Ibrahim travaille depuis 22 ans comme agent de propreté. Ce père de famille, de 70 ans, a la charge de ses trois enfants et sa femme handicapée. Quand il travaille il ne porte rien de plus que des vêtements ordinaires. Toute la journée il manipule des tas de sacs plastics noirs, mais également des sacs jaunes, qui sont réservés à l’emballage de produits de haute toxicité et qui portent la mention « Produits dangereux ».
La vingtaine d’année qu’il a passé à exercer cette profession, a fini par le désensibiliser face aux dangers qu’il encourt en parcourant ces matériaux nocifs. Il ne porte ni masque, ni gants et n’utilise que de l’eau pour tenter de lutter contre une éventuelle infection.
Les sacs noirs contiennent des produits courants, mais aussi de nombreuses seringues et parfois même, quelques membres amputés, suite à des opérations faites dans les hôpitaux. Ibrahim, livré à lui-même, se dit inconscient du danger et manipule tous ces déchets sans protection particulière. Aucun employé des services hospitaliers ne supervise le travail, alors même que ces produits sont toxiques.
En théorie les sacs de couleur noire ne sont supposés contenir que des déchets ordinaires. Les substances et matériaux dangereux sont censés finir dans les sacs de couleur jaune, prévus à cet effet. C’est en tout cas ce que stipule le décret n° 2745, daté du 28 juillet 2008, et qui porte sur les conditions et les moyens de gestion des déchets dans le secteur médical. Or le personnel médical et paramédical, premier maillon de la chaîne de tri, ne respecte pas ou ignore les normes nationales et internationales en la matière. Ibrahhim Adhâadhi et de nombreuses personnes dans son environnement, se retrouvent alors exposées à des risques sanitaires très importants.
Dans le diagramme suivant nous tentons d’établir, d’une part : le cycle ordinaire d’évacuation des déchets du secteur hospitalier selon les normes internationales établies en la matière ; et d’autre part : le circuit réel que parcourent les déchets en provenance des hôpitaux tunisiens, en particulier dans le secteur public.
D’où vient le dysfonctionnement ?
Dans la première phase du cycle de tri, celle effectuée à la source par le producteur de déchets, c’est-à-dire le médecin traitant ou l’infirmier, ces déchets se répartissent en deux catégories : les produits ordinaires et les produit dangereux. Les produits ordinaires sont ceux qui s’apparentent à des ordures ménagères et ne présentent en aucun cas un risque sanitaire majeur. Ces déchets sont collectés dans des sacs-poubelle ordinaires de couleur noire.
Les déchets dangereux sont constitués de produits spécifiques au secteur hospitalier. Ils sont collectés dans des sacs en plastic jaune prévus à cet effet et portant la mention « Déchets hospitaliers dangereux ».
Or à cette étape, déjà, on constate des manquements. En effet des sacs-poubelle noirs, provenant d’hôpitaux, contiennent en réalité beaucoup de produits spécifiques, d’une très grande toxicité. Cette première entorse aux normes impacte toute la chaîne.
Les déchets ordinaires dans les sacs de couleur noire sont ensuite collectés par les services municipaux. Les déchets dangereux, dans les sacs de couleur jaune, doivent, selon ce que stipulent les chartes, subir une première phase de « stockage intermédiaire » dans des locaux sanitaires prévus à cet effet, dans l’enceinte même de l’hôpital. Or en l’absence de tels locaux, ces sacs sont stockés à l’air libre devant les façades des différents services, en attendant d’être collectés par des entreprises spécialisées, et acheminés vers les décharges publiques. (Depuis la fermeture de la décharge de Jradou, ces déchets sont recueillis par celle de Borj Chakir).
Après avoir passé en revue quatre hôpitaux dans le grand Tunis et avoir pris contact avec des employés d’hôpitaux dans le pays, nous sommes arrivés à la conclusion que l’anomalie dans le processus de collecte et d’évacuation des déchets hospitaliers commence dés la première phase de tri. En effet des produits dangereux et hautement toxiques se retrouvent souvent mêlés aux ordures ménagères, qui sont emportées par les services municipaux.
Quant aux produits dangereux ils sont stockés à l’air libre, à portée du public, sans aucun traitement préalable, avant d’être collectés par des entreprises spécialisées qui les évacuent directement vers les décharges.
Mohamed Yahyaoui, secrétaire général du syndicat des employés de la décharge de Borj Chakir rapporte que la décharge reçoit de nombreux déchets classés dangereux, en provenance des hôpitaux, dans des sacs-poubelle noirs, en plus de sacs jaunes, dont le contenu n’a subi aucun traitement. Plusieurs fois les sacs contenaient des dépouilles de foetus. Il rapporte également qu’une jambe d’une patiente a été retrouvée dans un des sacs.
Or le non respect des normes a des conséquences sur la santé des employés de la décharge :
"Le contenu de ces sacs a déjà causé des maladies graves chez plusieurs employés de la décharge. Nous recensons notamment plusieurs cas d’employés atteints de cancers, mais aussi et surtout d’hépatites”. Il rapporte également le cas de l’employé Mohamed Ali Trabelsi, diabétique, qui a perdu la vue après avoir été blessé par une seringue usagée.
Témoignage: Mohammed Yahyeoui secrétaire général du syndicat des employés municipaux de la décharge Borj Chakir.
Traduction : « Dans la décharge de Borj chakir, on reçoit tous les jours des déchets provenant des ordures ménagères, des déchets industriels, des déchets hospitaliers de différents degrés de dangerosité ainsi que des déchets putrescibles (déchets des abattoirs, des organes humains…). Nous recevons aussi des sacs jaunes de produit dangereux, dont le contenu n’a subi aucun traitement. Le contenu de ces sacs a déjà causé des maladies graves chez plusieurs employés de la décharge. Nous recensons notamment plusieurs cas d’employés atteints de cancers, mais aussi et surtout d’hépatites. Des fois on découvre des dépouille foetus. C’est arrivé avec un foetus de huit mois dans un sac qui appartient, apparemment, à une clinique. On est tombé aussi sur une jambe entière. Le Procureur de la République avait même ordonné une enquête judiciaire. »
Le contact avec des déchets hospitaliers peut engendrer plusieurs affections graves. L’hépatite C est sans doute la plus répandue d’entre elles. Selon les statistiques de l’Organisation Mondiale de la Santé, vingt et un millions de personnes dans le monde souffrent d’une hépatite, transmise notamment suite à un contact avec une seringue usagée. En plus des dégâts causés sur la santé des gens en contact immédiat avec les déchets hospitaliers, ces déchets ont un impact considérable sur l’environnement, notamment sur la nappe phréatique et la biodiversité.
L’impact humain
En Tunisie il n’existe pas de statistiques fiables concernant le nombre de personnes atteintes du virus de l’hépatite C et d’autres affections suite à l’exposition à des déchets médicaux toxiques. Pour autant le phénomène semble important.
Mohamed Ali Trabelsi, un employé de la décharge de Borj Chakir, a été contaminé dans le cadre de son travail, aprés s’être blessé avec une seringue usagée.
Dans un premier temps, Mohamed n’a pas pris cet incident au sérieux et a fait preuve d’insouciance. Cependant, son pied s’est très vite gangrené, et l’infection s’est vite propagée dans son organisme déjà atteint par le diabète, jusqu’à ce qu’il devienne aveugle.
Voici quelques images réalisées par Mohamed lui-même, peu avant qu’il ne perde la vue.
Résumé du contenu de la vidéo :
«Je travaille depuis l’an 2000 à la décharge contrôlée de Borj Chakir. Le 25 mai 2011 j’ai été piqué par une seringue usagée, au niveau de la jambe.
Les médecins m’avaient dit, dés le premier jour, qu’ils allaient m’amputer du pied infecté pour pouvoir me sauver la vie (…). La décharge n’est pas sécurisée.
Il y a des camionnettes qui viennent tous les jours pour vider des grandes quantités de déchets hospitaliers tels que des seringues et des pansements utilisés.»
Abdelbaki Abdellaoui, un collègue de Mohamed qui travaille pour la municipalité de Ben Arous, à lui aussi été piqué par une seringue. Il a continué son travail sans y prêter attention. Quelques semaines plus tard il ne pouvait plus bouger son bras.
Il a d’abord pensé à des rhumatismes. Mais le médecin a finit par faire le lien avec la piqûre de la seringue. Une bactérie s’est glissée entre les os et les nerfs. Il lui a été prescrit un arrêt de travail d’une durée de 7 mois.
Voici le témoignage de Abdelbaki Abdellaoui :
Résumé du contenu de la vidéo :
«Alors que je travaillais comme éboueur, j’ai été piqué par une seringue. J’ai continué mon travail sans y prêter attention. Quelques semaines plus tard je ne pouvais plus bouger mon bras. J’ai pris plusieurs traitements tout en pensant qu’il s’agissait
de rhumatismes. Après avoir consulté plusieurs médecins et fait des analyse et des radios, les médecins ont finit par faire le lien avec la piqûre de la seringue. Ils ont affirmé qu’une bactérie s’est glissée entre les os et les nerfs. Les médecins
m’ont alors prescrit un arrêt de travail d’une durée de 7 mois ».
Dans un autre registre, Mohamed Marouani, un ouvrier de la décharge de Borj Chakir, qui s’occupe de l’évacuation des eaux contaminées, s’est vu diagnostiqué un cancer, le 20 août 2012, suite à une exposition prolongée a des rejets toxiques, et notamment a des déchets hospitaliers.
L’impact environnemental
Plusieurs études scientifiques affirment qu’une gestion anarchique des déchets hospitaliers, et le recours au mêmes méthodes que pour les ordures ménagères conduisent inéluctablement à une pollution de la nappe phréatique. L’association Sos Biaa a réalisé, en 2014, des analyses des eaux d’irrigation dans les zones limitrophes de la décharge de Borj Chakir, ainsi que des eaux de puits de la région.
Ces analyses semblent confirmer que les eaux d’irrigation, tout comme l’eau potable dans cette région, souffrent d’un niveau de pollution élevé du à l’évacuation des eaux toxiques en provenance de la décharge.
Voici un récapitulatif des résultats de ces analyses :
Composant | Taux de référence | E1* | E2* | E3* | Risques encourus |
---|---|---|---|---|---|
Nitrates | 20 mg/L | 77 | 39 | 23 | La pollution aux nitrates diminue la quantité d’oxygène transporté par l’hémoglobine et peut causer des cancers ou des leucémies. Affecte aussi la biodiversité. |
Calcium | 75 mg/L | 284 | 315 | 102 | Calculs rénaux, calcification des reins et anomalies des vaisseaux sanguins. |
Magnésium | 30-150 mg/L | 192 | 115 | 23,2 | Calculs rénaux |
Chlorhydrates | 200 mg/L | 1.92 10³ /mm³ | 909 | 256 | Produit toxique qui interagit avec les composants organiques présents dans l’eau pour générer des substances chimiques cancérigènes. |
Sulfates | 200 mg/L | 1.12 10³ /mm³ | 398 | 223 | Diarrhée et déshydratation |
Résidu sec | 500 mg/L | 5.48 10³ /mm³ | 3.0 10³ /mm³ | 1.01 10³ /mm³ | Aucun effet notable sur la santé |
Demande chimique en oxygène | 2 mg/L | <30 | 36 | <30 | Indicateur de pollution de l’environnement. Cause des diarrhées et de la déshydratation. |
Azote total Kjeldal | 1 mg/L | 1,14 | 0,86 | 1,14 | Hautement cancérigène |
Phènol | 0,5 mg/L | 2,44 | <0,1 | <0,1 | Maladies cardiovasculaires |
Échantillon 2: puits situé à 3 km de la décharge Borj Chakir
Échantillon 3: Eaux potables
* : Echantillon 1, Echantillon 2, Echantillon 3
Le tableau récapitulatif ci-dessus comporte les résultats de deux séries d’analyses conduites sur les eaux courantes de la région ainsi que celles de deux points d’irrigation situés à proximité de la décharge. Ces analyses révèlent la présence de taux anormalement élevés de certaines composantes minérales et organiques. Il s ‘agit en l’occurrence d’un taux élevé de nitrates dans les échantillons provenant des points d’irrigation ainsi que d’une forte demande chimique en oxygène qui représente un indicateur de pollution important et dont le taux dépasse les normes internationales y compris dans les eaux potables de la région. Le tableau démontre aussi la présence forte de plusieurs autres facteurs de pollution importants et les risques de santé publique qui en découlent.
Loin de Borj Chakir, sur l’ile de Djerba, la fermeture de plusieurs décharges publiques a conduit à une série de petites crises environnementales, et notamment à une pollution avérée de la nappe phréatique. S’il est difficile de déterminer l’impact environnemental réel de la crise de gestion des déchets sur l’île, il est néanmoins possible de démontrer que certains abus ont été commis, et qu’ils peuvent avoir un impact immédiat sur les ressources hydrauliques.
Dans la vidéo qui suit des militants environnementaux filment des employés d’une clinique privée, en train de déverser des rejets toxiques dans un point d’eau qui sert à alimenter des habitants de la région en eau potable.
Résumé du contenu de la vidéo :
« Voici les déchets de la clinique privée en question, voici les seringues et les médicaments. Ils appartiennent à la clinique Alayechi de M. Hsan EL Younsi qui utilise ce véhicule pour transporter les déchets de sa clinique et les vider dans des
puits situés sur l’île de Djerba. Après avoir saisi le véhicule et les papiers, la police est en train de les accompagner au district de Houmet Essouk. Quant à nous, on est toujours là, les yeux ouverts, prêts à dénoncer tout dépassement.»
Les autorités publiques et notamment l’organisme qui a la charge officielle de gérer et de coordonner la gestion des déchets hospitaliers (Agence Nationale de Gestion des Déchets) admettent l’ensemble de ces dysfonctionnements.
Dans une interview qu’elle nous a accordé Afef Makni Siala, la directrice de gestion des déchets du secteur hospitalier, s’est arrêtée sur les causes et les leviers de cette gestion anarchique des déchets hospitaliers. Elle a également parlé ainsi d’un projet de réforme du secteur, entré en vigueur en 2011. Elle a dénoncé le manque de ressources financières comme principal obstacle à l’avancement de ce projet, malgré une enveloppe de 2,5 millions de dollars attribuée par le Fond International pour l’Environnement.
Voici un extrait de l’interview que nous avons réalisé avec Afef Makni Siala.
Résumé du contenu de la vidéo :
« Les cliniques mélangent les déchets hospitaliers dangereux avec les déchets non dangereux. Ce mélange donne en fin du compte des déchets dangereux (…). Malgré l’existence d’une loi de 1996 réglementant la gestion des déchets hospitaliers, les hôpitaux
et les cliniques continuent de mélanger les différents genres de déchets sans prendre en considération le tri sélectif ».
Il apparaît clairement qu’une législation punitive ne suffit pas à résoudre le problème de la gestion des déchets hospitaliers et à garantir le droit de chaque citoyen à un environnement sain et viable. Il est nécessaire de développer avant tout une conscience citoyenne des enjeux sanitaires et environnementaux.