Face aux statistiques officielles, les réformes sont faibles. Dans leurs prérogatives pour l’année 2015-2016, les ministères respectifs s’engagent à améliorer les conditions de vie des étudiants et des écoliers, à réduire les disparités régionales en matière d’infrastructures et à adapter la formation aux demandes du marché. Mais ces réformes, à l’exemple du dialogue sociétal sur l’éducation, restent creuses selon les acteurs syndicaux.
Durant son parcours scolaire, l’écolier est soumis à des phénomènes dont l’expansion inquiète de plus en plus : violence, abandon scolaire, usage de drogue. Si il décide de poursuivre des études supérieures, l’élève est confronté à plusieurs contraintes. Il devra changer de gouvernorat pour étudier, trouver une place en foyer, et choisir, si il en a les moyens, entre établissement public ou privé.
Même si son parcours universitaire se déroule sans entraves, il y a toujours l’appréhension du chômage, avec une remise en question de l’adéquation de sa formation avec la demande du marché.
Les chiffres actuels, comparés à ceux de 2010 montrent une amélioration quantitative en matière d’établissements et d’enseignants, mais elles révèlent aussi de fortes disparités et inégalités entre les différents gouvernorats. Si l’exemple du dialogue sociétal de 2015 implique une participation de tous les acteurs de l’éducation, de l’élève jusqu’aux syndicats, il est nécessaire de poser un état des lieux de la situation actuelle.
L’éducation et l’enseignement supérieur en Tunisie
Naviguez entre les différents gouvernorats pour comparer les différences entre régions en matière d’établissements, d’enseignants, de taux d’encadrement et de concentration des classes.
Etat des lieux
Total
Secteur
public |
Secteur
privé |
|
Universités | 12 | 0 |
Facultés | 28 | 7 |
Instituts | 131 | 11 |
Ecoles | 24 | 29 |
Etablissements cycle secondaire | 1392 | 312 |
Etablissements cycle primaire | 4544 | 71 |
Nombre d’élèves du secondaire | 887445 | 70242 |
Nombre d’élèves du primaire | 1038677 | 40043 |
Nombre d’enseignants du primaire | 62484 | 3351 |
Moyenne d’élèves par classe au primaire | 21.7 | 17.1 |
Total
public
privé
Forte disparité dans la répartition des établissements
On compte aujourd’hui en Tunisie 45 44 écoles primaires et 1 392 établissements secondaires (associant collèges et lycées). Du côté du secteur privé, en décembre 2014 : 191 écoles privées et 312 collèges et lycées. Les gouvernorats subissent des disparités qui progressent dans le cursus scolaire.
Si les disparités trouvent leur origine en premier lieu dans les paramètres démographiques de chaque région, elles sont très marquées par la suite entre les régions. Les régions côtières et du Grand Tunis sont les mieux loties en nombre d’établissements, quelque soit le niveau, par rapport aux régions de l’intérieur. Celles du Sud ont bien moins d’établissements.
Pour le cycle primaire, il y a généralement plus d’une centaine dans chaque gouvernorat, exceptés dans ceux d’Ariana et de la Manouba qui s’en rapprochent. Ce sont surtout les gouvernorats de Tozeur et de Kébili qui disposent du moins d’établissements primaires.
Evolution du nombre d’établissements primaires et secondaires privés
entre 1984 et 2014
Pour le secondaire (collèges et lycées), le constat est plus inquiétant. Le nombre d’établissements secondaires est parfois divisé par deux voire trois. A Sidi Bouzid, le gouvernorat compte 323 écoles primaires (nombre le plus élevé) un chiffre qui passe à 65 établissements secondaires. Cette réduction se ressent aussi fortement dans les régions du sud : Tozeur, Kébili et Tataouine, qui, par exemple, a perdu 75 établissements du primaire au secondaire passant de 110 établissements primaires à 35 établissements secondaires.
Cette coupure nette entre le cycle primaire et le cycle secondaire, qui est valable de manière globale pour toutes les régions du pays à l’exception de la capitale, sous-tendent deux choses, en premier lieu une fuite des élèves à la 6ème année, et un problème d’encadrement et de surpeuplement des classes.
Pourtant, la deuxième possibilité est plutôt nuancée voire réfutée par les statistiques officielles en matière de ratio d’élèves par classe et d’élèves par enseignants. Pour avoir une idée de l’encadrement, en analysant le nombre d’élèves par enseignants,on passe de 16,8 au primaire à 11,6 au secondaire, pour le public. Pourtant, pour le ratio d’élèves par classe, la tendance est à l’augmentation passant de 22,1 à 25,1 % au secondaire. Il y aurait donc de moins en moins de classes, mais plus d’enseignants.
Toujours est-il que la progression de la fréquentation de l’école au lycée tend davantage à la baisse. En première année primaire, le ministère de l’Education a recensé presque deux cent milles élèves (188 816 nouveaux inscrits) alors que pour la 9ème année secondaire, plus de 66 000 élèves ont quitté le système sur l’année 2014. Un chiffre qui semble en adéquation avec les 100 000 décrocheurs scolaires recensés par le ministère de l’éducation en 2013.
Supérieur : Manque d’offre en régions
La Tunisie dispose aujourd’hui de 13 universités, de 195 établissements publics et 47 privés, tous inégalement répartis sur le territoire, puisque seuls 8 des 24 gouvernorats disposent d’une ou plusieurs universités. Tunis est le gouvernorat le plus florissant en matière d’universités, d’instituts et d’écoles publiques ou privés, et offre un large panel de filières. Un découpage en fonction de la concentration d’établissements, révèle ainsi un important vide dans l’offre de filières, allant de la région Centre jusqu’au Sud : Kebili par exemple ne dispose que d’un institut d’études technologiques (ISET). Seuls les gouvernorats avoisinant la capitale ainsi que les régions côtières disposent d’une palette de choix d’universités, d’instituts ou d’écoles.
Dans la répartition, les établissements supérieurs privés fonctionnent dans une logique à peu près similaire à celle du système public en se concentrant principalement dans la capitale et ses agglomérations ainsi que les zones côtières comme Sousse, Nabeul et Monastir. Cette écart régional s’explique selon Wael Naouar, président de l’Union Générale des Etudiants Tunisiens (UGET) par le fait que les écoles privées s’installent “là où il y a de l’argent”, s’implantant ainsi en fonction des revenus moyens de la population du gouvernorat concerné.
2010-2014 : La quantité avance, la qualité recule
Finalement, si l’éducation nationale prétend appliquer une politique d’accès à “l’école pour tous”, il n’en demeure pas moins que cet accès se réduit progressivement selon les niveaux d’études avec une fuite des élèves pour diverses raisons, et un effacement régional des établissements lors du passage au secondaire, faisant des régions de l’intérieur les premières victimes de la raréfaction des établissements.
Durant cette période on s’aperçoit qu’il y a plus d’établissements et d’enseignants pour moins d’élèves dans le public et une augmentation du nombre d’établissements, d’enseignants et également d’élèves, dans le privé.
publiques et privées entre 1984 et 2014
Le baccalauréat en chute
Même si les chiffres du nombre d’établissements et du nombre d’enseignants sont en hausse, on note, en sens inverse, un taux de réussite au bac en chute. Ainsi en 2010 le taux de réussite était de 61,9% pour passer aujourd’hui à 52,3%.
Education et enseignement supérieur au coeur des débats depuis 2014
Peu abordé par les rapports officiels, l’abandon scolaire a fait l’objet d’une étude menée par le Forum Tunisien des Droits Economiques Sociaux (FTDES) en 2014. C’est un phénomène non moins préoccupant pour l’éducation nationale. En 2013, l’éducation nationale a dénombré 107 000 “décrocheurs”. Le sort de ces élèves éjectés du système éducatif est peu, voire mal maîtrisé par les autorités responsables. Selon le rapport du FTDES, il n’existe pour l’instant aucune communication entre le ministère de l’Education et le ministère des Affaires sociales permettant le soutien de ces élèves. Ils sont livrés à leur sort, ne trouvant au bout que le chômage en expansion ou un travail sous-rémunéré. L’abandon scolaire concerne également tous les âges, même si il connaît un pic dès l’âge de 16 ans, âge où l’éducation n’est plus un impératif de l’Etat ( Art. 39 – Constitution).
Les raisons sont multiples: scolaires, financières, familiales ou médicales. Elles justifient ces abandons scolaires motivés par l’échec dans la scolarité, ou selon les conditions familiales, la nécessité de devenir actif et de constituer une nouvelle source de revenus pour la famille. Pourtant, l’emploi n’est pas toujours au rendez vous. Selon l’étude du FTDES qui s’est déroulé durant l’année 2013, la principale opportunité à la sortie de l’école est la formation professionnelle, précédant le chômage pour ensuite laisser place à l’emploi.
Le secondaire au rythme des grèves
Depuis la rentrée de septembre 2014, les collégiens et lycéens du pays vivent au moins une fois par mois au rythme des grèves organisées par le syndicat de l’enseignement secondaire dont Lassaad Yaacoubi est le secrétaire général. Généralement suivies à plus de 90%, elles pénalisent en premier lieu les élèves, qui sont touchés par cette paralysie temporaire des cours. Mais ce sont surtout les enseignants qui sont au coeur du débat. Il est question de la rémunération, avec une demande d’augmentation des salaires.
Lors d’une rencontre avec Lassaad Yaacoubi, celui-ci n’a pas manqué de confier qu’on ne comptait plus “le nombre d’enseignants contraints d’effectuer un deuxième travail pour finir le mois, comme des travaux d’agriculture par exemple”. D’autres enseignants comptent sur les cours particuliers, devenus monnaie courante pour les élèves tunisiens, afin d’améliorer sensiblement leur condition matérielle.
Ces grèves successives, sont le signe des échecs aux négociations qui ont précédé chacune de ces grèves. En réponse, le ministère de l’Education a présenté, lors d’une communication, un rapport sur l’absentéisme des enseignants établi à 2,2 millions de journées perdues et 57 millions de pertes sur le budget de l’éducation nationale. Deux chiffres qui correspondent à environ 1,8% de la masse salariale et 0,6 % d’impact sur le budget. Mais ces chiffres restent à nuancer, après avoir contacté le rédacteur de ces statistiques, celui-ci a rectifié le nombre des absences à 1,2 millions, en ajoutant qu’elles étaient toutes justifiées et “compréhensibles” car, selon lui, le métier d’enseignant est fatiguant et nombre d’entre eux souffrent de maladies chroniques.
Laasad Yaacoubi
“Qu’on le veuille ou non, l’éducation est devenue un secteur stratégique pour les politiciens”
Le syndicat de l’enseignement secondaire espérait atteindre deux objectifs après le départ de Ben Ali. D’une part, un réel investissement du nouveau gouvernement dans l’éducation, ainsi qu’une amélioration des conditions d’enseignement. Il admet avoir échoué dans la résolution du premier objectif, et met en cause la corrélation entre l’Etat et la Banque Mondiale, qui l’empêchent d’exercer sa gouvernance dans la répartition des dépenses publiques. Un fait qui, d’après lui, est en totale contradiction avec une volonté de réformer l’éducation. L’Etat doit investir dans la réforme, et lui seul.
Pour le syndicaliste, “la réforme ne peut se cantonner à de simples idées et des mots”. Elle doit surtout s’intégrer dans la Constitution tunisienne, c’est à dire le devoir de l’Etat d’assurer les moyens de l’éducation, son libre accès et sa gratuité. Elle doit également prendre en compte les disparités régionales, notamment en matière de pauvreté pour accentuer les moyens sur ces zones.
Mais la réforme, selon lui, doit s’inscrire dans un discours national qui puisse inclure toutes les parties concernées. Dans ce cadre, il affirme que le syndicat fera en sorte que cette réforme ne soit pas récupérée politiquement, ou source d’instrumentalisation de l’éducation par les partis ou le gouvernement en place.
Grève des ingénieurs : Exemple du bras de fer entre privé et public
Dans l’actualité qui touche l’enseignement supérieur en Tunisie, la grève des ingénieurs a beaucoup fait parler d’elle au mois de janvier. Si les revendications sont multiples, l’existence d’écoles d’ingénieur privées est le principal objet de la contestation. Dans le secteur de l’ingénierie, les écoles publiques et privées fonctionnent selon deux logiques différentes. Les étudiants du secteur public passent généralement par deux années préparatoires avant de présenter un concours national qui a établi la note d’admission à 8 sur 20.
Dans le secteur privé, chaque école fonctionne à sa façon. La plupart du temps, le paiement des frais d’inscription suffit. Pour les ingénieurs grévistes, il y a tout d’abord une nécessité d’unifier le concours national qui leur est imposé “injustement” contrairement à d’autres élèves qui “achètent un diplôme” auprès d’écoles privées. C’est ce dont témoigne Ghada Boukhari, élève en première année à l’ENSTAB (nouvelle école créée par un partenariat tuniso-japonais) et participante active de la grève. L’unification de ce concours, qui serait imposé à tous les élèves qu’importe l’école, équilibrerait le niveau de qualification des étudiants.
L’autre problème pointé par les étudiants grévistes, est que les écoles privées entravent le renouvellement du corps enseignant puisqu’elles embauchent généralement les mêmes enseignants qui travaillent dans des écoles publiques, qui “travailleraient dans l’illégalité puisqu’ils ne cotisent pas”.
“Il faut dénoncer avec véhémence les politiques publiques qui sont entrain de massacrer nos enfants” Tahar Belakhdar
Pour Tahar Benlakhdar, la problématique est beaucoup plus complexe. Fondateur et directeur de l’école Esprit, créée en 2003; il a oeuvré pendant plus de 40 ans dans le secteur public. Il est le principal instigateur des classes préparatoires et de la généralisation des ISET en Tunisie, qui ont contribué à forger l’enseignement technique dans le pays. Il met en cause la loi de juillet 2008 portant sur le statut de l’enseignement supérieur privé. Pour lui, cette loi a ouvert le champ aux établissements privés, dont la création se suffit désormais au respect d’un cahier des charges.
En dissociant son école des autres écoles “vendeuses de diplômes” qui enrichissent davantage leurs promoteurs que l’innovation scientifique, il ne manque pas de fustiger les politiques publiques, qui “ sont entrain de massacrer nos enfants”. Sans se désolidariser de cet échec de l’enseignement technique il rappelle les contraintes administratives inhérentes aux ministères successifs.
“Nous avons voulu importer le modèle français des prépas et des grandes écoles, mais le Ministère n’a pas donné les moyens de cette réussite. Nous avons crée des capacités d’accueil pour des élèves qui n’avaient peut être pas les qualités d’ingénieurs.” Tahar Belakhdar
Pour cet ancien du domaine public, la priorité du ministère concernant du moins les étudiants ingénieurs, doit résider dans l’instauration d’une instance indépendante de certification nationale comme à l’internationale. Si la Tunisie veut l’implantation d’entreprises étrangères ou l’envoi de ses ingénieurs à l’étranger, elle doit se soumettre à une certification internationale qui fera de l’ingénieur tunisien “un produit standard labellisé” , opérationnel sur n’importe quel terrain. C’est aussi ce problème d’opérationnalité qui est pointé du doigt. Le système public aurait dû former deux types de profils : l’ingénieur d’étude pour la conception, et l’ingénieur opérationnel pour la production, prêt à effectuer n’importe quelle tâche dès l’obtention de son diplôme. Pour l’heure, Tahar Belakhdar juge que seul le premier profil a été retenu, alors que la Tunisie dans son contexte de crise économique a surtout besoin du deuxième profil.
Réforme exclusive et contrats avec des écoles privées : Le double jeu du ministère
A l’image du dialogue sociétal sur l’éducation, prévu pour l’année 2015, l’Université tunisienne est également concernée par la réforme déjà annoncée par le nouveau ministre Chiheb Bouden. Wael Naouar , président de l’UGET peine lui-même à identifier cette réforme, qui , si elle veut réussir “doit engager les étudiants dans ce processus au lieu de les exclure”. Une réforme qui, d’après lui, répondra avant tout aux exigences du FMI et de la Banque Mondiale.
Dans tous les cas, les syndicats concernés n’auraient pas été contactés dans le cadre de ce discours, alors qu’ils sont les premiers à connaître la réalité des conditions étudiantes du pays. Mais son témoignage se porte davantage sur la privatisation du secteur de l’enseignement supérieur, et les actions de blocage opérés par son syndicat. Notamment en direction des autorisations de futures écoles privées qui ont été bloquées jusqu’à 2016 en accord avec le gouvernement, ce dernier ayant cependant refusé de signer l’accord de 2017, l’année qui devrait accueillir la nouvelle université américaine, “une ingérence culturelle” selon Wael Anaouar.
Si le ministère de l’Enseignement supérieur inclut l’UGET dans les négociations sur le privé, tout en l’excluant du débat des réformes, il s’avance cependant dans un rapprochement jugé dangereux avec le secteur privé. L’exemple le plus fort n’est autre que le récent contrat signé entre le Ministère des Transports avec l’école privée Esprit qui inclut les futurs diplômés dans un projet de développement et d’innovation des transports terrestres. Une nouvelle qui fait craindre aux élèves ingénieurs du secteur public d’être abandonnés par les autorités dès leur arrivée sur le marché de l’emploi.
Selon Tahar Belakhdar, son école a été choisie car elle fournit des ingénieurs opérationnels et productifs en matière d’innovation, ce que le système public ne produit pas. Mais pour Wael Naouar, le constat est bien plus grave, il s’agit d’un “crime en soi envers l’enseignement public” dans la mesure où deux autorités publiques censées agir en direction des ingénieurs du public pour leur assurer un emploi, oeuvrent plutôt en faveur du secteur privé qui “peut se passer de contrats publics”.
Et le gouvernement dans tout ça ?
Au delà du constat observé par les ministères respectifs dans leurs statistiques, il faut se demander quelles sont les suites de ces statistiques, ou comment les autorités en charge du dossier de l’éducation et de l’enseignement supérieur comptent améliorer ces indicateurs. Pour l’heure, les réformes semblent montrer une volonté d’amélioration même si elles restent inconnues du public malgré l’appellation de “Dialogue sociétal”. Elles semblent exclure des acteurs importants de la réalité éducative et étudiante du pays à l’image de l’UGET qui n’a toujours pas pris part aux discussions sur la réforme de l’Enseignement supérieur. Ces réformes tendent davantage à une révision du système en place en vue de l’améliorer, notamment sur le point des programmes scolaires, plutôt qu’à une prise en compte de l’état des lieux matériel, qui a été fait dans cet article. Les prochaines statistiques pour l’année 2015 permettront de confronter le nouvel état des lieux avec le nouveau système, issu des réformes.