Faisant initialement deux victimes, le bilan s’est alourdi dans la journée avec l’annonce du décès d’une troisième ouvrière. Les blessées ont été transportées à l’hôpital régional du Kef, dont certaines dans un état critique, selon les premières informations rapportées par des médias locaux. Le conducteur du camion a également été blessé.
Ce type d'accident n’est pas une exception. Il s’inscrit dans une série noire de tragédies similaires : en avril 2019, un accident à Essabala, dans la région de Sidi Bouzid, avait déjà coûté la vie à 17 ouvrières agricoles. Malgré la récurrence de ce genre de drame, les conditions de transport, souvent sur des camions inadaptés, sans ceintures, surchargés, restent inchangées.
Sur le même sujet
Une tragédie structurelle
L’accident du Kef révèle ainsi une chaîne d’inactions, de négligences et de politiques publiques inadaptées. Selon le rapport Système de protection sociale pour les travailleuses agricoles, Politique de protection ou recyclage de la fragilité ?, publié par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) en mai 2025, plus de 500 000 femmes travaillent dans le secteur agricole en Tunisie. Parmi elles, une majorité n’a ni contrat de travail, ni couverture sociale, ni accès à un moyen de transport sécurisé.
Le transport, en particulier, constitue un maillon fatal dans cette précarité organisée. Les ouvrières sont généralement acheminées à l’aube, dans des camions vétustes, sur des routes rurales mal entretenues. Le phénomène de la "location de main-d'œuvre" par des intermédiaires, appelés "samsara", renforce encore la vulnérabilité de ces travailleuses, privées de tout recours ou droit effectif en cas d’accident ou de litige.
Le mirage d’un encadrement légal
En octobre 2024, le décret-loi n°2024-04 a été publié pour encadrer les conditions de travail et de transport des ouvrières agricoles. Il promettait notamment la création d’un fonds de protection sociale, un encadrement du transport rural sécurisé et un élargissement des bénéficiaires de la couverture sociale.
- Mais ce décret reste largement “inopérant, faute de décrets d’application et de volonté politique réelle”, selon le FTDES.
Le texte prévoit la gratuité temporaire des cotisations pour les trois premières années, des subventions au transport et une reconnaissance de la pénibilité du travail agricole. Pourtant, sur le terrain, rien n’a changé : les ouvrières continuent de travailler dans l’illégalité, au jour le jour, payées entre 10 et 20 dinars par jour, sans repos hebdomadaire, sans contrat, sans assurance.
Une main-d’œuvre majoritairement féminine, invisible et exposée
Ces femmes sont l’épine dorsale du secteur agricole, un pilier de la sécurité alimentaire nationale. Mais leur réalité est faite de pauvreté, d’invisibilité, et d’exploitation.
- Selon les dernières données du ministère de l’Agriculture, 85% des travailleuses du secteur n’ont aucun contrat formel. Elles sont recrutées de manière informelle, parfois même payées en nature, sans garantie minimale, ni reconnaissance légale de leur statut.
Le drame du Kef vient ainsi rappeler crûment ce que les associations et les syndicats dénoncent depuis des années : la faillite de l’État à protéger ces travailleuses, souvent issues des régions intérieures marginalisées comme le Kef, Kasserine ou Sidi Bouzid. À cela s’ajoute un taux d’illettrisme élevé, une dépendance économique aux saisonniers et un tissu social fragilisé par l’exode rural et la pauvreté multidimensionnelle.
Des réformes annoncées, sans effet
Le décret de 2024 devait être une réponse structurelle à ces enjeux. Il prévoyait 9 textes d’application, 4 décisions ministérielles, et 3 accords interinstitutionnels (santé, transport, finance). Mais à ce jour, aucun des textes nécessaires n’a été publié, et aucun mécanisme de suivi n’a été mis en place.
Pire encore, le décret n’a aucun effet rétroactif : les familles des ouvrières décédées, comme celles du Kef, ne pourront prétendre à aucune indemnisation liée à ce nouveau cadre juridique.
La responsabilité de l’État et l'urgence de l’action
Dans son rapport, le FTDES souligne que “les réformes de façade ne suffisent pas” et que “la protection sociale ne peut être un luxe conditionné à des arbitrages budgétaires”. Il appelle à l’application immédiate et effective du décret, à l'instauration de véhicules réglementés pour le transport des ouvrières, et à la reconnaissance pleine et entière de leur statut professionnel.
En l’absence d’un cadre contraignant, ces drames continueront de se reproduire, avertit le FTDES : “Il ne s’agit pas de fatalité, mais de responsabilité politique.”