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Haykel, 48 ans, artisan bijoutier dans la médina, 2000 dinars par mois


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25 Février 2024 |
Depuis 1995, Haykel confectionne des bijoux dans la médina. Si sa vocation lui permettait au début de son activité d’avoir un train de vie confortable, l’augmentation du prix des matières premières et la baisse de l’activité touristique ont eu un réel impact sur son quotidien. Plongée dans son porte-monnaie.

A 20 ans, Haykel se prend de passion pour le travail de l’or, de l’argent et du cuivre. Il fait le choix de devenir artisan, et seulement quelques années après s’être lancé, son activité lui rapporte assez pour être financièrement stable. Le train de vie que lui offre la confection de bijoux l’incite à décliner la proposition de son père de partir en France.

“Dans les années 2000, mon père nous a proposé à mon frère et à moi d’aller en France. J’ai décidé de laisser mon frère partir, je gagnais bien ici je n’avais pas besoin d’y aller”.

Habitant à 40 kilomètres de Tunis, Haykel prend un louage tous les matins pour se rendre dans une grande bâtisse de la médina abritant une dizaine d’artisans, où couturiers, maroquiniers, ébénistes et bijoutiers s’y côtoient.

Il paye 150 dinars par mois un petit local équipé d’une table de travail et de quelques outils. Il passe ses journées entre son local et la petite échoppe, tenue par son associé, où sont vendus leurs bijoux. Vendeur et bijoutier, son partenaire Ali récupère les matériaux travaillés par Haykel pour y incruster des pierres et cristaux.

Les deux artisans se répartissent les coûts de leurs bijoux confectionnés à quatre mains. Haykel prend en charge le loyer de son local, ainsi que le cuivre et les autres matériaux pour lesquels il dépense mensuellement près de 400 dt. De son côté, Ali achète tous les mois 1000 dinars d’ornements et de pierres et règle un loyer de 500 dinars pour son magasin de quelques mètres carrés situé à l’entrée de la médina.

Malgré sa passion et même s’il n’a jamais envisagé de changer de métier, Haykel confesse que vivre de sa profession d’artisan est de plus en plus difficile. Ses revenus dépendent exclusivement de la vente de ses bijoux et fluctuent d’un mois à l’autre. Heureusement, le salaire fixe de sa femme, éducatrice, leur permet de réduire l’imprévisibilité de ses revenus en atteignant en moyenne 3400 dinars par mois. 

Chaque mois, le couple équilibre ses dépenses. Son épouse assure le paiement des factures d’eau, d’électricité et d’internet, tandis qu’il se charge de tous les frais alimentaires qui reviennent à un peu plus de 900 dinars par mois. Étant propriétaire, le couple jouit d’une dépense de moins à leur charge.

Voici un aperçu de leurs sorties et entrées d’argent mensuelles :

En plus d’affecter ses revenus, Haykel déplore l’impact de l’augmentation des coûts de production sur la qualité de son travail. Si sa technique n’est pas altérée, il est insatisfait de la mauvaise qualité de sa matière première. Il y a 10 ou 15 ans, “on payait le cuivre 8dt/kilo, maintenant c’est à 62dt/kilo. De même pour l’argent, 200dt/kilo, maintenant c’est à 2000 dt/kilo. Pour l’or, c’était 8dt/gr, aujourd’hui, ça monte jusqu’à 152dt/gr”, énumère l’artisan.

En plus d’exercer des prix prohibitifs, les quelques fournisseurs de matériaux privilégient souvent leurs connaissances, compliquant pour Haykel et Ali leur approvisionnement.

 “Avant on travaillait l’or et le diamant, après on a travaillé l’argent et maintenant on travaille le cuivre”.

Les deux confrères s’accordent à dire que leur travail n'est pas assez protégé par le Ministère du Tourisme et de l’Artisanat. Ils considèrent que “le contrôle des importations” et des exportations de matières premières “devrait être plus encadré”. Conscients des richesses présentes sur le territoire tunisien, ils s’indignent qu’ils ne puissent pas travailler les matériaux locaux comme les pierres ou le corail.

Les montagnes tunisiennes regorgent de pierres, mais “toutes nos pierres viennent de Chine”, avoue tristement Ali. De même, exclusivement destiné au marché de l’exportation, le corail tunisien est inabordable pour les deux bijoutiers. Ils ne peuvent plus se permettre d’incruster de vrais coraux dans leurs créations et ont fait le choix à contrecœur d’acheter des coraux artificiels.

“Nous, on prend le plastique, et les pays étrangers prennent le corail et les belles matières”.

Voici le détail de ses dépenses et revenus mensuel·les :

Zone grise

Haykel ressent directement les effets de la crise au quotidien dans son travail. “Pendant trois jours je n’ai rien gagné. Hier, je ne suis pas allé travailler, il n’y avait rien à faire. Avant le covid, même le dimanche on travaillait”, témoigne-t-il. Les touristes se font plus rares dans les boutiques de la médina, et selon eux, les guides touristiques en sont en partie responsables. 

Ali et lui regrettent le temps où les groupes de touristes se baladaient librement entre les échoppes de la médina. “Il y a une sorte de mafia*” qui leur déconseille d’acheter en dehors de leurs recommandations, affirment-ils. Aujourd’hui, les groupes sont guidés chez les mêmes vendeurs, avec qui les guides entretiennent des liens et s’arrangent pour des commissions. “C’est pour ça que le souk est mort maintenant !”, ajoute Haykel.

La baisse de ses revenus l'oblige à modifier sa manière de gérer son budget. Il continue de donner 30 dinars chaque jour à sa femme pour les frais alimentaires du foyer, mais il reconnait qu’il ne consomme plus certains aliments. “Maintenant la viande est à 42 dinars… bye bye la viande”. Durant l’année, “il n’y a pas de loisirs”, et même s’il lui arrive d’aller manger dehors avec sa famille , “ce n’est pas un grand restaurant, c’est juste pour une pizza”

Parents de deux enfants de 11 et 13 ans, Haykel et sa femme économisent chaque mois quelques dinars pour leur permettre des sorties à la mer pendant l’été. “Mais voyager, tout ça : Non !” répond-il en chœur avec Ali, en riant.

“A cause de la crise, on attend l’été pour emmener les enfants en “voyage” à Tunis. La plage, c’est le seul loisir à Tunis. Au cours de l’année, tu ne peux pas dépenser. Tu économises quelques sous chaque mois pour les enfants l’été”.

Futur

Malgré tout, Haykel se voit continuer à exercer sa profession. “Pour moi, j’ai mon travail, je l’aime. Je n’ai pas l’idée de changer, j’ai passé presque 30 ans à faire ça”. Son seul projet n’est pas professionnel, mais concerne l’avenir de ses enfants. Il souhaite qu’ils finissent leur scolarité et qu’ils s’orientent vers des métiers stables. Il ne les incitera pas à prendre son chemin, car “ avant c’était convenable, on gagnait bien”, mais aujourd’hui, “être artisan, c’est dur”.