Les décisions de Saied ont bénéficié d’un large soutien parmi les Tunisien·nes déçu·es par les dirigeants élus du pays, en particulier le parti islamiste Ennahdha. Cependant, le pays a été confronté à des difficultés économiques croissantes. Ces difficultés ont touché jeunes et vieux, riches et pauvres et pourraient nuire à la popularité du Président.
Récemment, de nombreuses personnalités politiques et médiatiques ont été poursuivies en justice pour avoir critiqué ouvertement l'État ou l'armée. Cette tendance pourrait amener les Tunisien·nes à réfléchir à deux fois avant de partager des critiques envers le gouvernement avec d'autres, de crainte de subir des poursuites judiciaires.
Il devient donc de plus en plus compliqué d'évaluer avec précision le niveau réel d'opposition au régime de Saied, parce que les citoyen·nes hésitent à répondre aux questions des sondeurs.
Amr Yakout et Robert Kubinec ont réalisé une enquête en ligne entre le 26 juillet et le 18 août, interrogeant 830 Tunisiens et Tunisiennes issus des 24 gouvernorats du pays afin d'évaluer la popularité de Kais Saied. Ils ont utilisé une technique de cryptage pour garantir l’anonymat des réponses.
Les données indiquent que, pour la première fois, au moins la moitié des Tunisien·nes s’opposent à la suspension du Parlement. Environ 20% de la population hésite à exprimer son opposition lorsque la question leur est posée. Cela suggère qu’un·e Tunisien·ne sur cinq ne souhaite pas donner son opinion réelle sur la façon dont Kais Saied gère les affaires du pays.
Les défis du sondage sous un régime autoritaire
Selon les chercheurs, recueillir l'avis des citoyens sur des questions politiques est un défi, même dans les démocraties établies. Atteindre l'ensemble de la population et poser des questions qui reflètent une variété d'opinions est complexe, surtout à une époque où la communication se fait principalement via des smartphones. Cette tâche se complique davantage lorsque les individus redoutent d'être surveillés par d'autres, que ce soit des agences gouvernementales ou leurs voisins.
Jusqu’au coup d’Etat de Saied, les instituts de sondage tunisiens s’étaient considérablement développés, se lançant dans des projets plus ambitieux tels que des études longitudinales* régulières sur l’approbation du gouvernement. Ces études jouent un rôle essentiel dans une démocratie. Elles aident les politiciens à comprendre la réaction du peuple à leurs politiques et à leurs propositions.
Lorsque Kais Saied a suspendu le Parlement en 2021, les instituts de sondage tunisiens disposaient d'environ dix ans d'expérience depuis 2011. Cependant, peu de recherches avaient été entreprises pour évaluer la qualité des sondages et déterminer si les méthodes utilisées reflétaient précisément l'opinion publique.
Il est donc particulièrement difficile de mesurer avec précision la baisse de popularité de Kais Saied depuis le coup d'État. Au cours de l'année passée, des rumeurs évoquant cette baisse ont circulé, mais les preuves à ce sujet se font rares.
Une enquête menée en début d'année 2022 auprès de ménages a montré que près de 90 % des Tunisien·nes soutiennent la décision de Saied de dissoudre le Parlement. Cependant, un des rares instituts de sondage encore actifs a rapporté qu'en juin de cette année, sa popularité avait chuté à environ 60 %. Ces chiffres témoignent malgré tout d'un soutien substantiel envers Saied.
Ces sondages sont effectués par téléphone ou en personne et impliquent des questions directes posées aux participant·es, sans garantir l'anonymat. Comme le suggèrent les spéculations entourant la cote de popularité de Poutine depuis le début de la guerre russo-ukrainienne, l'interprétation des sondages sous les régimes autoritaires est un exercice complexe.
Selon les chercheurs, évaluer le niveau de soutien ou d'opposition envers le gouvernement de Saied revêt une importance capitale, car cela influe considérablement sur les décisions politiques prises en Tunisie.
Si la popularité de Saied décline, il devient plus exposé aux critiques et aux mouvements de l'opposition. En revanche, s'il parvient à convaincre tou·tes les Tunisien·nes qu'il bénéficie d'un soutien inébranlable, ce soutien peut devenir une prophétie auto-réalisatrice : les gens le soutiennent parce qu'ils croient que d'autres le soutiennent, et ainsi de suite.
Déjouer la répression : cryptage des réponses
Pour obtenir des opinions précises sur le Président Kais Saied, il est essentiel de s'assurer que les participant·es puissent répondre aux questions en toute confidentialité. Afin de garantir la confidentialité des réponses, les chercheurs utilisent un type de cryptage similaire à celui des applications de messagerie telles que WhatsApp, en utilisant des "clés" aléatoires pour sécuriser les échanges.
Êtes-vous opposé aux mesures prises par le président Kais Saied pour modifier la constitution tunisienne et suspendre le parlement ?
Les réponses possibles sont soit oui, soit non.
Certains participants pourraient hésiter à répondre à cette question et exprimer leur désaccord envers Kais Saied par crainte de révéler leur véritable opinion. Ils pourraient supposer que l'enquête est conduite par le gouvernement ou d'autres instances. Dans ce contexte, l'élément déterminant n’est pas tant la nature exacte du risque mais l'existence même de cette crainte.
Pour la deuxième moitié de l’échantillon, les participant·es répondent à une question randomisée. Il s’agit d’une autre méthode de cryptage basée sur le hasard, utilisée pour obscurcir les réponses des participant·es. Une question concernant le mois de naissance de la mère des participant·es a été posée dans le but de dissimuler leurs réponses concernant les actions de Saied. Sans accès à la date de naissance de la mère des participant·es, il est impossible de décoder leur réponse.
Nous comprenons que la politique en Tunisie est sensible en ce moment. Cette question est formulée de manière à ce que vous puissiez nous dire ce que vous pensez tout en protégeant votre vie privée. Comme nous ne connaissons pas la date de naissance
de votre mère, nous ne pouvons pas non plus connaître avec certitude votre opinion politique. opinion.
1. La date de naissance de ma mère se situe en janvier, février ou mars.
2.Je m'oppose aux actions du président Kais Saied visant à modifier la constitution de la Tunisie et à fermer le Parlement.
Veuillez choisir la réponse qui correspond le mieux à la réalité de ces affirmations :
1.Les deux affirmations sont vraies OU aucune n'est vraie.
2.L'une des deux affirmations est vraie.
Si les participant·es suivent les instructions, ils peuvent exprimer leur soutien ou leur opposition au coup d'État de Kais Saied sans que leur réponse personnelle ne puisse être identifiée. Cela se fait en utilisant le mois de naissance de leur mère, ce qui rend les réponses individuelles anonymes. En conséquence, il est impossible de déterminer si chaque participant est en faveur ou en opposition à Kais Saied en se basant uniquement sur leurs réponses.
Bien que les réponses individuelles soient cryptées, il est toujours possible d'estimer le nombre total de personnes opposées au Président. Pour ce faire, les chercheurs ont utilisé des données déjà existantes, selon lesquelles environ 25% des gens sont nés au premier trimestre de l'année. En éliminant ce bruit statistique* et en utilisant des modèles statistiques, ils ont pu obtenir une estimation approximative du nombre de personnes opposées à Saied.
Les participants à ce sondage doivent avoir confiance en cette technique pour garantir des résultats justes et pour éviter que l'opposition à Saied ne soit surestimée.
Un maximum de 50% de soutien en faveur de Kais Saied.
Les auteurs ont partagé leurs données brutes et leurs codes source afin de permettre à d'autres de vérifier leurs conclusions.
Pour la première question directe concernant le soutien au coup d'État de Kais Saied, seuls 30% des participants ont déclaré s'opposer au coup d'État, ce qui représente un pourcentage assez bas.
Il convient de noter qu'aucune question n'a été posée concernant l'approbation ou la désapprobation du travail actuel du Président. Par conséquent, ces résultats pourraient surestimer le soutien, car certaines personnes interrogées pourraient avoir soutenu le coup d'État tout en étant insatisfaites de son travail actuel. En fin de compte, ces chiffres pourraient être considérés comme conservateurs en ce qui concerne le nombre de Tunisiens s'opposant à Kais Saied.
Les résultats bruts de la question randomisée ne permettent pas de déterminer si une personne est opposée à Saied ou non. Une personne peut s'opposer à Saied ou simplement avoir une mère née au cours des trois premiers mois de l'année (ou que ces deux affirmations soient vraies ou fausses).
Le modèle statistique décrit dans les détails techniques permet d'évaluer la disparité entre les réponses à une question posée de manière directe et une version cryptée de la même question. L'enquête a été conduite en deux phases : 50% des participant·es ont été exposés uniquement à la question directe, tandis que les autres 50% ont vu exclusivement la version cryptée.
La différence entre les réponses de ces deux groupes reflète la proportion de personnes qui pourraient hésiter à la question directe par crainte. Ces résultats sont illustrés dans le graphiques ci-dessous
Le graphique en bleu ci-dessus représente la gamme des estimations possibles concernant la proportion de la population tunisienne qui, bien qu'opposée au coup d'État de Saïed, choisit de ne pas exprimer ouvertement son désaccord.
Cette valeur est nettement plus élevée que ce qui était initialement anticipé par les chercheurs. Dans un document préalable, ils avaient estimé que de 5 à 10 % des citoyen·nes tunisien·nes pourraient être influencé·es et déclarer leur approbation du coup d'État de Saïed. Cependant, il semble que la proportion la plus probable soit de 20 %, avec de fortes chances que cette proportion dépasse les 10 % et puisse même atteindre 30 %.
Ce chiffre doit être interprété avec prudence, car il ne représente pas nécessairement un groupe de personnes fortement opposées à Saied. Il peut englober des individus qui ont des réserves à son égard, sans pour autant exprimer ouvertement leurs préférences. Il est donc préférable de les considérer comme une minorité silencieuse, qui peut se sentir contrainte par un climat de peur et de répression. Néanmoins, il est important de noter que ces personnes demeurent insatisfaites de Saied, y compris en ce qui concerne la suspension du Parlement en 2021.
Une autre infographie élaborée à partir des données de la question cryptée permet d'estimer le nombre total de personnes qui s'opposent au coup d'État de Saied :
La zone rouge dans le graphique représente toutes les estimations plausibles du nombre de personnes s'opposant au coup d'État de Saied. Les résultats de la question aléatoire, bien que moins précis, garantissent l'anonymat et la sécurité des participants. La meilleure estimation suggère qu'il s'agit d'un pourcentage très proche de 50 %. Cependant, en raison du caractère aléatoire supplémentaire de la question à réponse cryptée, il existe une gamme de réponses possibles. Ainsi, l'opposition totale pourrait être aussi basse que 40 % ou aussi élevée que 60 %.
Même avec cette marge d'incertitude, le nombre de personnes déclarant leur opposition à Saied est nettement plus élevé que ce que montre la question directe.
En comparant la question directe avec la réponse cryptée, il est clair que l'opposition déclarée à Saied (32 %) est presque deux fois plus faible que lorsque les personnes interrogées bénéficient d'une protection (50 %). Même en prenant en compte les variations potentielles liées à l'échantillonnage, il est très peu probable que le nombre de ceux qui craignent de s’opposer à Saied soit inférieur à 10 % de la population.
Les chercheurs ont remédié aux problèmes liés à l'utilisation d'un échantillon en ligne en l'ajustant avec les données du recensement tunisien, comme expliqué en détail dans leur article de blog, et ils ont constaté que cela n'entraîne que peu de différences. L'échantillon en ligne comprend des participant·es de tous les gouvernorats de la Tunisie, ce qui en fait une représentation raisonnable de la population.
L'opposition à Saied varie considérablement parmi les Tunisien·nes. L'une des distinctions les plus marquantes concerne l'âge, avec des différences significatives entre les jeunes et les personnes âgées.
Estimation du pourcentage d'opposant·es au coup d'État de Saied par âge
Ce graphique illustre la proportion estimée d'opposant·es au coup d'État de Saied, réparti·es par catégories d'âge, allant de 15-19 ans à plus de 80 ans. Malgré les incertitudes entourant les données - chaque ligne représente la fourchette des estimations plausibles - il semble que les jeunes manifestent une plus grande opposition à Saied par rapport aux personnes plus âgées. Cette tendance peut être attribuée à divers facteurs, dont l'aggravation de la situation économique qui a suscité de vives préoccupations parmi les jeunes générations.
L'enquête met en évidence une divergence supplémentaire parmi les individus interrogés, à savoir le critère du genre. Les résultats indiquent que les hommes manifestent une opposition plus marquée à Saied que les femmes, avec une différence de 10 % entre les deux groupes.
Estimation du pourcentage d'opposant·es au coup d'État de Saied par genre
En dehors des distinctions liées à l'âge et au genre, l'étude révèle également quelques variations entre les régions. Les données démontrent que les différences entre les différents gouvernorats de Tunisie sont relativement faibles, avec des taux médians d'opposition au coup d'État de Saied allant de 48,38 % à Mahdia à 52,29 % à Ariana. Ces disparités régionales mineures suggèrent un niveau d'opposition relativement uniforme dans les diverses régions du pays.
Estimation du pourcentage d'opposant·es au coup d'État de Saied par gouvernorat
Selon les résultats de l'enquête menée par les chercheurs Robert Kubinec et Amr Yakout, il est de plus en plus évident que les Tunisien·nes expriment une opposition croissante à la manière dont Kais Saied gouverne le pays. De nombreuses personnes semblent réticentes à exprimer ouvertement leurs opinions par crainte des conséquences. Cette tendance s'observe dans un contexte de détérioration constante des conditions économiques. La situation politique actuelle semble de plus en plus similaire à celle sous le régime de l'ancien dictateur Zine El Abidine Ben Ali, où un mécontentement généralisé coexistait avec un semblant d’acceptation de l’Etat policier.
Comme les révolutions du printemps arabe et la chute de l'Union soviétique l'ont montré, la répression autoritaire peut conduire à des bouleversements politiques soudains et difficiles à anticiper. Prédire les conséquences politiques reste délicat, mais, selon les chercheurs, la Tunisie est sans doute à l'aube d'une nouvelle phase de changement politique.