Pour Abir* et Houssem* par contre, il n’est pas envisageable de dépenser une telle somme pour la scolarité de leurs quatre enfants. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Abir récolte les fruits et les légumes d’une propriété agricole du gouvernorat de Siliana pour une dizaine de dinars par jour, tandis que Houssem vend ponctuellement quelques objets de récupération. Avec leurs maigres revenus d’environ 300 dinars par mois, les parents sont contraints d’emprunter à leurs proches pour acheter les fournitures tout au long de l’année.
Enfin, Amina* et Mohamed* gagnent environ 800 dinars à deux. Le couple a trois enfants dont les deux aîné·es sont scolarisé·es en primaire. Pour acheter toutes les fournitures, les parents comptent sur la “prime rentrée scolaire” de la mère de famille : ces 400 dinars leur permettent d’aborder la rentrée plus sereinement.
L’école
Le choix de l’école est déterminant pour toutes les familles. Certaines choisissent le privé, mais la plupart scolarisent leurs enfants dans un établissement étatique.
Aïcha* et Yassine*, les enfants d’Amina et Mohamed, sont scolarisé·es à l’école primaire étatique de Bouarada, la municipalité où vit la famille. Cette petite ville du gouvernorat de Siliana, située à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Tunis, n’abrite qu’une seule école.
Le choix de l’établissement s’est donc imposé de lui-même, surtout qu’il fallait une école suffisamment proche pour que les enfants puissent faire le trajet à pieds, seul·es, car le travail de leurs parents ne leur permet pas de les y récupérer.
Le bureau de poste où travaille Mohamed se trouve en banlieue de Tunis et il doit faire le trajet tous les jours. Amina, quant à elle, travaille dans son usine près de 45h par semaine : elle dépose les enfants le matin, mais finit trop tard pour aller les chercher. “C’est Aïcha qui récupère son frère à l’école et sa soeur à la garderie”, explique Amina, “et c’est elle qui s’en occupe à la maison”, jusqu’au retour de leurs parents.
Abir et Houssem ne se sont pas posé de questions non plus quant aux établissements que doivent fréquenter leurs quatre enfants. Cette année, leurs deux filles aînées Myriam* et Manel* sont au lycée, Fida* est au collège et Wael* entre en deuxième année à l’école primaire de son village. Avec sa situation actuelle, la famille a déjà du mal à joindre les deux bouts. Pour ces parents, une scolarisation ailleurs que dans le public est inenvisageable.
“Le privé, c’est pour les gens pour qui tout va bien !”, s’emporte Abir.
Avec des revenus bien plus élevés, Malika et Samir ont préféré scolariser leur fille Inès dans une école privée en banlieue nord de Tunis. Le couple a pris en compte le niveau de l’enseignement, la distance ainsi que les horaires de travail de chacun·e. “On a fait le tour de toutes les écoles”, raconte Malika, “les écoles privées se valent, mais on a choisi celle-là car elle est proche du travail de son papa.”
Malika et Samir estiment que le niveau scolaire est plus élevé que dans les établissements étatiques, notamment en langues. Les conditions d’études leur paraissent également meilleures.
“Les classes sont surchargées dans le public (avec) au moins 40 élèves alors que dans le privé, les effectifs sont réduits à 20 élèves”, précise la mère.
Dans les établissements étatiques, les élèves de première année n’ont cours qu’une demi-journée par jour. Le reste de la journée, ils et elles doivent aller à la garderie ou être récupéré·es par leurs parents ou la personne qui s’en occupe.
Avec leur travail, Malika et Samir n’auraient pas pu s’adapter à cet emploi du temps. “Si on l’avait inscrite dans le public, il aurait fallu ajouter des cours de français, la garderie...” et assurer le transport, commente Malika, “dans cette école, elle reste au même endroit de 8h30 à 18h.”
Inès reste toute la journée en classe puis se rend à l’étude, une permanence où elle fait ses devoirs et des activités diverses. Le mercredi après-midi, la jeune fille participe aussi à un cours de danse. “On est plus tranquilles !” résume sa mère.
Frais de scolarité
Pour qu’Inès soit scolarisée dans cet environnement, ses parents déboursent 1800 dinars par trimestre, tarif comprenant les cours, la cantine, l’étude et les activités. Ajouté à cela, le couple doit s’acquitter des frais d’inscription à hauteur de 500 dinars au moment de la rentrée scolaire.
Les deux autres familles n’ont pas à payer de frais de scolarité, mais l’école entraîne tout de même de nombreuses dépenses comme les fournitures, l’étude ou la garderie. Les trois enfants d’Amina et Mohamed ont chacun un emploi du temps bien particulier.
Lina, encore trop jeune pour aller à l’école, passe la journée à la garderie pour 50 dinars par mois. Yassine, en première année, suit une demi-journée de cours avant de rejoindre sa petite soeur à la garderie. Pour lui, ses parents déboursent 25 dinars. Il rejoint ensuite sa grande soeur Aïcha à l’étude pour faire ses devoirs, ce qui coûte mensuellement 20 dinars par enfant. Par mois, le tout revient à 115 dinars. Afin d’éviter toute dépense superflue et de rester dans leurs frais, les parents leur préparent le déjeuner et le goûter.
Pour Abir et Houssem, ces dépenses sont plus difficiles à gérer. Leurs trois filles doivent prendre le bus pour se rendre au collège et au lycée de la ville voisine, car leur village possède seulement une école primaire. “C’est 30 dinars par fille pour trois mois, donc 90 dinars par trimestre”, énumère Abir. S’ajoutent à cela les repas du midi de chacune, estimés à 1,500 dinars par personne. “La nourriture de la cantine n’est pas bonne ! Elles mangent dehors dans des fast-food, c’est le moins cher”, explique la mère de famille.
Abir et Houssem n’ont pas non plus les moyens de mettre leurs quatre enfants à l’étude durant l’ensemble de l’année scolaire. Wael, le plus jeune, est le seul qui y sera inscrit pour le dernier trimestre, afin de l’aider à assurer son passage en troisième année. Les parents vont également tenter d’offrir des cours particuliers à Myriam qui passe son baccalauréat pour la seconde fois. “Pour réussir, c’est obligatoire, tout le monde fait ça en Tunisie”, commente la lycéenne.
Fournitures
À part les frais de scolarité, toutes ces familles dépensent au minimum 100 dinars par enfant pour les fournitures scolaires.
Elles comprennent par exemple l’achat de tabliers obligatoires. Pour sa rentrée en première année de primaire, Inès en a eu deux, spécifiques à son école, pour un total de 50 dinars. Ceux de Yassine, scolarisé au même niveau mais dans l’école primaire de Bouarada, n’ont coûté que 15 dinars chacun. Sa grande soeur Aïcha conserve ses tenues de l’année précédente.
Abir et Houssem, les parents des quatre enfants, n’ont pas eu d’autre solution que d’acheter des tabliers d’occasion, deux fois moins chers que des vêtements neufs. Le tablier de Wael a coûté 7 dinars tandis que ceux de ses soeurs sont à 15 dinars chacun.
Le couple a également des difficultés à se procurer le reste des fournitures, même les plus basiques. Il étale les achats sur l’ensemble de l’année scolaire, estimant un budget total compris entre 400 et 500 dinars. “Pour l’instant, on a juste quelques cahiers, des stylos et les sacs”, décrit Abir.
Malika et Samir, quant à eux, ont déboursé 175 dinars d’un coup pour les achats d’Inès, en suivant scrupuleusement la liste fournie par l’école. Une semaine avant la rentrée, la famille est allée acheter les cahiers, les stylos, les fournitures d’art plastique. Grâce à leur emploi, les parents bénéficient d’une convention avec une librairie qui leur donne une réduction de 20% sur les fournitures.
Les parents d’Aïcha et Yassine profitent également des avantages liés à leur travail. La prime d’Amina dédiée à la rentrée scolaire s’élève à 400 dinars et cette année, les fournitures de Yassine et Aïcha ont coûté environ 230 dinars. “Il nous manque les livres scolaires. 230 dinars, ce sont les petites fournitures, les tabliers et les cartables”, détaille Amina. Les dépenses ont été plus importantes que les rentrées précédentes.
“Je me suis rendu compte que les enfants font des différences en fonction de leurs affaires, alors j’ai pris des affaires de meilleure qualité.”
Pour une fois, elle a tenu compte de la marque, des couleurs ou encore des motifs. Les enfants ont pu également prendre des trousses et des cartables à l’effigie de leurs héros et héroïnes préféré·es. Par contre, pour les affaires de base comme les stylos, les parents achètent des produits à bas prix.
En plus de toutes ces fournitures, les familles doivent acheter les livres scolaires. Avec quatre enfants scolarisés, Houssem et Abir paient une trentaine d’ouvrages pour chaque rentrée. En primaire, les ouvrages classiques ne coûtent pas très cher. Les six livres de Wael reviennent environ à deux dinars chacun.
“Par contre, ce qui coûte cher, ce sont les livres du lycée à presque dix dinars chacun !”
Avec deux filles au lycée et une au collège, les livres représentent une grande partie du budget de la rentrée même si Myriam, l'aînée, repasse son baccalauréat et n’a donc pas besoin d’en racheter cette année.
Au sein des établissements privés, les livres scolaires tiennent aussi une grande place dans le budget. L’école d’Inès enseigne trois langues dès la première année : le français, l’anglais et l’arabe. Pour quatre livres de langues, Malika et Samir déboursent 100 dinars, une fois la remise de 5% appliquée. “Ce qui est quand même cher…”, déplore Malika.
Zone grise
Certaines familles ont fait le choix d’économiser à l’approche de la rentrée pour appréhender les dépenses plus aisément. C’est le cas de Malika et Samir. “Chaque mois, on laisse une partie, environ 100 dinars de côté”, détaille la mère d’Inès, “c’est un budget prévu à l’avance”. Grâce à ces économies, les parents de la jeune fille ont pu payer les frais de scolarité, acheter toutes les fournitures scolaires, mais également lui offrir une nouvelle robe et des chaussures neuves pour un montant de 200 dinars.
Ces dépenses n’ont pas besoin d’être anticipées pour les parents d’Aïcha et Yassine. La prime d’Amina suffit à couvrir l’ensemble des frais. Cependant, le couple ne se permet pas d’achats superflus et se contente des fournitures basiques demandées par l’école. Par exemple, il n’a pas acheté de nouveaux vêtements comme beaucoup de familles le font : “Ils vont juste mettre ceux de l’Aïd”, explique Amina.
Parents de quatre enfants, Abir et Houssem n’achètent pas de nouveaux vêtements pour la rentrée. Pour eux, la rentrée scolaire est synonyme de difficultés à tous les niveaux et les parents se focalisent sur l’essentiel. Afin de fournir à chacun de ses enfants le minimum pour étudier, le couple emprunte quelques centaines de dinars à des proches tout en essayant de réduire ses autres dépenses.
“On fait encore plus attention”, admet Abir, “par exemple, on fait attention à la nourriture, on n’achète pas de viande, on économise sur notre quotidien...” Sa situation est source d’angoisses, “j’en suis malade, je ne sais même pas comment j’arrive à dormir...”
Malgré les disparités en termes de revenus, ces trois familles sont d’accord sur un point : les fournitures scolaires sont chères et les demandes spécifiques des professeur·es ne sont pas toujours comprises par les parents.
“Pour son âge, c’est excessif”, estime la mère d’Inès, “Ce sont surtout les cahiers qui sont très chers : un cahier de récitations, trois cahiers grand format pour l’arabe, trois portfolios et les autres cahiers... on en a six de 24 pages, deux de 12 pages, des cahiers de musique, etc.”
L’école privée exige des fournitures non demandées à l’école publique, comme de la gouache et des pinceaux pour des cours d’art plastique. Dans le cursus public, ces matières ne sont dispensées qu’à partir du collège.
Futur
Chacune de ces familles espère pouvoir réutiliser le maximum de fournitures pour les années à venir ou pour leurs enfants pas encore scolarisé·es. Les parents conservent parfois les cartables et les trousses. “On ne peut pas réutiliser le reste”, commente Malika, “chaque année, on dépense beaucoup.” D’une année à l’autre, certaines fournitures comme les cahiers ou les livres doivent systématiquement être rachetées.
Par ailleurs, la mère de famille ne sait pas si Inès restera dans un établissement privé après la primaire. “On aimerait bien la mettre dans le public, mais pour l’instant elle va rester dans cette école. On attend des réformes du système étatique…”
D’ici trois ans, la petite soeur d’Inès, encore à la crèche, commencera sa scolarité. Et avoir deux enfants inscrites à l’école privée, “c’est un budget lourd”, s’inquiète Malika.
Au contraire, pour les deux autres couples, l’idée de changer leurs enfants d’établissement n’est même pas envisageable. Cela entraînerait des frais que les familles ne pourraient endosser, même en diminuant leurs dépenses du quotidien.
Selon un rapport du ministère de l'Éducation, sur l’année scolaire 2015-2016, près de 1.079.000 enfants ont été inscrits à l’école publique, contre 60.000 enfants dans des établissements privés. Un nombre qui ne cesse d’augmenter.