Panama Papers : Mzabi et Bouchamaoui dans les rouages du système offshore

Comment des membres des familles Mzabi et Bouchamaoui sont passés par des sociétés offshore pour ouvrir des comptes bancaires, en toute discrétion? Le cabinet Mossack Fonseca est là pour ça.
Par | 09 Mai 2016 | reading-duration 20 minutes

Disponible en arabeanglais
Après les personnalités politiques et directeurs de médias, place aux hommes d’affaires tunisiens qui, aidés d’avocats et autres intermédiaires, se fraient un chemin incognito dans le labyrinthe des systèmes offshore. Au milieu des 11,5 millions de documents du cabinet d’avocats panaméen figurent Ahmed, Abdelmajid et Raouf Bouchamaoui, avec son associé Ali Ben Mbarek, mais aussi Mzoughi Mzabi.

Créer un compte bancaire adossé à une société offshore, rien de plus simple. Mais selon le niveau de discrétion souhaité, il y a différents moyens d’y arriver. Dans sa société, Mzoughi Mzabi est le véritable ayant droit. Il mandate des prête-noms en guise d’administrateurs et garde simplement l’exclusivité de la signature du compte en Suisse.

Pour Ahmed et Abdelmajid Bouchamaoui, le processus est inversé: ils acquièrent le pouvoir de gérer leur société par procuration, sans en être les directeurs. Dans un cas comme dans l’autre, leurs identités sont préservées et n’apparaissent pas dans les documents officiels de ces structures.

Raouf Bouchamaoui et son associé Ali Ben Mbarek, quant à eux, n’auront pas recours à des prête-noms pour ouvrir leur compte à Dubaï. Mais cette fois, la création de ce compte via leur société offshore n’apparaît pas dans les documents de Mossack Fonseca.

Mzoughi Mzabi, seul signataire d’un compte en Suisse

Avec Mzoughi Mzabi, une boîte postale devient une signature pour un compte bancaire en Suisse, dans une traversée virtuelle de l’océan Atlantique jonchée d’intermédiaires. Comment ça marche?

Une société offshore dans les Îles Vierges Britanniques crée un compte bancaire en Suisse. Entre les deux, une armée d’intermédiaires, de conseillers et autres cabinets tels que Mossack Fonseca. Qui dirige cette société? Des prête-noms, souvent piochés parmi les employés de ces cabinets. Qui détient la société? Des actionnaires anonymes auxquels on distribue des actions “au porteur”. Dans ce casse-tête d’intermédiations et de procurations, apparaît parfois le véritable ayant droit économique de la société.

Satra Company Limited a été créée en avril 1989 par le cabinet Mossack Fonseca lui-même, via sa société de “ Nominees” (prête-noms), à la demande d’un de ses clients basé à Genève.

Le cabinet panaméen fournit les administrateurs de la société qu’il pioche notamment parmi ses employés. Ces dirigeants factices peuvent parfois prêter leur nom à des dizaines de sociétés offshore pour le compte des véritables bénéficiaires. Pour cela, il leur suffit d’exécuter les ordres de ces ayants droit et de signer les documents à leur place.

Quelques jours plus tard, deux certificats de 5000 actions chacun sont délivrés “ au porteur”. Il s’agit d’actions non nominatives, permettant l’anonymat de leur détenteur.

Dans le même temps, un contrat de mandat (procuration) est élaboré pour l’ouverture d’un compte bancaire auprès de l’UBS (Union des Banques Suisses). C’est dans ce contrat qu’apparaît le nom de Mzoughi Mzabi. Il y déclare “ contrôler la société lui-même” et, en tant que “ mandant”, donne le pouvoir à deux mandataires – toujours des prête-noms – pour administrer sa société. Mzoughi Mzabi est en outre désigné en tant que seule personne habilitée à signer au nom de la société, auprès de la banque.

Contrat de mandat (procuration) élaboré pour l’ouverture d’un compte bancaire auprès de l’UBS.

En quelques mois, l’intéressé pourra ainsi profiter pleinement de son compte bancaire en Suisse, sans que son nom n’apparaisse nulle part dans les documents officiels, via une société offshore domiciliée dans les Îles Vierges… un service que Mossack Fonseca offre pour quelques centaines de dollars par an.

En 1998, l’intermédiaire basé à Genève demande de nouveau au cabinet Mossack Fonseca de remplir les documents relatifs à l’ouverture d’un compte et de signer, par le biais des directeurs effectifs de la société, un certain nombre d’autorisations pour la banque UBS (Autorisation générale de placements fiduciaires, acte de nantissement, etc.). La société sera dissoute un an plus tard, en août 1999. 

Signature de Mzoughi Mzabi pour l’ouverture du compte à l’UBS.
La démarche de Mzoughi Mzabi est autrement plus discrète que celle de son frère Moncef Mzabi. Ce dernier était effectivement client de la HSBC Private Bank, selon les listing tunisiens des Swiss Leaks, révélés en 2015 par Inkyfada. Un compte bancaire à son nom avait été ouvert en 2004.

Je n’ai pas d’entreprise. (…) Il ne s’agit pas de moi, vous vous trompez”. Contacté une première fois par téléphone le 6 mai dernier, Mzoughi Mzabi nie les informations qui lui sont présentées. “ Si vous avez un compte à mon nom donnez-le moi pour que je récupère l’argent”, ironise-t-il.

Quelques heure plus tard, M. Mzabi rappelle Inkyfada: “Qu’est-ce que vous voulez? Ou vous voulez en venir?”. Agacé, il indique employer “deux mille personnes en Tunisie”, déplorant le fait de vouloir “salir la réputation de quelqu’un qui emploie beaucoup de gens”. “Vous, vous pouvez comprendre, mais le Tunisien lambda qui touche 500 dinars par mois, qu’est-ce qu’il va en penser?”, ajoute-t-il sans plus de précisions.

La procuration des Bouchamaoui

Selon les documents de Mossack Fonseca, Ahmed Bouchamaoui et son père Abdelmajid (décédé) obtiennent une procuration générale leur octroyant les plein pouvoirs pour gérer la société Inersa Investments INC., une société créée dans les Îles Vierges Britanniques en août 1995. Cette procuration prévoit notamment la création d’un compte bancaire.

La structure a été constituée avec un capital social de 50.000 dollars à la demande de Fiduciaire Indosuez S.A, une filiale Suisse du Crédit Agricole (jouant le rôle d’intermédiaire), par le biais du bureau de Mossack Fonseca à Genève.

La direction du conseil d’administration a été confiée le 21 septembre 1995 à un cabinet de gestion, Newgest Management Ltd. Trois jours plus tard, l’intermédiaire informe Mossack Fonseca de la vente de la société à un de ses clients – dont on ne connaîtra pas l’identité – demandant au cabinet d’émettre deux certificats d’action au porteur ainsi que deux procurations générales en faveur d’Abdelmajid et Ahmed Bouchamaoui.

Demande de procuration générale en faveur d’Abdelmajid et Ahmed Bouchamaou.
Minutes de la réunion du conseil d’administration pour l’émission de deux actions au porteur et l’ouverture d’un compte bancaire.

L’administrateur de la société prévoit également la création d’un compte bancaire, par procuration, au sein d’un établissement qui serait choisi ultérieurement.

La procuration donne à ses détenteurs le pouvoir de gérer toutes les activités de la société, y compris celui de créer des comptes bancaires, au même titre que les dirigeants officiels de la société. L’avantage est d’avoir la capacité de gérer ses activités sans figurer sur les documents officiels de la société.

Ces pouvoirs seront révoqués le 29 juin 2004. Aucun document du cabinet Mossack Fonseca ne fait état de la dissolution d’Inersa Investments, ni de l’identité du bénéficiaire final pour lequel le cabinet de gestion continuerait d’administrer la société en question. Inkyfada a tenté de joindre Ahmed Bouchamaoui à plusieurs reprises, sans succès.

Raouf Bouchamaoui, de Dubaï aux Seychelles

Raouf Bouchamaoui, cousin d’Ahmed Bouchamaoui, figure également dans les documents du cabinet panaméen en tant que directeur d’Orient Enterprises INC., au même titre qu’Ali Ben Mbarek, homme d’affaires et membre de l’UTICA. Cette société a été créée aux Seychelles le 9 août 2003 par le bureau local de Mossack Fonseca, via un cabinet de conseil basé à Dubaï.

“Je connais Ali Ben Mbarek, il travaillait en Irak à l’époque. Mais je ne me souviens pas avoir créé une société avec lui. (…) Je n’en ai aucune idée”, assure Raouf Bouchamaoui lors d’un entretien accordé à Inkyfada, le 5 mai dernier. “J’ai peut-être évoqué avec lui la possibilité qu’on fasse des affaires ensemble mais je ne me rappelle pas que nos discussions avaient abouties à quelques choses, je ne m’en souviens vraiment pas”, insiste-t-il.

Le capital social de cette société (très faible comme souvent pour ce type de structure) est de 5000 dollars, et ses directeurs jouissent de pouvoirs étendus. Ils peuvent distribuer des parts sociales nominales ou au porteur, nommer ou révoquer des directeurs, etc. Selon les documents consultés dans les archives du cabinet d’avocats, cette société n’est pas dissoute.

Raouf Bouchamaoui et Ali Ben Mbarek désignés comme co-directeurs d’Orient Enterprises INC.

Même si “les sociétés dans des paradis fiscaux ont une connotation négative”, pour Raouf Bouchamaoui, “ça ne veut rien dire”. “Les Bouchamaoui font des affaires (en Tunisie) depuis les années 50 et à l’international depuis les années 70. Notre groupe employait 7000 personnes en Libye”, se félicite-t-il.

“Si on utilise ce type de sociétés, elles seraient quand même assujetties aux impositions des pays dans lesquels elles exercent leur activités. Bon… il y a le cas où ces sociétés serviraient pour y déposer des commissions occultes, mais ce n’est pas le cas pour nous. Nous sommes des entrepreneurs et nous avons des activités réelles”, poursuit l’homme d’affaires.

“Parfois on est obligé d’aller a l’international pour des raisons d’optimisation opérationnelle ou pour obtenir des cautions bancaires”, conclut l’homme d’affaires, affirmant encore ne pas se souvenir de la société créée par Mossack Fonseca.

Quelques jours plus tard, les deux hommes se souviennent finalement de l’existence de Orient Entreprises INC. Ils auraient créé la société par l’intermédiaire de leur cabinet de conseil basé à Dubaï, lieu de résidence des deux associés, selon M. Ben Mbarek. “La société servait à répondre à des appels d’offres, en Irak et dans les pays du Golfes, dans le domaine de l’alimentation ou encore de la construction”, précise-t-il. Si un compte bancaire a été ouvert à Dubaï au nom de la société, l’homme d’affaires affirme cependant qu’elle n’a jamais réellement fonctionné. “Nous avions des objectifs que nous n’avons pas réalisé (…) mais j’insiste sur le fait que tout cela est légal”.

Des raisons qui vacillent et des mémoires qui flanchent

“Il n’y a pas de compte en banque”, “je ne suis pas actionnaire”, “le capital de la société est insignifiant”, “cette structure n’a jamais eu d’activités”… au fil des entretiens menés par Inkyfada concernant les noms de Tunisiens liés aux Panama Papers, les arguments étaient convenus.

Mais alors pourquoi constituer une société dans un paradis fiscal? “Cette société avait pour but d’épauler une société tunisienne non résidente de commerce international totalement exportatrice. Elle lui conférait un nom British et un lieu de domiciliation en ‘occident’ ”, répondait alors l’homme d’affaires Mahmoud Trabelsi.

Si ce dernier avait “oublié” de liquider une société qu’il avait co-dirigée avec Noomane Fehri dans les années 90, finalement dissoute en novembre 2011, Raouf Bouchamaoui n’a aucun souvenir de la sienne. Quant à Jamel Dallali, fondateur de la chaîne de télévision tunisienne TNN, il voulait “protéger la propriété intellectuelle de sa marque”, en créant une structure dans les Îles Vierges.

Pas d’argent, pas d’activité, pas d’identité… une opacité qui fait partie des caractéristiques principales de ces paradis fiscaux, explique Neila Chaâbane, spécialiste en droit fiscal. Une coquille vide, une boîte postale et un certificat peuvent être suffisants pour mener de nombreuses activités financières ou commerciales, partout dans le monde, dans la plus grande discrétion. Autour de ces sociétés gravitent des cabinets de conseil et d’avocats, des banques ou des gestionnaires, des intermédiaires et des prête-noms qui deviennent alors les dirigeants fictifs de milliers de sociétés, sans bouger de leur lieu de travail ou de leur domicile, pour brouiller davantage les pistes et protéger l’identité des véritables bénéficiaires.