Au-delà de l’aide matérielle, la Tunisie a également rapidement réagi face aux violences perpétrées à Gaza, notamment par l’intermédiaire de ses institutions. Parmi la population, la mobilisation est forte également, avec des dizaines de milliers de manifestant·es dans la rue. Quelle est la portée de ce soutien à la cause palestinienne ? Et quel impact sur les Palestinien·nes eux-mêmes ?
La Tunisie, fief de soutien palestinien
Douze heures après le début de l’offensive du Hamas dans le sud d'Israël, la présidence de la République tunisienne a exprimé son “soutien total et inconditionnel au peuple palestinien”. Le communiqué présidentiel, publié le 7 octobre, rappelle que “l’enveloppe de Gaza est, en réalité, une terre palestinienne sous occupation sioniste” et invite la communauté internationale à assumer ses responsabilités historiques pour mettre fin à la colonisation israélienne et mettre un terme aux violations des droits du peuple palestinien.
Les institutions du pays se réunissent à coups de sessions extraordinaires. À l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), une session plénière exceptionnelle a été organisée le mardi 17 octobre pour examiner la situation en Palestine. L’objectif : “discuter de l'agression brutale contre la Palestine et des mécanismes de soutien qui ont été lancés”.
Le ministère de l’Éducation a, quant à lui, appelé les établissements scolaires du pays à hisser le drapeau et diffuser l’hymne palestinien dès le lendemain du début des opérations. Côté culturel, la cérémonie de clôture du festival Dream City est annulée, de même que le festival des Journées Cinématographiques de Carthage.
Sur la scène internationale, la Tunisie prend également position. Pendant la session extraordinaire du Conseil de la Ligue des États arabes au niveau ministériel, organisée en urgence le 11 octobre, le ministre des Affaires étrangères, Nabil Ammar indique que “les décisions de la Ligue arabe n’étaient pas à la hauteur de l’évènement historique que vit le peuple palestinien et qu’elles ne prenaient pas en considération la souffrance des Palestiniens”.
Sur le même sujet
Ce soutien n’est pas nouveau. Lors des réunions du Conseil de sécurité des Nations Unies, la Tunisie a apporté son soutien aux résolutions visant à mettre fin à l'occupation israélienne. En 2021, par exemple, lors d’une séance d’urgence de l’Assemblée générale de l’ONU, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Othman Jarandi, avait interpellé les États membres présents : “Combien de martyres devront encore tomber, combien de femmes devront encore perdre leurs enfants, avant que la communauté internationale n’agisse ?”
Historiquement, depuis l’indépendance, le pays manifeste une solidarité constante à la cause palestinienne et son combat. Pendant les années 1980, la Tunisie a ouvert ses portes à l'Organisation de Libération de la Palestine (OLP) dirigée par Yasser Arafat, permettant à l'organisation de s'établir sur son territoire après son expulsion de Beyrouth.
Sur le même sujet
Le soutien tunisien se manifeste également dans les rues. Le 17 octobre, au soir du bombardement de l'hôpital Al-Ahli de Gaza par les forces israéliennes, ayant fait au moins 500 morts selon le ministère de la Santé de l’autorité palestinienne, des milliers de Tunisien·nes se sont rassemblé·es à l’avenue Habib Bourguiba suite aux nombreux appels des syndicats et de la société civile ou spontanément. 69.000 Tunisien·nes ont défilé dans tout le pays le lendemain, dont 20.000 dans la capitale, d'après les chiffres du ministère de l’Intérieur.
La mise en législation du soutien
Parmi les slogans scandés par les manifestant·es, "la normalisation est un crime", un sujet de débat au sein des sociétés arabes depuis des années. L'Égypte est le premier pays arabe à avoir normalisé ses relations avec Israël, un précédent historique, suivi ensuite par la Jordanie en 1994. En 2020, les Émirats arabes unis et Bahreïn signent les accords d'Abraham, normalisant à leur tour leurs relations avec l'État sioniste, très vite rejoints par le Maroc et le Soudan.
En Tunisie, le discours autour de la question est différent. En 2023, des rumeurs entourant la normalisation des relations entre la Tunisie et Israël ont déclenché une vive controverse à l’intérieur du pays et à l’étranger. Cependant, la position du président Kaïs Saïed est sans équivoque : la normalisation avec “l’occupant” est une “haute trahison”, déclarait-t-il déjà à France 24 en mai 2021.
Dans une interview, le ministre des Affaires étrangères, Nabil Ammar a expliqué qu'Israël avait tenté de persuader la Tunisie de suivre l’exemple d’autres pays arabes mais qu’il était hors de question de céder à de telles propositions, affirmant que “le terme ‘normalisation’ n’existait pas dans le dictionnaire du Président.”
Dès sa campagne présidentielle en 2019, le président avait fait de la cause palestinienne l’un des éléments centraux de ses discours. Une fois élu, ce dernier a régulièrement mis en avant la question palestinienne dans ses discours et allocutions, exprimant sa préoccupation face aux développements sur le terrain et plaidant pour une résolution pacifique du conflit israélo-palestinien.
Les premières tentatives de légiférer les relations avec Israël remontent à 2012, du temps de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC). À cette époque, des manifestations avaient déjà lieu pour appeler à la criminalisation des liens avec l’État sioniste et des discussions pour faire mention de cette loi dans la Constitution avaient lieu à l’ANC. Abdelwaheb Maatar avait notamment déclaré en septembre de la même année, lors d’une rencontre organisée à Sfax que "la libération de la Tunisie passe nécessairement par l'inscription de la criminalisation de la normalisation des relations avec Israël dans la Constitution”.
La comparaison entre les préambules des constitutions tunisiennes de 2014 et de 2022 met en lumière un changement significatif dans l'approche de la Tunisie envers la question du soutien pro-palestinien. La Constitution de 2022 se distingue de celle de 2014 par son engagement plus explicite en faveur de la Palestine. Alors que le texte de 2014 évoque brièvement la " juste cause de tous les mouvements de libération, à leur tête le mouvement de libération de la Palestine", celle de 2022 adopte un ton plus direct et affirmatif.
Elle insiste sur le “respect de la légalité internationale”, en particulier en ce qui concerne le “droit du peuple palestinien à disposer de sa terre” et à l'établissement de son État, avec “Al-Quds Al-Sharif comme capitale”, après sa libération.
Une loi encore discutée
En plus du soutien affiché dans la Constitution, un projet de loi intitulé “Pénaliser la normalisation avec l'entité sioniste, la reconnaître et la traiter”. Le premier article amendé a été validé par la Commission des droits et liberté, qui se réunira de nouveau pour continuer le travail sur ce projet de loi, article par article. Certains membres de l’ARP ont demandé l’examen urgent de la loi le 12 octobre dernier au vu de l’actualité
L’idée de criminaliser la normalisation est régulièrement évoquée au sein des institutions tunisiennes. En novembre 2012, 36 membres de l'Assemblée Nationale Constituante déposaient une proposition de loi visant à "criminaliser toute forme de normalisation avec l'Etat sioniste". En chef de file pour ce projet, le groupe parlementaire Al Wafa constitué d'ex-membres du parti le Congrès Pour la République (CPR).
À l'époque, cette proposition de loi avait principalement une portée symbolique avec un texte comportant uniquement deux articles et ne définissant pas la normalisation. Dans l’article 1er, il s’agit juste de criminaliser toute forme de normalisation politique, économique, financière et culturelle. Malgré plusieurs tentatives de pousser vers la mise à l'ordre du jour de la commission compétente l'examen de cette proposition, ce projet n’a jamais été considéré comme une priorité et n'a jamais été discuté tout au long du mandat de l'ANC.
Près de dix ans plus tard, le nouveau projet de loi est en débat, à l’initiative de la Ligue nationale souveraine (LNS), un bloc parlementaire composé de deux parti - le Mouvement du peuple et le Parti unifié des patriotes démocrates - groupe qui siège à l’ARP depuis le 13 mars 2023.
Le projet de loi contient, entre autres, une définition de “l’entité sioniste” et la définition de ce qui constitue un crime de normalisation. Sont considérés comme tels les actes de “commerce, passations de marchés, coopération et communication de toutes sortes, commerciales, industrielles, artisanales, professionnelles, de services, culturelles, scientifiques et sportives, rémunérées ou non, à titre occasionnel ou fréquent, directement ou par médiation, par des personnes physiques et morales de nationalité tunisienne” et ce, “quel que soit leur lieu de résidence, avec toutes les personnes physiques et morales appartenant à l'entité sioniste.”
La loi identifie également les autorités judiciaires compétentes à poursuivre ce crime, à savoir le Tribunal de première instance de Tunis, ainsi que les peines prévues. En cas d’inculpation, les personnes condamnées pourraient encourir des peines d’emprisonnement allant de deux à cinq ans, assorties d’amendes de 10 à 100.000 dinars. Des sanctions similaires sont prévues en cas de tentative de normalisation.
Une politique de visas peu favorable aux Palestinien·nes
“Le peuple et le gouvernement montrent un soutien inconditionnel à la Palestine, et la réaction du gouvernement a toujours été catégorique, tant sur le refus de la normalisation avec Israël que sur leur affirmation que la terre palestinienne revient aux Palestiniens”, déclare Ramy, un Tuniso-Palestinien vivant en Tunisie depuis plusieurs années. "La Tunisie est le seul pays où être Palestinien peut être considéré comme un privilège".
Cependant, malgré l’engagement de la Tunisie en faveur de la cause, les Palestinien·nes qui souhaitent venir en Tunisie peinent à obtenir un visa. “Les procédures sont longues, complexes, et les chances d'obtenir un visa sont minces”, souligne Ramy.
Hamza, originaire de Gaza, peut en témoigner. Le jeune homme est arrivé en Tunisie en 2012 pour poursuivre ses études en médecine grâce à un programme d'échange tuniso-palestinien. Dans le cadre d’accords avec des universités palestiniennes, le ministère de l’Enseignement supérieur tunisien réserve chaque année des places dans le rang de ses universités à des étudiant·es palestinien·nes. Pour obtenir son visa, il a dû passer par l'Égypte. “Les procédures sont plus longues lorsque l'on les initie depuis Gaza”, raconte-t-il.
Cette situation découle du fait qu'il n'y a pas d'ambassade tunisienne à Gaza, mais seulement une agence qui gère les dossiers pour les transmettre au bureau de représentation de la Tunisie à Ramallah, en Cisjordanie. Quand son frère et sa sœur ont souhaité lui rendre visite, leur demande de visa a été rejetée, privant ainsi le jeune médecin de voir sa famille pendant neuf ans.
Cette situation concerne nombre de Palestinien·nes vivant en Tunisie. Shérif, par exemple, est originaire de Ramallah. Il vit à Tunis depuis dix ans.
“ Je n’ai eu l’occasion de voir ma famille qu’une seule fois, lors de mon retour en Palestine en 2017. Ils ont essayé de venir me rendre visite mais leurs demandes de visa ont été systématiquement refusées à chaque tentative.”
Pour Ramy, la difficulté d’obtenir un visa pour les Palestinien·nes “n’est pas entièrement la faute de la Tunisie, qui manifeste une solidarité inconditionnelle à la Palestine.” Mais plutôt au “manque de travail diplomatique entre les pays pour faciliter le déplacement des Palestiniens.”
Un manque de coopération internationale
La difficulté des Palestinien·nes à obtenir des visas pour entrer en Tunisie a déjà suscité de vives controverses à l'intérieur du pays. En 2018, les réseaux sociaux ont été le théâtre d'une polémique concernant l'entrée en Tunisie du père d'Ahed Tamimi, une militante palestinienne emblématique. Des informations suggéraient qu'il aurait été empêché d'entrer en Tunisie. Cependant, le ministère des Affaires étrangères a rapidement démenti ces allégations en précisant que le père de la militante avait obtenu son visa dès le jour suivant sa demande et le directeur de l'Information du ministère a affirmé que "tous les Palestiniens sont les bienvenus en Tunisie".
Quelques années après, en 2021, Jamila Ksiksi et un groupe de parlementaires tunisien·nes ont plaidé pour l'abolition de l'obligation de visa pour les Palestinien·nes. En réponse à cette demande, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Othmane Jarandi, avait annoncé la convocation d'une commission bilatérale entre la Tunisie et la Palestine pour étudier la question, précisant qu’il n’y a “aucun accord qui concerne le transport des personnes dans les deux pays.”
En Tunisie, l’octroi des visas aux Palestinien·nes diffère d’un groupe à l’autre. Alors que certain·es, détenant un passeport jordanien, peuvent venir en Tunisie sans visa, d’autres vivant dans les territoires occupés rencontrent de grandes difficultés pour se rendre en Tunisie. Sana, une artiste originaire de Haïfa, la troisième plus grande ville d'Israël, est un exemple de cette situation. Haïfa compte parmi une minorité arabe d'environ 200.000 personnes, officiellement désignée sous le terme controversé d "Arabes israéliens". Ces citoyen·nes palestinien·nes détiennent un passeport israélien, ce qui les empêche d'accéder à la Tunisie et à d’autres pays arabes.
Sana avait par exemple prévu de se rendre en Tunisie pour participer à un festival artistique il y a quelques semaines, mais n’a pas pu obtenir un visa.
"Je respecte la décision du gouvernement tunisien de ne pas traiter avec les Israéliens, mais je ressens de la frustration face à leur méconnaissance de notre situation en tant que Palestiniens”, explique Sana.
"Nous n'avons pas choisi d'avoir ce passeport, il nous a été imposé !”, s’exclame-t-elle. Depuis 2017, cette dernière a tenté à trois reprises d'obtenir un visa pour la Tunisie, mais chaque demande a été systématiquement refusée. Walid, un Palestinien vivant en Tunisie, est confronté à une situation similaire. "Ma famille ne peut pas venir en Tunisie en raison de leurs passeports israéliens, mais nous sommes Palestiniens et n'avons pas le choix", confie-t-il.
Les difficultés du quotidien
Hamza et Walid vivent et travaillent en Tunisie depuis de nombreuses années. Cependant, ils doivent obtenir chaque année un permis de séjour auprès de la Direction générale de la sécurité nationale, car la situation des Palestinien·nes en Tunisie est régie par les lois régissant l'entrée et le séjour des étranger·es dans le pays. "Cette démarche peut prendre des mois", s'accordent-ils à dire.
Pour Hamza, ces retards, qui sont dûs “aux défaillances de l’administration tunisienne”, affectent sa vie. “Je ne peux pas rester sans papiers, c’est une situation dangereuse et parfois, ça peut affecter mes propres projets”. Comme pour la plupart des étranger·es en Tunisie, obtenir un permis de résidence présente de nombreuses difficultés, en particulier pour les étrangers subsaharien·nes.
Sur le même sujet
Les Palestinien·nes ne sont pas en reste face à ces galères administratives. Ramy reconnaît que le soutien des Tunisien·nes à la cause palestinienne est généralement un avantage et un privilège au quotidien, mais ce n’est pas le cas face aux institutions.
“Pourtant les Occidentaux ont la vie facile en Tunisie, alors pourquoi pas les Palestiniens qui ont déjà une vie difficile ?”, s’interroge Ramy. “Mais je suis aussi conscient que les Subsahariens ont encore plus de difficultés”, précise-t-il.
Des Palestinien·nes peinent ainsi à venir en Tunisie ou à faire venir leurs familles, les privant de voir leurs proches pendant des années. Alors que les bombardements israéliens se poursuivent à Gaza, beaucoup se retrouvent dans une situation précaire et souffrent à distance face à la perte de membres de leurs familles.