Kasserine se constitue région victime

Pour la première fois dans le monde arabe, une région dépose un dossier dans le cadre du processus de justice transitionnelle.
Par | 13 Juillet 2015 | reading-duration 10 minutes

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Alors que l’Instance Vérité et Dignité a reçu plus de 13 000 dossiers, déposés principalement par des citoyens victimes de violence physique, un cas particulier retient l’attention : celui de la région de Kasserine, qui demande l’établissement du statut " région-victime". Une première dans le monde arabe.

"Il s’agit d’un événement rare, à l’échelle de la Tunisie, du monde arabe", explique Abdeljallil Bedoui, économiste et membre du Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux (FTDES).

Le FTDES, avec l’appui de l’organisation belge Avocats Sans Frontières (ASF), vient de déposer, auprès de l’Instance Vérité et Dignité, un dossier de "Région victime", pour le gouvernorat de Kasserine. Cette démarche entreprise dans le cadre du processus de justice transitionnelle, permet d’attaquer la question socio-économique, explique Antonio Manganella, chef de mission d’ASF à Tunis, lors de la conférence de presse tenue à Tunis, le 16 juin dernier. Alaa Talbi, directeur général du FTDES précise que l’initiative est un point de départ qui doit permettre de faire jurisprudence pour servir d’autres régions.

Revenir aux sources de la révolution

Une action importante car elle met sur la table l’origine de la révolution.

"Jusqu’à présent, le processus révolutionnaire s’est beaucoup concentré sur l’aspect politique, l’aspect socio-économique a été éludé. Il y a, dans cette démarche, la volonté d’aller dans ce sens. Les points avancés dans ce dossier sont une tentative de plonger dans les origines de la révolution", témoigne Alaa Talbi.

Ce plan de travail montre une volonté de résoudre des problèmes d’avant et d’après la révolution. Il s’inscrit dans le travail de réconciliation que doit permettre la justice transitionnelle, un processus qui doit désigner les responsables d’exactions, les juger, réconcilier les parties prenantes et surtout lutter contre la non-répétition de ces actes.

Le dossier, déposé à l’IVD, a demandé un an de travail et il a fallu commencer par définir les termes.

Une possibilité offerte par la loi

La loi sur la justice transitionnelle en Tunisie ouvre la possibilité, pour une région, de déposer un dossier auprès de l’IVD car elle englobe plusieurs catégories de victimes, sur la durée des deux dictatures. La notion de victime est étendue aux "régions ayant subie une marginalisation organisée".

Art. 10, al. 3 loi organique 2013-53

La « victime » est toute personne ayant subi un préjudice suite a une violation commise à son encontre au sens de la présente loi, qu’il s’agisse d’un individu, de groupe d’individus ou d’une personne morale.

Sont considérés comme victimes, les membres de la famille ayant subi un préjudice dû à leurs liens de parenté avec la victime au sens des règles du droit commun, ainsi que toute personne ayant subi un préjudice lors de son intervention pour aider la victime ou empêcher son agression.

Cette définition inclut toute région ayant subi une marginalisation ou une exclusion organisée.

Si la constitution d’un dossier de région victime dans le processus de justice transitionnelle est une première en Tunisie, l’expérience a déjà été menée au Kenya, dont l’expérience a servi de repère.

Manifestation contre le Troika à Kasserine, le 8 janvier 2014. Crédit image : Ezer Mnasri.

Le long travail de définition

Pour constituer le dossier, il a fallu définir la notion de "région victime". Catherine Denis, experte en Justice transitionnelle et en Droit internationale à ASF, qui a travaillé sur le dossier, explique que la loi tunisienne sur la JT ne définit pas les notions de région et d’exclusion organisée.

En s’appuyant sur l’expérience kenyane, le droit tunisien et sur des mécanismes nationaux et internationaux existants, les termes ont pu être définis. Pour la notion de région c’est le découpage de gouvernorat qui a été retenu. Pour les notions de marginalisation et d’exclusion organisées, l’expérience kenyane a permis de donner des éléments de définition, que l’on retrouve dans le cadre international, a expliqué Mme Denis.

D’autres indices ont été utilisés, a-t-elle ajouté : "En plus d’être guidé par l’esprit avec lequel la loi a été écrite en Tunisie, nous nous sommes appuyés sur différentes études réalisées et qui montraient que certaines régions étaient défavorisées."

"Notre définition consiste à dire que la marginalisation est définie comme en une forme de distinction, de discrimination ou de désavantage aigu et persistent, qui compromet les chances du groupe dans la vie et qui découle de processus institutionnalisés, c’est-à-dire politiques, sociaux et économiques."

La notion d’exclusion induit, elle, l’idée qu’il s’agit d’un processus qui a pour conséquence de nier ou d’écarter l’accès d’un groupe à des services ou à des droits : droit au travail, à l’éducation ou à la santé.

Autre notion importante : l’idée d’une marginalisation "organisée", ici entendue comme "systématique". Cette idée vient plutôt d’une marginalisation qui découle d’un processus structuré.

Et pour prouver que Kasserine est bien une région victime, comme d’autres en Tunisie, l’équipe a utilisé des indicateurs socio-économiques objectifs, puis à fait une comparaison des chiffres avec ceux des autres régions et la moyenne nationale.

Et voici les chiffres qui ressortent de la collecte d’informations :

Une fois la situation posée et l’hypothèse de Kasserine comme "région victime" étayée, il faudra s’interroger sur le rôle de l’Etat et de ses acteurs, dans cette discrimination, pour comprendre comment la marginalisation a eu lieu et lutter contre elle.

Le dossier soumis à l’IVD propose des recommandations dans ce sens.

Le dossier reçoit un accueil positif

Dans la salle, lors de la conférence de presse organisée par le FTDES et ASF pour annoncer le dépôt de dossier, Mohamed Ayari, Président de la Commission des dédommagements au sein de l’IVD, est a confirmé la bonne réception du dossier et la prise en considération de la demande. Une initiative qu’il juge intelligente et audacieuse et qui a une portée symbolique forte, selon lui.

"Cette action démontre la confiance que les citoyens et la société civile ont en l’IVD, et souligne aussi les attentes de la population. Contrairement à ce que l’on a pu entendre, ce dossier relève bien de notre compétence, comme l’énonce la loi".

Une incitative qui peut faire jurisprudence, selon M. Ayari et qui va aider l’instance dans son travail, puisque le même processus pourra s’appliquer à d’autres organismes et personnes morales.

Appuyer le travail de l’IVD

Au delà de la portée symbolique de la demande, l’idée est d’ouvrir la voie à d’autres régions, en balisant le terrain :

"Toute une partie du travail a été dédié à la définition de ces termes, de manière méthodologique et de manière réutilisable par l’instance", rapporte Catherine Denis.

La volonté d’assister l’IVD dans l’exercice de son mandat est forte. Le cas de la région Kasserine pourra donc servir de modèle pour travailler à la réconciliation entre groupe. "Une première porte ouverte" pour Antonio Manganella, qui souligne qu’il ne s’agit là que du début du travail. L’étape suivant sera de suivre la réponse donnait au dossier.