Outre ses efforts de communication, le président de la République en a profité pour visiter les infrastructures du ministère en “inspectant la salle centrale d’opérations”, toujours selon le compte Twitter officiel de la présidence. Plusieurs photographies ont été publiées pour illustrer l’événement dont l’une montre effectivement le président entouré de fonctionnaires face à d'impressionnants écrans de contrôle. Dessus semblent être diffusées en direct les vidéos de caméras de surveillance disposées dans le centre-ville de Tunis.
Si le personnel du ministère paraît attentif au président, visiblement en train de parler, l’attention d’un internaute a été captée par un autre élément.
“Alors comme ça le MI [NDLR : ministère de l’Intérieur] fait de la reconnaissance faciale en temps réel sur les caméras installées dans les lieux publics”, écrit un usager de Twitter.
En effet, un détail apparaît à l’écran : le visage d’un homme semble ciblé par un logiciel et un aperçu de son visage s’affiche en plus grand.
تحولرئيس الجمهورية #قيس_سعيد إلى مقر وزارة الداخلية أين التقى بوزير الداخلية وسامي الإطارات الأمنية واطلع على سير عمل قاعةالعمليات المركزية وقام بجولة في شارع الحبيب بورقيبة أين التقى بعدد من المواطنين واطلع على مشاغلهم وانصت إلى مقترحاتهم.#TnPRhttps://t.co/JrNtSJiYwxpic.twitter.com/LpBgiN1uQa
— Tunisian Presidency - الرئاسة التونسية (@TnPresidency) May5, 2022
Cette image soulève de nombreuses questions. Le système utilisé fonctionne-t-il par la reconnaissance faciale ? Pourquoi le ministère de l'Intérieur a recours à ce genre d'outils ? inkyfada n'a pas pu obtenir de réponse claire de la part des autorités, mais d'après les éléments en notre possession, il apparaît que les autorités tunisiennes négocient pour s’équiper d’une telle technologie. Enquête.
Dans quel cadre les caméras de surveillance peuvent-elles être utilisées en Tunisie ?
Chacun·e a pu constater que des caméras de surveillance sont disposées à divers points du territoire tunisien dans un aéroport, une banque ou simplement dans la rue. Leur but est généralement de garantir la sécurité du lieu où elles sont placées - comme dans une banque - bien qu’elles puissent parfois en avoir d’autres, comme le contrôle des flux par exemple sur certaines routes.
Leur usage est autorisé par la loi, bien qu’il soit réglementé et encadré. “Sous réserve de la législation en vigueur, l'utilisation des moyens de vidéo-surveillance est soumise à une autorisation préalable de l'Instance Nationale de Protection des Données à Caractère Personnel”, peut-on lire dans la loi de 2004 portant sur la protection des données à caractère personnel.
L’INPDP est donc garante de la juste utilisation de ce type de surveillance. “Si on installe des caméras de surveillance sans cette autorisation préalable, on est en infraction”, explique Chérif El Kadhi, analyste sur la région MENA pour Access Now, une ONG qui défend et milite pour les droits numériques des utilisateurs à risque dans le monde entier. "C'est un crime puni d'un an de prison et de 5000 dinars d'amende”, ajoute-t-il, conformément à l’article 90 de cette même loi.
La loi précise aussi que les moyens de vidéosurveillance ne peuvent être installés que “s'ils sont nécessaires pour assurer la sécurité des personnes, la prévention des accidents, la protection des biens ou l'organisation de l'entrée et de la sortie de ces espaces”. Enfin, elle détaille les conditions d’utilisation et de conservation des enregistrements ainsi que la nécessité de préciser au public la présence de caméras et l’interdiction d’enregistrements sonores.
Trois des images des caméras visibles sur les écrans de la salle de contrôle du ministère de l’Intérieur. Photographies originales : compte Twitter de la présidence de la République.
Des points stratégiques déjà équipées de caméras de surveillance depuis des années
Plusieurs caméras raccordées au dispositif de contrôle du ministère de l’Intérieur et visibles sur les photographies de la présidence étaient déjà installées avant 2019. En utilisant Google Street View, qui permet de visualiser en 3D des lieux à travers le monde, inkyfada a pu vérifier sur les images fournies que certaines caméras étaient déjà présentes en 2016.
Au moins trois d’entre elles ont pu être identifiées. La première est située place du 14 janvier, du côté du début de l’avenue Mohamed V. La seconde est située à l’angle de l’avenue Habib Bourguiba et des avenues de Carthage et de Paris, elle regarde vers l’avenue de Paris. Enfin la troisième est située sur l’avenue Habib Bourguiba à l’angle de l’avenue Habib Thameur, elle permet de visualiser la partie de l’avenue qui sépare la cathédrale Saint-Vincent-de-Paul de l’ambassade de France.
Captures d’écran de Google Maps montrant les endroits où sont situées ces caméras. Sur l'image de gauche, la caméra est visible, sur les deux autres inkyfada a pu vérifier la présence de caméras., 2016.
Grâce à Google Street View, inkyfada a pu confirmer que ces trois caméras étaient déjà installées en 2016. En remontant la banque d’images de l’agence américaine Getty, des photographies montrent qu’en janvier 2011, l’avenue Bourguiba était déjà surveillée par des caméras.
Par ailleurs, plusieurs autres caméras sont disposées à d’autres endroits de Tunis. L’image de la Présidence sur laquelle le curseur vert capte le visage d’un homme est semble-t-il installée dans un aéroport tunisien comme le suggère la couleur turquoise de l’armature des portes et le scanner à rayons X visibles sur les images. Celle d’en dessous semble provenir du port de La Goulette au niveau du contrôle des véhicules.
Qu’est-ce qu’un système de reconnaissance faciale ?
L’usage de caméras de surveillance est donc permis selon certaines conditions et la Tunisie en est déjà équipée à de nombreux endroits. Ce type de système peut être complété par un système de reconnaissance faciale, comme c’est le cas actuellement en Chine.
“La reconnaissance faciale se base sur des données biométriques préexistantes dans une base de données que l'on compare avec le flux qu'on a en direct, si ça matche on authentifie la personne”, explique Chérif El Kadhi.
La reconnaissance faciale ne doit pas être confondue avec la reconnaissance de visage, un outil qui permet de détecter les visages, comme en sont équipés les appareils photos numériques ou encore les smartphones. Ce système peut aussi être utilisé sur des caméras de surveillance et permet d’identifier les visages et d’effectuer un zoom dessus, ne laissant qu’aux personnes chargées de visionner ces images de comparer manuellement avec des photographies de personnes recherchées par exemple.
Ce qui caractérise la reconnaissance faciale, c’est que ce système “présuppose l’existence d’une base de données biométriques”, rappelle Chérif El Kadhi. Les données biométriques sont des données qui touchent aux attraits physiques, biologiques ou comportementaux. La reconnaissance faciale fonctionne ainsi grâce aux données liées aux traits du visage d’une personne.
Or, il n’existe pas de telle base de données en Tunisie, en théorie. “Le ministère de l'Intérieur n'a pas de base de données biométriques”, explique Chérif El Kadhi, précisant que cette affirmation repose sur ses connaissances en tant qu’analyste sur ce type de systèmes et les données qui sont communiquées publiquement par l’État. “C'est d'ailleurs pour cela qu'il pousse pour l'adoption de la carte d'identité biométrique, avec la base de données biométriques”, ajoute-t-il.
En 2016, un projet de loi visant à remplacer les cartes d’identité actuelles par des cartes d’identité biométriques a été lancé. Défendu par le ministère de l’Intérieur, le projet a été vivement critiqué par des associations telles que Access Now et Al Bawsala en raison des dangers qu’il représente pour la protection des données personnelles.
Sur le même sujet
Le lancement d’un tel document d’identité aurait pu permettre la mise en place d’une base de données biométriques nationale. Ce projet de loi a finalement été abandonné en 2018. D’un point de vue légal, la reconnaissance faciale et la reconnaissance de visage ne sont pas réglementées.
Le ministère de l’Intérieur est-il équipé d’un tel système ?
Grâce aux images de la Présidence, il est difficile d’identifier précisément quel système est utilisé. Contacté par plusieurs mails et par une demande d’accès à l’information, inkyfada n’a pas été en mesure d’obtenir une réponse auprès du ministère de l’Intérieur. En cherchant dans l’historique des systèmes de vidéosurveillance en Tunisie, inkyfada a cependant trouvé qu’en 2019, l’ambassade du Japon en Tunisie avait annoncé un don* de matériel de vidéosurveillance, équipé d’un “système de reconnaissance faciale”.
À l’époque, Khemais Jhinaoui, alors ministre tunisien des Affaires étrangères et Kenji Yamada, vice-ministre parlementaire chargé des Affaires Étrangères du Japon s’étaient accordés sur “une aide financière [...] d’un montant de 300 millions de yen (environ 8 millions de DT), pour l’installation d'un système de surveillance et de protection de haute technologie”, selon un communiqué de l’ambassade du Japon en Tunisie, publié sur Facebook le 29 août 2019.
Cette aide japonaise vise à “fournir des appareils de surveillance et de protection tels qu’un système de reconnaissance faciale afin de contribuer au renforcement des mesures sécuritaires”, explique le même communiqué. Il précise par ailleurs que l’objectif de ce système est d’améliorer “la gestion des frontières” et de contribuer “à la stabilisation de la Tunisie et de la région”.
Un schéma joint à la publication Facebook de l’ambassade détaille le contenu du système de surveillance. Il comprend une salle de surveillance, un site de surveillance, une salle pour les serveurs, ainsi que 50 caméras “pour la reconnaissance faciale et la surveillance”.
Schéma publié par l’ambassade du Japon sur Facebook, 28 août 2019.
Contacté par inkyfada, l'ambassade du Japon a répondu que le système n’a jamais été livré. “Aucun matériel n’a été fourni par le Japon”, déclare un analyste à la section économique et coopération de l’ambassade, avant d’ajouter qu’il y a un “retard dans l’exécution du projet”. Selon lui, des discussions sont toujours en cours entre les gouvernements tunisien et japonais pour déterminer les caractéristiques du système, son utilisation et son acheminement. “Je ne peux pas vous donner plus de détails puisque nous sommes encore en phase de négociation", souffle-t-il.
Quels risques représentent l’usage de la reconnaissance faciale ?
Les éléments qu’inkyfada a pu recueillir ne permettent pas d’affirmer que le ministère de l’Intérieur est déjà équipé d’une telle technologie. Ce que l’on voit sur l’écran, “cela peut aussi être un système de reconnaissance de visage”, estime l’analyste de Acces Now.
En revanche, le post de l’ambassade du Japon, et la confirmation que des négociations sont en cours pour la livraison de matériel de surveillance montrent que les autorités tunisiennes cherchent à s’équiper de cette technologie de reconnaissance faciale. Le schéma qui présente notamment des caméras pour la “reconnaissance faciale” et la "surveillance'' ne laissent pas de doute sur la nature de cette technologie dont le ministère de l’Intérieur pourrait être bientôt équipé. Faisant référence au schéma publié par la page Facebook de la représentation diplomatique japonaise, Chérif El Kadhi juge que “s'il y a des serveurs, il peut y avoir une base de données”.
Une base de données biométriques c’est réunir de grandes quantités de données personnelles dans un seul point, explique le chercheur.
“Si les données biométriques sortent dans la nature c'est irréversible et elles peuvent être utilisées à mauvais escient”, met-il en garde.
Il mentionne l’exemple de l’Inde qui, à partir de 2019, a réuni grâce au système “Aadhar”, les données de ses habitant·es dans une seule base. Une journaliste anglaise a pu obtenir un identifiant en payant un fonctionnaire indien moins de 10 euros. Profitant ensuite d’une faille sécuritaire, elle a pu accéder, en quelques minutes, au serveur contenant l’intégralité des données de 1,2 milliards d’Indien·nes. Les données peuvent être ensuite téléchargées et vendues au plus offrant, ce dernier pouvant s’en servir pour des activités criminelles, comme l’usurpation d’identité.
Outre le stockage des données biométriques, nécessaires à tout système de reconnaissance faciale, l’usage qui est fait de ces technologies représente un autre risque. “C'est une surveillance de masse avec tous les risques que cela peut engendrer sur les libertés individuelles”, s’exclame-t-il.
“On peut très bien identifier lors de manifestations les personnes qui y viennent régulièrement, et soit les arrêter ou soit les ficher”, ajoute-t-il, alors même que les caméras de surveillance visibles sur l’écran de contrôle du ministère de l’Intérieur sont disposées avenue Habib Bourguiba, lieu de fréquentes manifestations.
Des personnes manifestent en hommage à Chokri Belaïd sous la surveillance d’une caméra de sécurité et de plusieurs photographes non-identifiés, positionnés sur un toit à l’angle de la rue de Marseille et de l’avenue Habib Bourguiba, 6 février 2021, Tunis, Tunisie. Crédit photo : Nissim Gasteli.
Pour Chérif El Kadhi, ce système questionne même les prérogatives de l’État. “[Il] n'est pas censé connaître les déplacements d'une personne privée” alors que dans le cas de l’utilisation de cette technologie, “les fonctionnaires de l'État surveille la population avec des systèmes de reconnaissance biométrique en temps réel sur leurs déplacements, les endroits où ils sont, avec qui ils sont…”.
Access Now ainsi que de nombreuses associations civiles militent pour l’interdiction à l’échelle mondiale de la reconnaissance biométrique. “Nous avons constaté que les technologies de reconnaissance faciale et de reconnaissance biométrique à distance sont utilisées dans le but de rendre possible une longue liste de violations des droitshumains”, explique leur appel à une interdiction mondiale de ces technologies.
La reconnaissance faciale peut aussi avoir ces dérives, propres aux forces de l’ordre. Au début de l’année 2021, notamment, plusieurs activistes avaient été harcelé·es par des membres des forces de l’ordre. C’est le cas de Rania Amdouni qui avait subi des campagnes de harcèlement par des pages Facebook de syndicats policiers, ainsi que par des policiers lors d’un contrôle d’identité. “Imaginez si ces mêmes personnes avaient accès à ce genre de données biométriques”, questionne Chérif El Kadhi.
Sur le même sujet
En l’absence de réglementation sur cette technologie, la Tunisie est donc à la merci de ces risques. Chérif El Kadhi insiste cependant sur la nécessité de ne pas “légiférer sur des sujets aussi sensibles en temps d'exception”, faisant référence à l’activation de l’article 80 de la Constitution par le président Kaïs Saïed, le 25 juillet dernier.