais traitements dans les prisons varient de l’usage de la violence physique, au placement en isolement, sans passer par une commission de discipline, à la négligence sanitaire et nutritionnelle ou encore à la privation de soins médicaux.
Il est également d’usage que la torture se pratique, simplement, à cause de demandes ordinaires telles que la demande de soins médicaux ou d’accès à un service social si ce n’est, comme cela arrive souvent, suite à un simple malentendu avec les agents des prisons ou de l’administration.
Torture et mauvais traitements causes d’handicap et de décès
La torture engendre parfois handicap ou décès de la personne qui la subie. Les militants des droits humains qualifient ces cas de mort « suspecte», du fait des circonstances mystérieuses qui les entourent. Souvent le décès a lieu lors de l’arrestation dans des endroits de détention ou dans les prisons.
L’OCTT a enregistré, à la fin du mois de septembre 2014, le décès de Mohamed Ali Snoussi, âgé de 25 ans, suite à une agression commise par les agents de la 17ème brigade dans le district de Mellassine. Il a été transféré à l’hôpital Charles Nicole à Tunis, avant de mourir le 30 septembre 20014.
Des traces de torture ont été constatées sur le corps du défunt par l’OCTT et tous les témoignages réunis prouvent que le décès est du à l’agression.
Les violences peuvent aussi rendre les personnes handicapées. Haikel Êchi, vendeur ambulant de menthe, tombé entre les mains des agents de la police municipale à Sfax, en juin 2014 en a fait les frais et est devenu aveugle. Il a été frappé à coups de pied, poussé violemment à l’intérieur du véhicule de police, et ce malgré avoir signalé souffrir d’un handicap de la jambe gauche. Il a perdu connaissances et c’est réveillé aveugle, au centre d’ophtalmologie de l’hôpital de Sfax.
« J’ai perdu la vue à cause d’un étalage de menthe qui ne vaut pas plus de 7 dinars, mais qui me permettait de gagner mon pain, de ne pas tomber dans la pauvreté et le besoin. »
Haikel Êchi résume, avec amertume, son expérience, se remémorant les détails et les noms de ses tortionnaires. Son dossier médical, dont nous avons pu obtenir une copie, lie sa cécité au fait d’avoir été frappé avec des objets durs et pointus. Pourtant aucune accusation claire n’a, encore, été signifiée contre les agents, auteurs de l’agression.
Complications psychologiques et sociales
La torture physique et symbolique a des conséquences psychologiques et sociales que les spécialistes en psychologie et en sciences sociales jugent plus dangereuses que la torture en elle même. Un cycle de reproduction de la torture peut prendre place, d’une manière ou d’une autre.
Abdessatar Sahbani, professeur en Sciences Sociales, parle d’un phénomène de « retrait ». « Le retrait est l’une des complications de la torture et est une des formes d’élimination de soi que la victime d’actes de torture s’inflige à lui-même, à cause du manque de confiance dans l’environnement sociale et l’absence d’un cadre d’échange et de discussion qui peuvent l’aider à dépasser son épreuve et faciliter sa réintégration dans son environnement social. »
Les incapacités physiques dont souffrent les victimes de tortures engendrent des cas de retrait, explique-t-il encore, du fait de la paralysie, de la cécité ou encore des agressions sexuelles subies. Il souligne l’importance de ne pas négliger les victimes, qui doivent être encadrées et reconnues comme victime.
Légiférer contre la torture
Avec la révolution la torture n’est plus une pratique taboue en Tunisie. Un changement législatif est donc possible. Mais en dépit de cette possibilité offerte par l’étape transitionnelle politique, les lois tunisiennes souffrent toujours d’un vide.
Parmi ces failles juridiques, Maître Mondher Cherni, avocat et secrétaire général de l’OCTT, rappelle le décret loi n°106 de l’année 2011, qu’il considère comme manquant et contraire aux conventions et chartes internationales contre la torture.
« Ce décret ne considère pas la violence commise sur la personne pour raison de punition, comme une torture, mais limite la torture à la tentative d’obtenir des aveux, d’intimider, de faire peur et de discriminer. »
De ce fait, selon lui, la torture utilisée comme punition bénéficie d’une légitimité dans la loi tunisienne, alors qu’elle est criminalisée dans la Convention internationale de lutte contre la torture, ratifiée par la Tunisie en 1988.
Maître Cherni, explique qu’il y a un manque de cohérence entre les lois et l’esprit de la Constitution. Cette dernière fait référence au droit de l’accusé d’avoir recours à un avocat dans toutes les étapes de la procédure judiciaire, ce qui n’est pas le cas dans les lois tunisiennes.
Cette contradictoire juridique, institut, pour le secrétaire général de l’OCTT, un vide juridique qui, à son tour, institutionnalise l’enracinement de la torture dans les postes de police et surtout dans les situations de garde à vue.
Pérennité de l’impunité
Outre les failles juridiques, l’impunité est un facteur qui complique la lutte contre la torture. Les militants des Droits de l’homme s’accordent à relever la lenteur du processus judiciaire quand il s’agit de cas de torture. Ce constat est conforté par l’absence quasi-totale d’incrimination de ceux qui ont commettent de tels actes.
Pour la période 2013-2014 un seul cas d’accusation a été enregistré et ce dans l’affaire de « Meriem », jeune fille violée par des agents de police dans la banlieue de Tunis en 2013.
Le lien, dans le processus de la justice avec l’instruction, contribue au renforcement de l’impunité. En effet l’enquête est ouverte au sein des postes de police, souvent même dans celui où les actes ont eu lieu. Un procédé qui biaise le principe de neutralité et d’objectivité, fondements de l’instruction. La solidarité entre les agents prend généralement le dessus.
Pour répondre à cette faille un nouveau mécanisme juridique a été lancé le bureau des plaintes contre la police, à l’instar de l’expérience danoise.
En attendant l’entrée en vigueur de ce genre de mécanismes en Tunisie, l’OCTT revendique le transfert des prérogatives de l’enquête, dans les affaires relatives à la torture, directement au procureur de la République.
L’impunité est également toujours de mise dans les cas de torture qui provoquent la mort, ce qui suscite plus d’une interrogation. Surtout que les rapports médicaux publiés à propos de ces cas, parlent de décès naturels, alors que les familles des victimes et les rapports des organisations des droits humains, expliquent que des circonstances opaques entourent le décès du défunt.
L’OCTT souligne la nécessité de procéder à des expertises réalisées par un comité constitué de trois médecins, dont désigné par la famille de la victime.
Le phénomène de torture, pourtant confortée par les statistiques, ne trouve comme seul réponse démentie et dérobade, de la part des autorités, qui vont jusqu’à avancer que les organisations gonflent les chiffres.
L’ancien ministre de l’Intérieur, Lotfi Ben Jeddou commentant, précédemment, l’évolution des cas de torture et de mauvais traitement dans les prisons, affirmait qu’il ne s’agissait pas d’un « phénomène », mais de « cas isolés ».
La torture en Tunisie est un phénomène qui bien que prouvé et documenté par les organisations, continu a être démenti. Un démenti des autorités qui leur permet d’éviter de prendre leurs responsabilités, face à des victimes, qui pour la plupart, portent encore les stigmates des actes subis.