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Bechir, 60 ans, chauffeur de taxi en sursis, 950 dinars par mois


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19 Mars 2023 |
Après 38 ans passés au volant de son taxi à Monastir, Bechir est fatigué. Le ralentissement des affaires dans le pays et la situation de son fils, travailleur sans papiers en France, pèsent lourdement sur son moral. Pour subvenir aux maigres besoins de son foyer, Béchir doit continuer à conduire.
Assis seul au volant de son taxi, Bechir finit son sandwich en silence. Garé au bout d’une file d’une douzaine de voitures à la sortie de l’aéroport de Monastir, il espère, comme ses collègues, que cette fois l’avion sera bien rempli. "C’est dur pour nous, parce qu’il n’y a pas assez de clients… Aujourd’hui, il y a beaucoup de gens que la famille vient chercher", explique-t-il.

Bechir a 60 ans. Conducteur de taxi à Monastir depuis 1985, il regarde avec nostalgie l’époque où "il arrivait jusqu’à 160 avions par jour à l’aéroport Habib Bourguiba". Depuis, la situation a bien changé : explosion brutale du coût de la vie, chute toute aussi brutale du tourisme, et dégradation de l’économie de la région. Bechir touche la retraite depuis le mois d’avril 2022, mais doit encore travailler pour subvenir à ses besoins. 

"200 dinars de retraite, c’est quoi ? Ils se foutent de notre gueule ? Regarde les prix : le kilo de viande coûte 40 dinars, un poulet 20 dinars… Tu veux faire ramadan toute l’année ?" 

L’argent octroyé chaque mois au soixantenaire est loin de combler les besoins de lui et de sa femme, une ancienne ouvrière d’une usine de confection textile également retraitée. Heureusement, leurs trois enfants ont fini leurs études et sont désormais indépendant·es. Leurs deux filles sont mariées et travaillent, tandis que leur fils unique Ahmed est ouvrier dans le bâtiment, en situation irrégulière en France. 

L’aide qu’ils reçoivent de leurs enfants étant limitée, le couple a extrêmement de mal à boucler les fins de mois. Désormais âgé, souffrant d’hypertension et conduisant seul, Bechir ne peut pas travailler au même rythme que les autres taxis. L’argent qu’il récolte ne lui permet pas de mettre de côté : "À la fin du mois il ne me reste rien de ce que je gagne, c’est tout juste." 

Voici un aperçu de ses sorties et entrées d’argent mensuelles :

Aujourd’hui, la principale préoccupation de Bechir concerne son outil de travail. L’Etat lui impose de ne pas conduire un véhicule âgé de plus de 20 ans, et il a acheté son dernier taxi en 2005. À l’époque, Bechir expliquait gagner "presque deux fois moins que maintenant", mais le coût de la vie était aussi bien moins élevé. "Aujourd’hui, on t’oblige à acheter un taxi neuf ou qui ne dépasse pas sept ans, c’est 60.000 dinars. À l’époque, tu achetais une voiture à 1600 dinars, de n’importe quel âge." 

En attendant l’échéance de deux ans, Bechir tente de mettre le maximum d’argent de côté en travaillant autant qu’il peut, entre l’aéroport et les hôtels du bord de mer. L’essentiel des 8000 dinars qu’il récolte annuellement sont ainsi gagnés durant la saison estivale, entre juin et septembre : "Le reste de l’année, que dalle !" 

La clientèle, auparavant abondante et dépensière, est aujourd’hui bien plus difficile à trouver et démarcher. La compétition entre taxis se fait de plus en plus rude, ce qui impose à Bechir certains efforts. "Je me lève vers 6h pour faire ma prière et puis je pars directement à l’aéroport. Je trouve toujours au moins 12 taxis devant moi, il y en a même qui dorment là-bas". La situation devant les hôtels n’est pas plus simple, beaucoup de touristes évitant désormais les taxis, réputés chers. 

"On leur dit à l’hôtel que les transports sont à un dinar, donc presque la moitié des clients prennent le bus, le métro ou le louage pour aller à Sousse. Qu’est-ce qui reste pour les taxis ? Rien du tout."

Bechir ne travaille jamais après 18h et doit parfois s’arrêter bien plus tôt à cause de la fatigue. À ce rythme, même les dépenses alimentaires sont devenues difficiles à assurer. Il consacre à peine plus de 300 dinars par mois aux courses pour les produits du quotidien, d’hygiène et l’alimentation, et ne peut pas se permettre de manger au restaurant. 

Même les loisirs les plus simples sont de moins en moins accessibles au couple. "De temps en temps, j’emmène ma femme boire un petit café à La Falaise. On est des retraités, on ne dépense pas beaucoup". Bechir s’autorise une visite mensuelle chez le coiffeur, qui lui coûte sept dinars. Le reste du temps, il s’occupe en lisant le Coran et en allant à la mosquée. 

Bechir consacre en fait la plupart de ses revenus à son taxi. Le fait qu’il roule peu a aussi des conséquences positives, lui permettant d’économiser en carburant par exemple. "Je fais attention et je ne conduis pas trop vite", souligne-t-il pour expliquer le montant relativement faibles de ses frais d’entretiens, étant donné l’âge avancé du véhicule, qui s’élèvent à 300 dinars par an en moyenne. Cela lui permet aussi de payer une assurance moins élevée que beaucoup de ses collègues, à 700 dinars par an. 

Voici le détail de ses dépenses et revenus mensuels :

Le reste de ses dépenses, Bechir les qualifient d’anecdotiques. Pris en charge par la sécurité sociale pour soigner son hypertension, ayant remboursé le crédit d’achat de son premier taxi après quelques années de travail, et habitant dans une maison qu’il a construit il y a longtemps, il n’a plus de grosses sorties d’argent à effectuer. 

"Un sac de ciment coûtait 4 dinars, dans les années 1980. Maintenant c’est presque 20 dinars. Aujourd’hui je ne pourrais pas construire !"

Les derniers dinars que Bechir dépense chaque mois sont consacrés à une connexion internet, qui lui permet de joindre son fils en France. Ahmed aide son père financièrement, en lui envoyant 1000 dinars chaque année, mais aussi en lui faisant parvenir des cadeaux. "Une chemise à Monastir c’est 65 dinars, un pantalon entre 40 et 50 dinars … On ne peut pas acheter ça. Parfois Ahmed m’envoie des Adidas, ou un petit blouson."

Zone grise 

Bechir n’a pas vu son fils depuis cinq ans, et vit très mal l’éloignement. Victime d’un accident du travail alors qu’il était employé illégalement, Ahmed est aujourd’hui dans une situation très précaire en France. Bechir regrette profondément son départ. "Pourquoi mon fils n’a pas passé l’examen de taxi pour rester avec son père ?", se demande-t-il avec amertume. 

Cette situation pèse sur la santé mentale de Bechir, qui a du mal à parler de son fils sans pleurer. "Je ne dors pas", lâche-t-il au bord des larmes. "C’est une honte ce qui se passe en Tunisie, une honte". Bechir est aujourd’hui rempli d’une colère froide contre celles et ceux qu’il tient responsable de la dégradation de l’économie de la région, qui explique selon lui le départ de son fils. 

"Ils appellent ça ‘la révolution de printemps’… Bah ils se foutent de notre gueule. Après 2010, le maire de Monastir n’a pas organisé un seul examen en quatre ans. Il n’a pas encouragé les jeunes."

Futur 

Bechir doit poursuivre son travail s’il veut maintenir un équilibre budgétaire dans son foyer. Néanmoins, le temps joue contre lui. Il ne peut déjà plus conduire autant qu’il le voudrait, notamment l’été, alors que c’est la période où il travaille le plus. "Quand il fait trop chaud, avec plus de 40 degrés, je ne peux pas conduire. Je rentre chez moi et je ne sors plus", explique-t-il. 

Les conditions de travail sont par ailleurs de moins en moins supportables pour Bechir, qui dénonce un manque de considération. "Devant les hôtels, personne ne pense à toi, pas de parasol, rien. On n’a même pas le droit de rentrer utiliser les toilettes, le gardien te dit que c’est interdit. Ils s’en foutent." 

"D’un côté, tu penses tous les jours à cette merde de voiture toute neuve à 60.000 dinars, et de l’autre côté tous les touristes sont partis à cause de cette merde de révolution. Il ne reste rien, ça me donne envie de pleurer."

Le principal obstacle à la poursuite de son activité reste cependant son incapacité à épargner. La probabilité qu’il parvienne à acheter une nouvelle voiture diminue avec l’âge. Bechir rêve aussi de visiter La Mecque avec sa femme, "si j’arrive à mettre de l’argent de côté, ou bien si mon fils m’aide". Malgré le chagrin, il place des espoirs dans ce dernier. "Inch’allah il arrivera à avoir ses papiers, et notre vie va changer."