Hana*, 23 ans, habite dans un foyer universitaire. Elle partage une petite chambre de 9 m² avec une autre fille, qui étudie dans la même classe qu’elle. Le lieu est simple : deux lits séparés impeccablement rangés, un petit tapis au sol, une vieille table en bois qui fait office de bureau et un petit placard dans lequel elles mettent quelques paquets de biscuits et du café.
« Je suis arrivée à Tunis il y a 2 ans pour mes études, la bourse universitaire atteint à peine 800dt par an, ce qui me fait moins de 100dt par mois pour l’année scolaire. Et entre les courses, le transport et le reste de mes besoins je n’arrive pas à joindre les deux bouts », dit-elle, nerveuse et visiblement pas du tout à l’aise.
Elle poursuit, tout en jouant avec ses cheveux : « Ma mère est malade et ne peut pas travailler et mon père est un travailleur journalier et le peu d’argent qu’il gagne sert à peine à payer les factures et les courses, donc il ne m’en envoie que très rarement. L’année dernière j’ai essayé de trouver du travail mais personne ne voulait me prendre vu mon manque d’expérience, et je ne voulais pas empiéter sur mes études. »
Elle s’arrête, lève les yeux au ciel, prend un grand souffle et continue.
« Une fille qui habitait dans mon bloc au foyer universitaire m’avait dit qu’il y avait un moyen facile d’avoir de l’argent et des cadeaux sans que ça ne prenne beaucoup de temps. J’avais très bien compris de quoi il s’agissait, et j’ai directement refusé parce que je veux me préserver pour mon fiancé.»
La jeune étudiante a persuadé Hana : "Elle m’a assuré qu’il n’y avait aucun risque et elle m’a présentée à un homme qui m’a dit qu’il serait l’intermédiaire entre les 'clients' et moi et depuis le début de l’année scolaire je 'travaille' ".
Des hommes beaucoup plus âgés qu’elle, viennent chercher Hana au foyer pour l’emmener diner, lui acheter des vêtements, parler de leurs problèmes et, parfois, elle va chez eux avec leurs amis mais, elle l’assure: “Je ne fais rien, que Dieu m’en préserve.”
Ces clients lui offrent parfums, maquillage ou vêtements, lui donnent parfois de l’argent liquide ou bien lui font ses courses.
“
J’envoie une petite somme à ma famille une fois de temps en temps.” Mais personne n’est au courant. “Je ne peux pas en parler à mes parents, ils croient que je travaille dans un centre d’appel la nuit. Ils ne pourront jamais accepter ce que je fais et ils ne me croiraient pas si je leur disais que je me préserve et que je ne couche pas avec ces hommes", conclue Hana avant de se lever pour aller en cours.Un tabou social
Hana, ainsi que quelques autres filles, habitent au foyer universitaire et s’adonnent à ces activités considérées comme tabou. Interrogés, des responsables et membres de l’Union Générale des Étudiants de Tunisie (UGET) témoignent de la difficulté à aborder le phénomène. Khadija, membre de l’UGET explique :
« C’est sûr qu’il y a des jeunes filles qui travaillent avec leur corps, mais aucune ne vient en parler. Elles ont peur ou bien elles ont honte, je ne sais pas. Nous sommes une communauté d’étudiants et nous voulons aider tous les jeunes dans le besoin, il faut juste qu’elles viennent en parler. »
Le fait qu’il n’y ait aucune étude sérieuse sur le sujet et aucune vraie structure d’écoute n’étonne pas Khadija. « Ces filles restent dans l’ombre et se terrent dans leur silence, nous ne pouvons pas estimer le nombre de filles qui travaillent avec leur corps et nous ne pouvons pas aller demander et essayer d’aborder le sujet. Le tabou social et les moeurs les empêchent de demander de l’aide et de s’ouvrir sur le sujet. »
Monia Gharbi, membre de l’Association Tunisienne de Lutte contre les Maladies Sexuellement Transmissibles et le SIDA (ATL MST SIDA) donne un éclairage sur le phénomène : « Nous avons en Tunisie un manque d’encadrement concernant ce « tabou social » beaucoup de femmes et d’étudiantes se trouvent obligées de travailler avec leur corps pour manger et pour payer leur loyer, la pression sociale fait qu’elles ne peuvent pas en parler ouvertement autour d’elles pour avoir de l’aide et être informées des risques de cette activité. L’ATL MST SIDA, le planning familial ainsi que d’autres institutions, pour la plupart assez méconnues, mettent en place tout un système d’encadrement et de réinsertion sociale pour celles qui veulent sortir de la prostitution. »
Gardien et proxénète prennent leur part
Au foyer, Hana et les autres jeunes filles, doivent ruser pour sortir. Le gardien du foyer universitaire est soudoyé pour ne pas prendre en compte le fait que les filles rentrent à des heures tardives, et qui dépassent le couvre feu imposé de 20h30.
Elles témoignent aussi du fait qu’un proxénète encadre leur activité. Elles restent cependant très vague sur l’homme qui fait office d’intermédiaire entre elles et les clients et ne veulent pas citer son nom. C’est lui qui les met en contact avec les hommes et, en échange, prend un pourcentage sur ce qu’elles gagnent.
Une pratique hors la loi
La loi est très claire concernant la prostitution et fixe les limites de la prostitution légale. Maître Mohamed Nekhili, conseiller juridique, précise le cadre légal de la prostitution en Tunisie. " La pratique est régie, principalement, par les dispositions d’un arrêté du 30 avril 1942, des articles 231 et suivants du Code Pénal et en matière de prostitution enfantine, par l’article 25 du Code de la Protection de l’Enfant.”
Le décret du 30 avril 1942, comprend 54 articles. Il définit la travailleuse du sexe comme étant:“ Une femme qui s’offre contre rémunération ; celle qui fréquente d’autres travailleuses de sexe, des proxénètes masculins ou féminins ; celle qui provoque par gestes obscènes, qui erre sur la voie publique ; celle qui fréquente les hôtels, les boites de nuit, les débits de boisson, les salles de spectacle ; celle qui d’âge inférieur à 50 ans fait partie du personnel domestique d’une maison de prostitution”, explique l’avocat.
Selon cette réglementation, il existe donc deux types de prostitution, la clandestine et la légale. La catégorie des travailleuses du sexe légale comprend les femmes qui sont enregistrées, volontairement ou à la demande de la police. “Elles sont recluses dans des zones réservées de la ville, desquelles elles ne peuvent sortir sans autorisation de la police. A Tunis, par exemple, cette zone se trouve dans la médina.”
Elles peuvent travailler de manière indépendante ou dans une maison close. “Dans les deux cas leur sont imposées des mesures d’hygiène, de salubrité et de paiement des impôts. Les maisons closes sont dirigées par des proxénètes légaux, qui doivent être des femmes de plus de 35 ans et avec permission de leurs maris."
Quant à la prostitution illégale et non réglementée, il y a différentes peines encourues. Les jeunes étudiantes rencontrées peuvent tomber sous le coup de la loi.
Les articles 231 et suivants du Code Pénal :
Article 232 (Nouveau).
Hedia Achour est bénévole au bureau du planning familial à l’Ariana. Elle travaille à aider au maximum les hommes et les femmes qui sont pris dans le monde de la prostitution clandestine. “Ce qui m’attriste c’est que ce sont les jeunes filles souvent mineures qui sont les premières victimes de ce fléau. Il faut les encadrer dès le plus jeune âge et imposer des infrastructures qui accueillent les victimes de ce phénomène." Mais il est difficile d’en sortir.
Yossr*, 24 ans, ne s’encombre pas de l’illégalité de sa pratique. Grâce à l’argent qu’elle a gagné, comme certaines autres étudiantes, elle a pu quitter le foyer universitaire pour être plus indépendante. Elle habite un petit appartement au centre ville de Tunis, un deux pièces à la décoration rudimentaire empestant le vieux tabac et les relents de friture provenant du fast-food du rez-de-chaussée de l’immeuble.
« Je n’habite plus au foyer universitaire, grâce à mes gains et aux cadeaux que je reçois, j’ai pu louer un petit appartement au centre ville et je peux y recevoir les clients. Je ne cherche pas de mari et ma famille ne me met aucune pression donc je vis ma vie comme je l’entends.»
Elle continue son explication : « J’ai commencé à travailler parce que j’avais besoin d’argent mais maintenant j’y ai pris goût. Je ne suis plus dans le besoin mais je gagne toujours plus, j’ai des habitués qui prennent soin de moi et qui veillent sur moi parce que mon quartier n’est pas sécurisé.»
Elle sourit et sort de son sac à main un collier : « C’est un cadeau que j’ai reçu samedi dernier lors d’un déjeuner avec habitué. » Elle explique recevoir de nombreux cadeaux, et penser pouvoir vivre ainsi. “Je songe à arrêter mes études et à me consacrer à cette vie." Elle se lève et fait signe qu’elle doit partir. Avant de partir elle ajoute : « De toutes façons je ne m’arrêterais que quand j’aurai ma maison à La Marsa et ma voiture ! »
Risques pour la santé
Bien que ce métier semble bien payé et facile d’accès, les jeunes filles s’exposent à de nombreux dangers sur plusieurs plans : maladies sexuellement transmissibles, rejet de la famille, arrêt des études…
Monia Gharbi, membre de l’ATL MST SIDA, condamne les injustices sociales et économiques croissantes dans le pays depuis des années, qui ont un impact direct sur les jeunes femmes et parfois mêmes des jeunes filles mineures, d’aprés elle.
« Nous travaillons beaucoup auprès des travailleuses du sexe clandestines. Elles ne sont pas encadrées et ce sont les premières victimes des maladies et du SIDA. Beaucoup d’entre elles ne savent pas qu’elles peuvent être prises en charge et admises dans un programme de réinsertion sociale, je condamne l’absence d’éducation sexuelle dans les écoles. Nous recevons beaucoup de jeunes filles qui travaillent et qui sont complètement perdues et quand nous intervenons beaucoup d’entre elles ont peur », explique-t-elle.
Marwa*, 28 ans, est une jeune femme qui se fait « entretenir » par un homme depuis 2 ans et vit de la prostitution depuis des années. Du fait de cette activité elle a exposé sa santé et sa sécurité.
"J’ai rencontré un jeune professeur avec qui je me suis liée d’amitié. À l’approche des examens il m’avait dit que si je voulais réussir sa matière, il fallait que j’y mette un peu du mien. Et c’est comme ca que tout a commencé.”
Une pratique qui devient vite une habitude. Jusqu’au jour où la femme du professeur les surprend et les dénonce à l’administration. “J’ai tout de suite été renvoyée, je n’avais plus le droit d’habiter dans le foyer universitaire. Je me suis donc retrouvée à la rue et je travaillais à la journée dans les cafés comme femme de ménage. Une amie chez qui j’habitais à l’époque m’a présenté un homme qui pouvait m’aider, il m’a loué un appartement à Ennasr et m’a fait travailler avec des hommes dans des soirées, il me demandait de danser, de rire et de parler a ses amis. Des fois je passais la nuit chez eux.”
Mais la situation tourne rapidement au cauchemar. Marwa tombe enceinte au bout de quelques semaines.
“Quand je suis allée à la clinique pour avorter j’ai appris que j’étais séropositive. Je n’ai rien dit à l’homme qui m’héberge parce que si il l’apprenait il me mettrait à la rue et je ne pourrais pas survivre. Il fait mes courses et me paye le loyer, en contrepartie je vais avec lui à des soirées avec ses amis, des fois il a envie de rester seul avec moi et il vient passer la nuit avec moi. Je ne suis pas contente de ce mode de vie mais je n’ai pas le choix, je ne sais faire rien d’autre."Hedia Achour, du planning familial à l’Ariana est familière de la situation " Il faut informer les jeunes, leur dire que ce n’est pas la seule solution quand ils sont perdus ! Il y a eu une jeune fille il y a quelques semaines qui était venue chercher de l’aide car elle était tombée enceinte et elle se vendait de temps à autre pour gagner quelques sous, elle avait 25 ans et ne savait pas quoi faire, nous l’avons aidé à trouver une formation pour qu’elle apprenne à faire la cuisine et qu’elle puisse trouver du travail en tant que pâtissière.”
Permettre aux jeunes filles d’acquérir des compétences en passant par une formation est un point important pour assurer une réinsertion.
“Rien n’est jamais perdu et il y a toujours une solution, il faut juste que les écoles, les parents, et tous les adultes, se mobilisent pour informer nos jeunes à propos de ce sujet, il faut mettre à disposition des structures d’écoute, ce que nous faisons, pour aider le maximum de personnes dans le cas de la jeune fille et nous arriverons peut être à limiter les maladies sexuellement transmissibles, les grossesses non désirées et l’arrêt des cours des jeunes."Le cadre légal de la prostitution en Tunisie est clair et bien défini, mais malgré l’ampleur du phénomène et le nombre croissant des jeunes étudiantes qui s’adonnent à cette pratique de manière clandestine, aucune étude sociologique sérieuse n’a été faite sur le sujet. Quelques associations essayent d’encadrer les jeunes et de les informer sur le sujet, mais, pour l’instant, aucune institution gouvernementale ne semble prendre le sujet en compte.
* Les prénoms des jeunes filles ont été changés à leur demande.